AKHMATOVA ANNA (1889-1966)
De la Révolution à la Seconde Guerre mondiale
L'œuvre et la personne d'Akhmatova apparaissent en 1917 comme la quintessence de la culture aristocratique que symbolise Saint-Pétersbourg et dont la Révolution va sonner le glas. Son lyrisme personnel ne paraît guère à la mesure du cataclysme qui sera désormais au centre de la conscience russe. Pourtant, après octobre 1917, elle refusera de quitter son pays et se fera un devoir de partager le sort de son peuple ; si étrangère que lui soit l'idéologie marxiste, elle acceptera comme un bienfait le dépouillement auquel la Révolution va la contraindre.
Ce dépouillement, déjà sensible dans les vers des années de guerre (La Volée blanche, 1917), se marque surtout dans les poésies des années de la Révolution et de la guerre civile, particulièrement fécondes (Le Plantain, 1921, et Anno Domini MCMXXI, 1922 ; ce dernier titre perdra son millésime dans les éditions postérieures). Tout ce qui, dans les recueils précédents, trahissait encore la pose ou la stylisation, a maintenant disparu. Quelques poèmes seulement, mais qui ont valeur de manifeste, y font entendre l'écho des événements historiques, guerre ou révolution. Dans l'ensemble, la poésie d'Akhmatova, ouverte sur le monde sensible, reste cependant axée sur la vie intérieure.
Séparée de Goumiliov en 1918, Anna Akhmatova a épousé, peu après la Révolution, l'orientaliste V. K. Chileïko, d'avec qui elle divorcera également. Le nom de Goumiliov, fusillé en 1921 à la suite d'un complot antibolchevique, va cependant lui fermer pour de longues années les portes des maisons d'édition soviétiques. Entre 1923 et 1940, elle ne pourra publier que quelques traductions. Jusqu'en 1934, elle cessera pratiquement d'écrire des vers et se vouera à des recherches sur l'architecture ancienne de Saint-Pétersbourg, ainsi qu'à des travaux d'histoire littéraire consacrés à Pouchkine, dont certains sont encore inédits. Ceux qui ont été publiés (Le Dernier Conte de Pouchkine, 1933 ; L'Adolphe de Benjamin Constant dans l'œuvre de Pouchkine, 1936 ; L'Invité de pierre de Pouchkine, 1958) sont à la fois d'un chercheur érudit et scrupuleux et d'un critique pénétrant, appliqué à sonder les mystères de la création.
En 1935, le fils unique d'Akhmatova, Lev Goumiliov, alors âgé de vingt-trois ans, est pris dans le raz de marée d'arrestations et de déportations arbitraires qui déferle sur la Russie : puis ce sera son mari, l'historien d'art N. N. Pounine, qu'elle ne reverra jamais. Elle partage alors la détresse de millions de ses compatriotes, foule anonyme qu'elle coudoie dans les files d'attente formées jour et nuit devant les prisons de Leningrad. Cette épreuve, qui la ramène à la poésie, va considérablement élargir la résonance de son œuvre. Elle lui inspire le Requiem (1935-1940), encore inédit en Union soviétique, mais qui apparaît d'ores et déjà comme le grand monument littéraire de l'époque stalinienne.
La poétique du Requiem, cycle de quinze poèmes de longueurs et de formes diverses, ne diffère guère de celle des œuvres précédentes : c'est toujours la même précision des détails, la même sobriété de l'expression, la même spontanéité des intonations, tantôt familières, tantôt solennelles, dévoilant ici l'image d'une mère et d'une épouse en tête à tête avec le malheur. Mais tout ce qui suggère la profondeur de la détresse apparaît en même temps comme un acte de courage ; jamais l'image de la poétesse, telle qu'elle se dégage de son œuvre, n'avait atteint à cette majesté monumentale qui en fait un véritable symbole de la Russie martyre.
La portée civique du lyrisme d'Akhmatova n'apparaîtra cependant à ses lecteurs (qui ignorent le Requiem[...]
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Écrit par
- Michel AUCOUTURIER : professeur à l'université de Paris-Sorbonne et à l'École normale supérieure
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