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ORTESE ANNA MARIA (1914-1998)

Réalisme et magie

De manière significative, c'est Massimo Bontempelli qui publia le premier livre d'Anna Maria Ortese, Angelici dolori. En 1946, aux côtés de Landolfi, de Palazzeschi, entre autres, cet écrivain allait figurer dans un recueil collectif intitulé Italie magique, dont l'initiative revenait au critique Gianfranco Contini. Selon celui-ci, le livre réunissait des écrivains qui prolongeaient à leur manière la « veine magique qui parcourt toute l'Italie de la Renaissance et dont la marque se retrouve encore dans tant de paysages, de Ferrare à Vicence ». Nul doute qu'alors Anna Maria Ortese aurait pu trouver place, elle aussi, dans le recueil. Cependant, pour des raisons qui tiennent tant à la particularité de l'œuvre qu'à des circonstances historiques, ce sens « du magique sans magie, du surréel sans surréalisme » (G. Contini), c'est par le détour du néoréalisme qu'il allait s'affirmer chez elle.

Les premiers grands articles qu'Anna Maria Ortese donne alors sur Naples coïncident en effet avec l'après-guerre et les débats qui ont lieu autour du communisme, de l'industrialisation, du Mezzogiorno. Le néoréalisme se veut l'expression aussi directe que possible de ces questions. Pour élargir l'accès à la culture, il privilégie l'expérience vécue et conteste la « littérature professionnelle ». C'est ainsi qu'Elio Vittorini publie dans sa célèbre collection I Gettoni, également ouverte à des auteurs occasionnels, La mer ne baigne pas Naples, qui mêle nouvelles et enquêtes. À première vue, le livre avait tout pour plaire aux tenants du néoréalisme : sa description des zones les plus démunies de Naples, son évocation d'un sous-prolétariat humilié, hésitant entre rêve et résignation, enfin, dans le texte le plus ample : « Le Sommeil de la raison », une peinture désenchantée des écrivains napolitains – Raffaele La Capria, Domenico Rea – qu'Anna Maria Ortese avait fréquentés quelques années auparavant. Page après page, il n'est question que d'un monde où « tout n'est que sommeil, merveille sans conscience ». Mais si elle s'était tenue à la lettre de ce constat, Anna Maria Ortese n'aurait fait que se placer dans le sillage d'une littérature qui, depuis l'unification italienne, insistait sur la misère qui accablait la ville. Or, si ces dimensions sont présentes à chaque page, l'écrivain en donne une interprétation qui n'est pas strictement sociale. Emblématique est « Une paire de lunettes », la nouvelle qui ouvre le livre. Dans un basso de la ville, Eugenia, une petite fille, attend avec impatience les lunettes qui, elle n'en doute pas, vont lui permettre de contempler le monde dans toute sa beauté. N'est-il pas là, proche à le toucher, « presque invisible, éblouissant de lumière, le monde que Dieu avait créé, plein de vent, de soleil, avec la mer là-bas, propre, immense » ? Mais, dès que les lunettes sont enfin posées sur son nez, c'est une tout autre réalité que découvre Eugenia : comme dans l'Apocalypse, la mer se retire, le ciel s'éloigne, ne demeure que l'enchevêtrement des ruelles, la promiscuité des corps difformes.

Dans cette nouvelle, et même s'il passe encore par le filtre d'une narration conventionnelle, le monde d'Anna Maria Ortese est contenu in nucleo. Les « deux petits cercles ensorcelés des lunettes » sont moins l'instrument d'une critique engagée que le pressentiment d'une réalité dédoublée et comme orpheline, partagée entre le souvenir balbutiant de son antique – et peut-être mythique – splendeur et la violence qui lui donne maintenant toute son amère substance. À l'horizontalité de la mer, palpitation vivante du monde et promesse d'un ailleurs, se substitue la verticalité cruelle de la ville. Les autres textes[...]

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    • 28 412 mots
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    ...L’isola di Arturo (1957), La storia (1974), Aracoeli (1982), produit une écriture où se mêlent à des degrés divers le réalisme et l’imaginaire ; Anna Maria Ortese, dont l’écriture baroque et visionnaire donne vie à des personnages où l’humain se mêle à l’animal, comme en témoignent les romans ...