ERNAUX ANNIE (1940- )
Écrire la mémoire commune : Les Années
Les Années (2008) est le grand œuvre d’Annie Ernaux ; elle y travaille depuis La Place. Cet ouvrage dont elle a longtemps cherché le titre devait tout contenir de sa vie, mais les éléments les plus personnels s’en sont détachés, donnant lieu aux livres précédents. L’écrivaine s’interroge sur la forme à lui donner, transposant dans les dernières pages les réflexions de son journal d’écriture (L’Atelier noir, 2011) à la manière du Temps retrouvé de Marcel Proust : « La forme de son livre ne peut donc surgir que d’une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque […], cette rumeur qui apporte sans relâche les formulations incessantes de ce que nous sommes et devons être, penser, croire, craindre, espérer. » D’où cette « autobiographie vide », titre d’abord envisagé. Convaincue que « notre vrai moi n’est pas tout entier en nous », selon la formule qu’elle emprunte à Rousseau, elle reprend au sociologue Maurice Halbwachs la notion de mémoire collective, cherchant « en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, [à] rendre la dimension vécue de l’Histoire » (Les Années). Renonçant à la première personne au profit de la troisième, elle l’accompagne d’une énonciation plurielle : « aucun “je” dans ce qu’elle voit comme une autobiographie impersonnelle – mais “on” et “nous” comme si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant ».
Le livre, qui couvre un demi-siècle d’existence, se rend ainsi attentif à la vie commune, depuis la pénurie des années d’après guerre jusqu’à la profusion de la société de consommation. L’écrivaine s’y fait ethnologue (La Place fut longtemps intitulée Éléments pour une ethnologie familiale), en écho aux travaux menés par des penseurs tels que Roland Barthes (Mythologies, 1957), Henri Lefebvre (Critique de la vie quotidienne, 1958) ou Michel de Certeau (L’Invention du quotidien, 1980). Il s’agit moins désormais d’établir des clivages sociaux que de dire combien les objets dessinent une époque, tandis que les conversations lors des repas de famille qui scandent le récit montrent l’effacement progressif des questions historiques et des sujets politiques. Plus anodins que ceux retenus par Pierre Nora, ces objets sont autant de « lieux de mémoire », mais fondus dans le siècle et destinés à y disparaître. Aussi est-ce l’un des enjeux du livre que les arracher à l’oubli : « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais. » L’écriture consent alors à un lyrisme retenu, expression d’une mélancolie qui lui confère sa tonalité crépusculaire.
Annie Ernaux n’aura ainsi pas seulement illustré une forme de déterminisme social, elle en mesure l’impact sur elle, interroge l’effort contradictoire pour s’en affranchir et l’humilité d’y consentir, la revendication de s’y reconnaître et la souffrance que cela induit. Elle invente des formes pour le saisir au plus juste : « Une écriture sans jugement, sans métaphore, sans comparaison romanesque, une sorte d’écriture objective qui ne valorise ni ne dévalorise les faits racontés » (entretien avec Isabelle Charpentier, « “Quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire…” », in COnTEXTES, 2006). Il n’y va cependant pas d’une pure objectivation de soi : le vécu demeure trop charnel, trop émotionnellement présent pour n’y lire que distance critique. Nombre d’écrivaines, d’Hélène Lenoir et Geneviève Brisac à Virginie Despentes, ont témoigné de leur dette envers cette forme de déontologie littéraire. Des hommes aussi (Philippe Vilain, Didier Eribon, Édouard Louis, Nicolas Mathieu, Éric Vuillard…), car cette œuvre, abondamment adaptée au théâtre et plusieurs fois portée au cinéma ([...]
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Écrit par
- Dominique VIART : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France
Classification
Média
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