ERNAUX ANNIE (1940- )
L’œuvre d’Annie Ernaux est profondément engagée dans son siècle, attentive aux grandes problématiques sociales : différences de classes, distinctions socioculturelles, revendications féminines, questions de la mémoire, personnelle et collective, de la maladie et du quotidien. Rassemblant en 2011 ses livres alors publiés, elle intitule le volume Écrire la vie et non Écrire ma vie, une différence de déterminant qui affiche une ambition plus vaste que la simple autobiographie. L’écrivaine ne se satisfait pas de représenter l’expérience individuelle, mais entreprend de l’interroger, concevant pour cela des formes littéraires parfois inédites. Au fil de l’œuvre, cette recherche transforme la littérature en outil d’investigation, dans un rapport de proximité et de distance réflexive qui installe l’écrivaine en position d’observatrice et même d’analyste de la vie commune par-delà la sienne propre, avec une exigence éthique autant qu’esthétique.
Du monologue intérieur au récit de filiation
Née le 1er septembre 1940 à Lillebonne, Annie Ernaux, née Duchesne, passe son enfance et sa jeunesse à Yvetot, dans un milieu modeste de Normandie dont elle s’émancipe par son parcours universitaire. Elle est très tôt sensible aux questions féminines qui se développent dans les années 1970. Ses premiers livres (Les Armoires vides, 1974 ; Ce qu’ils disent ou rien, 1977 ; La Femme gelée, 1981) mettent le monologue intérieur prisé par le nouveau roman au service d’une sourde colère. Les thèmes centraux de l’œuvre sont déjà présents : étudiante tiraillée, durant son avortement clandestin, entre la honte éprouvée pour son milieu d’origine et le désir mal consenti envers celui auquel elle aspire ; affres d’une adolescente ; charge mentale d’une femme qui s’était crue l’égale de son mari et qui doit affronter le partage inégal des tâches domestiques. Mais l’acuité de ces problématiques déborde vite le romanesque censé les exprimer, qui nuit à l’authenticité du propos et à la possibilité d’en développer l’analyse. Ernaux adopte alors une écriture plus propice à accueillir ses préoccupations sociales et critiques. Deux ensembles se constituent peu à peu : l’un qui interroge l’origine familiale et creuse l’expérience intime, l’autre qui s’attache à l’observation du réel extérieur.
La Place (1984) marque ce tournant décisif de l’œuvre. Au décès de son père, Annie Ernaux décide d’écrire « sa vie et cette distance venue à l’adolescence entre lui et [elle]. Une distance de classe, mais particulière, qui n’a pas de nom. Comme de l’amour séparé ». L’écrivaine devenue professeur de lettres prend conscience d’être ce que les sociologues appellent « une transfuge de classe ». Restituer le trajet de ses parents devient le détour nécessaire pour se comprendre. En infléchissant l’investigation de l’intériorité vers celle de l’antériorité, l’écrivaine invente le récit de filiation, destiné à devenir une forme littéraire majeure de la littérature contemporaine.
Ernaux fonde ainsi une éthique de la restitution, qui récuse non la littérature, mais ses artifices : « Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de “passionnant”, ou d’“émouvant” » (La Place). Ce « n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire », précise-t-elle dans Une femme (1988), consacré à sa mère : « Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner[...]
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Écrit par
- Dominique VIART : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France
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Média
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