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ANGOISSE EXISTENTIELLE

Angoisse et société

Toutefois cette « maladie » ne serait-elle pas la traduction subjective d'un déséquilibre d'essence sociale ? Y a-t-il une angoisse de la conscience, ou seulement des conditions extérieures angoissantes qui, comme telles, doivent être supprimées par une révolution économico-sociale ? Faut-il parler, de façon plus ou moins implicite, d'un « malheur de la conscience » ou y a-t-il simplement des consciences malheureuses parce qu'insuffisamment intellectualisées ou socialement aliénées ? Si l'on fait de l'angoisse le produit de conditions sociales névrosantes, tout écrivain ou philosophe parlant de l'angoisse apparaîtra comme un témoin d'une société pourrie, qu'il convient de refaire afin d'extirper l'angoisse du cœur de l'homme et préparer « les lendemains qui chantent ». Telle est la raison pour laquelle le Sartre de L'Être et le Néant fut tenu par beaucoup de penseurs marxistes pour le parfait témoin d'une bourgeoisie en décomposition. L'angoisse n'est-elle pas, pour lui, le vertige qui saisit l'homme lorsqu'il s'apparaît comme restant là « sans message » et « injustifiable », comme privé de toute référence capable de supprimer le caractère gratuit de son surgissement dans le monde ? Beaucoup ont voulu voir, dans de telles affirmations, la conséquence d'une conscience aliénée ne possédant pas le sens de l'histoire. Il semble bien d'ailleurs que le Sartre de la Critique de la raison dialectique ait évolué vers un marxisme lui permettant de récupérer les critiques qui lui avaient été adressées puisque, dans ce dernier ouvrage, tout ce qui, dans L'Être et le Néant, relevait de la déréliction, du conflit, de l'absence de sens, se trouve expliqué à partir du « joug de la rareté », qui rend autrui infernal parce qu'il est « celui avec qui il faut que je partage ». Selon Sartre, la suppression de ce joug doit amener l'apparition d'une philosophie de la liberté dont nous ne pouvons avoir encore aucune idée.

L'avènement des progrès sociaux les plus souhaitables et les plus nécessaires délivrera-t-il l'homme de l'angoisse, ou celle-ci n'irat-elle qu'en s'accentuant, à partir du moment où l'existence ne sera plus dévorée par le problème de la subsistance et se trouvera vraiment face à face avec elle-même ? Kafka, cet incomparable témoin de notre temps, pourrait nous aider à cerner ce problème de plus près. L'angoisse, qui est au centre de son œuvre, naît de cette prolifération de dimensions et de présences qui, dans la famille, à l'école et dans la cité, provoquent l'asphyxie sans engendrer la communion ; l'union y sépare et le faire y détruit, parce que nous sommes devenus les artisans d'un « puits de Babel » dans lequel nous nous enfonçons et où personne n'est l'ami de personne. Ce monde kafkaïen est le nôtre : un univers dans lequel l'homme est prisonnier de réseaux de communication, où l'on côtoie de plus en plus de monde sans rencontrer véritablement quelqu'un. Le « désenchantement des sociétés techniciennes », dont parle Max Weber, vient de ce que notre angoisse s'accroît d'autant plus que nous devenons les maîtres et les possesseurs de la nature en domestiquant l'énergie et en conquérant l'espace. À mesure que reculent les maladies et la pauvreté, se précise une misère qui ne dépend pas d'elles. Plus nous sommes pourvus, plus nous nous sentons démunis et découvrons finalement que les sauvetages ne sont pas des saluts.

Ainsi l'étude de l'angoisse nous conduit au seuil d'un problème essentiel : l'homme est-il à lui-même sa propre solution ? Que nous soyons les héros du savoir et du faire nous empêche-t-il de demeurer les dépossédés de l'Être[...]

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Écrit par

  • : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, professeur de philosophie à l'université de Dijon

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Média

Kierkegaard - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Kierkegaard