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ERNAUX ANNIE (1940- )

Œuvres intimes, œuvres extimes

La même exigence analytique et formelle se met au service de l’écriture intime. Celle-ci s’attache à la rencontre du désir (Passion simple, 1992), de la jalousie (L’Occupation, 2002) ou rapporte, dans L’Événement (2000), la douloureuse expérience de l’avortement et, dans L’Usage de la photo (2005), la pulsion de sensualité en lutte contre le cancer. Mémoire de fille (2016) aborde la violence psychique d’un premier rapport sexuel : Ernaux appelle « la fille de 58 » la jeune monitrice de colonies de vacances qu’elle fut cette année-là, livrée pour la première fois à la prédation du désir masculin, dont elle rapporte les déconvenues et les souffrances somatiques qui s’en suivirent. Cette formule, qui constitue la jeune fille en objet de remémoration et d’analyse, dit aussi une époque historique, caractérisée par une culture sociale dont l’adolescente fut victime, tout autant qu’elle le fut du garçon qui abusa de sa naïveté. Son approche restitue les affects éprouvés et les envisage dans une langue accessible à qui est susceptible de vivre ou d’avoir vécu les mêmes expériences, invité à se comprendre au miroir de l’auteure : son « je transpersonnel » se fait le réceptacle d’expériences communes.

Le second champ exploré consacre une autre tendance de la littérature actuelle : une attention bienveillante à l’observation du monde extérieur, que Georges Perec nomme « l’infra-ordinaire ». Ces œuvres, qu’elle appelle « extimes » – Journal du dehors (1993), La Vie extérieure (2000), Regarde les lumières mon amour (2014) –, réunissent des scènes quotidiennes, aperçues dans le métro, le train de banlieue, les supermarchés, adolescences, misères et fatigues qui se dissimulent ou se révèlent… Plutôt que racontées, toutes sont rapportées « avec précision, dans leur brutalité, leur caractère instantané, hors de tout récit ». Ernaux note en écrivaine et caractérise en sociologue, voire en politique.

La sociologie bourdieusienne fournit la matrice du regard empathique qu’elle porte sur le monde alentour. Dans L’Écriture comme un couteau (2003), elle explique : « Comme enfant vivant dans un milieu dominé, j’ai eu une expérience précoce et continue de la réalité des luttes de classes. Bourdieu évoque quelque part “l’excès de mémoire du stigmatisé”, une mémoire indélébile. Je l’ai pour toujours. C’est elle qui est à l’œuvre dans mon regard sur les gens […] » Ernaux se reconnaît dans ceux qu’elle voit. Aussi est-ce très naturellement qu’elle accepte, avec Regarde les lumières mon amour, de participer au « parlement des invisibles », imaginé par Pierre Rosanvallon, soucieux d’établir un lieu éditorial où chacun, fût-il inconnu, pourrait acquérir une représentation sociale.

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Écrit par

  • : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France

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Média

Annie Ernaux - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

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