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MAGNANI ANNA (1908-1973)

Une incarnation du tragique

La relative minceur qualitative de la filmographie n'a pas empêché Anna Magnani d'accéder au rang d'actrice mythique, le talent de la comédienne ayant suppléé à la fragilité de certains rôles. Magnani n'avait pas son pareil pour s'approprier un personnage, si modeste soit-il, pour en faire une création dans laquelle la femme faisait voler en éclats ce que les scénaristes et les dialoguistes avaient pu mettre de conventionnel. Anna Magnani, surtout, eut la chance, qui ne touche que quelques comédiennes, de rencontrer un rôle auquel l'âme d'un pays allait s'identifier, en d'autres termes d'être à un moment de sa carrière le visage non d'une actrice mais d'une femme qui exprimait la douleur et la fermeté d'un peuple : ce moment ce fut évidemment celui de Rome ville ouverte. La veuve Pina, avec son courage quotidien, son abnégation, sa volonté intacte d'aimer et d'être aimée, représente une figure unique, une de ces figures, comme l'écrit Alphonse Dupront, dans lesquelles « une époque cristallise son ambition d'être et son idéal d'accomplissement humain ». En septembre 1945, lorsque le film sort sur les écrans, la tragique histoire de Pina, Don Pietro et Manfredi va bien au-delà de trois destinées individuelles, elle est l'emblème de la Résistance italienne.

D'une certaine façon, Anna Magnani sera définitivement marquée par le rôle de Pina. Sa carrière se fera non sous le signe du bonheur mais de la souffrance, non de l'épanouissement amoureux mais de la frustration ou de l'amour déçu. De là est née la complexité du personnage : Magnani représente une figure d'une vitalité inébranlable, un roc que rien n'entame et que les échecs renforcent au lieu de le fracturer. Magnani traverse une vie orageuse faite de violentes passions, d'attachements viscéraux, de dons de soi extrêmes. Cette générosité de la vie privée influe à l'évidence sur la conception des rôles : Magnani est particulièrement sublime lorsqu'elle exprime le sacrifice, le deuil, le dépouillement. Dans Le Carrosse d'or, la Colombine, qui a su gagner les faveurs du vice-roi et qui en a obtenu le somptueux cadeau du carrosse d'or, décide de s'en dessaisir pour respecter une sorte de morale personnelle, de renoncement à la vanité du monde.

Plus que d'autres peut-être, Anna Magnani n'installa pas de solution de continuité entre sa vie privée et sa carrière de comédienne, faisant interférer dans son travail ses relations orageuses avec Goffredo Alessandrini, qui lui confia le rôle emblématique d'Anita Garibaldi dans Les Chemises rouges, aussi bien qu'avec Massimo Serato avec lequel elle eut un fils, ou Roberto Rossellini qu'elle n'hésita pas à affronter sur le terrain de la création en jouant Vulcano. D'une certaine façon, Magnani n'acceptait pas le jeu feutré des choses non dites ou préservées par le cercle des intimes : c'était à tous points de vues une femme qui s'affichait.

Lorsque qu'elle mourut – celle que Gagarine en 1961 saluait de l'espace lors de sa rotation en orbite à bord du Spoutnik –, tous les journaux italiens célébrèrent autant la femme que la comédienne, et même davantage la femme que la comédienne, l'inoubliable « Nannarella », « la femme agressive dont l'arme était l'insulte et dont le rire donnait le frisson », « la femme qui avait tant de courage que rien ne l'épouvantait et qui ne craignait que la mort », « la femme dont la vie avait été un crescendo de douleurs et de souffrances ».

Entre triomphes et déceptions, exaltations et amertumes, la carrière d'Anna Magnani est certainement révélatrice d'une époque tourmentée.

— Jean A. GILI

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Écrit par

  • : professeur émérite, université professeur émérite, université Paris I-Panthéon Sorbonne

Classification

Média

<it>Le Carrosse d'or</it>, J. Renoir - crédits : Mondadori/ Getty Images

Le Carrosse d'or, J. Renoir