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ANGOISSE EXISTENTIELLE

Péché et liberté

Si l'angoisse naît d'une interrogation sur le primordial, elle peut se déployer vers le terminal où l'action se trouve impliquée. Nul mieux que Kierkegaard, à qui de nombreux philosophes contemporains doivent beaucoup, n'a analysé les présupposés de cette implication. La perspective chrétienne du philosophe danois ne se contente pas d'un dogmatisme étroit s'appuyant sur des récits. Au premier degré, l'angoisse naît de la possibilité offerte à la possibilité elle-même, et se trouve au cœur de la liberté. L'état d' innocence est fait d'une paix reposant sur l'ignorance : toutefois, cet état implique quelque chose qui n'est ni la discorde ni la lutte, puisqu'il n'y a encore rien contre quoi lutter : « Qu'est-ce donc ? Rien. Mais quel effet produit ce rien ? Il engendre l'angoisse. Le profond mystère de l'innocence, c'est qu'elle est en même temps angoisse. » Lorsque Adam s'entend défendre de manger des fruits de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, il ne peut comprendre cette interdiction, car il ne sait pas ce que sont le bien et le mal : il ne peut pas non plus comprendre le châtiment qui l'attend en cas de désobéissance, car il ne sait ce qu'est la mort. Toutefois, cette interdiction et cette menace font naître en lui le sentiment d'une immense possibilité de pouvoir, et c'est là que réside l'angoisse en tant que « vertige de la liberté ». De ce vertige naît la chute ; l'innocence se trouve portée au point où elle s'évanouit ; la chute constitue un saut qualitatif que la psychologie ne peut expliquer et où la liberté tombe en syncope. Mais le péché ne supprime pas pour autant l'angoisse, car celle-ci entre désormais en relation avec ce qui a été posé et avec l'avenir puisque, avec le saut qualitatif, le péché est entré dans le monde, le bien et le mal se trouvant ainsi donnés. Kierkegaard n'a donc jamais fait sienne la « misérable doctrine » selon laquelle il faut que l'homme pèche ; il proteste contre tout savoir de pure expérience et insiste sur cette idée que le péché se présuppose lui-même, comme la liberté, et ne s'explique pas plus qu'elle par un antécédent. L'angoisse du « que faire ? » prolonge celle du « que suis-je ? » ; dans l'un et l'autre cas, l'homme se trouve confronté avec ce en quoi il plonge par-delà ce au sein de quoi il se trouve. C'est pourquoi un Jules Lequier pouvait être pris de vertige devant l'action : « Faire ou ne pas faire ! Tous les deux si également en mon pouvoir ! Une même cause ; moi, capable au même instant, comme si j'étais double, de deux effets tout à fait opposés ! et, par l'un ou par l'autre, auteur de quelque chose d'éternel, car, quel que fût mon choix, il serait désormais éternellement vrai qu'en ce point de la durée aurait eu lieu ce qu'il m'aurait plu de décider. » Il y a donc tout un aspect de l'angoisse qui concerne, comme Sartre l'a redit, l'engagement que je prends pour l'humanité tout entière au moment même où j'accomplis mon acte.

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Écrit par

  • : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, professeur de philosophie à l'université de Dijon

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Média

Kierkegaard - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

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