ANOMIE
Anomie, désorganisation et démoralisation sociales
L'idée que la satisfaction de l'individu est liée à l'existence de cadres sociaux stables qui lui permettent d'organiser son comportement et ses désirs en fonction d'un système d'attente défini a été démontrée par de nombreuses études. Ainsi, Thomas et Znaniecki, dans la magistrale étude qu'ils ont consacrée aux paysans polonais transplantés aux États-Unis, montrent bien comment l'absence de cadres et de règles sociales intériorisées contraignent l'individu à une conduite errante, limitée à la vie au jour le jour, à une existence qu'il perçoit lui-même comme dépourvue de signification. Arrivant aux États-Unis, le paysan polonais s'aperçoit très vite que les valeurs admises dans son milieu d'origine n'ont plus cours ici. Son métier, son rang dans la société étaient, dans une large mesure, déterminés par la famille dans laquelle il naissait. De même, ses relations sociales étaient largement déterminées par sa naissance. Dans le nouveau milieu, les relations sociales, l'activité professionnelle et finalement le rang social doivent être « choisis » et conquis par une activité orientée. Le paysan polonais qui arrive aux États-Unis se trouve donc entraîné dans un processus de « désorganisation sociale » : la famille, ne pouvant plus jouer dans la nouvelle société le rôle qu'elle jouait dans l'ancienne, se décompose. Elle cesse d'assurer sa fonction économique de société de secours mutuels, sa fonction sociale de régulateur des relations sociales, sa fonction psychologique de soutien à ses membres en difficulté.
D'autre part, les Polonais restent polonais ; à chaque pas, ils ressentent ce qui les distinguent des Américains. Il résulte donc de ce processus de désorganisation sociale une « démoralisation » au niveau de l'individu : plus de règles stables permettant de s'orienter sur le marché social, plus d'aspirations, de desseins. La disparition des cadres sociaux qui résulte de cette situation quasi expérimentale qu'est la transplantation aboutit à des conduites désordonnées que Thomas et Znaniecki décrivent à travers de saisissants documents : on y voit le paysan déserter son foyer pour y revenir quinze jours après, et en repartir à nouveau la semaine suivante, et ainsi pendant des mois. Les règlements de comptes les plus violents viennent conclure les débats les plus futiles. Le chômage et l'instabilité professionnelles sont chroniques.
Les concepts de démoralisation et de désorganisation sociale, introduits par Thomas et Znaniecki, correspondent exactement à l'anomie durkheimienne. Le premier se réfère au versant individuel de ce concept, le second à son versant social. Mais leur analyse confirme – avec de tout autres méthodes, puisqu'ils utilisent des analyses de cas cliniques là où Durkheim s'appuie sur des statistiques de suicides – le bien-fondé de la théorie durkheimienne. L'absence de cadres sociaux stables et de règles sociales intériorisées conduit non au bonheur, mais à la démoralisation de l'individu : son existence n'a plus de signification, son avenir n'a plus de sens.
Des études récentes sur les immigrants en Israël démontrent encore, de façon apparemment paradoxale, la validité de la théorie durkheimienne. On a observé, en effet, que, parmi les immigrants, ceux qui s'adaptaient le plus rapidement à la société d'accueil étaient ceux qui manifestaient le plus haut degré de traditionalisme et d'attachement à leurs coutumes et milieu d'origine. Ce résultat apparemment surprenant s'explique par le fait que l'attachement aux traditions est le signe que l'immigrant n'est pas victime du processus de désorganisation sociale dont parlent Thomas et Znaniecki. Il est, en d'autres termes, le signe[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Raymond BOUDON : membre de l'Académie des sciences morales et politiques, professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Média
Autres références
-
ASSIMILATION SOCIALE
- Écrit par Shmuel Noah EISENSTADT
- 9 403 mots
...ou familiale, de délinquance confirmée, de criminalité. La forte solidarité des groupes familiaux est là pour y veiller. Mais des cas plus complexes d' anomie peuvent se produire dans des conditions familiales défavorables : il y a alors retour au type des familles isolées mais stables, et donc détachement... -
CAUSALITÉ
- Écrit par Raymond BOUDON , Marie GAUTIER et Bertrand SAINT-SERNIN
- 12 987 mots
- 3 médias
Ainsi, Durkheim fait l'hypothèse que le suicide est facilité par l'état d'anomie : lorsque la pression des règles sociales sur l'individu se relâche, ce dernier, n'étant plus guidé par des impératifs extérieurs, étant livré à lui-même, a du mal à diriger son existence et à lui trouver un sens. Bref,... -
CHANGEMENT SOCIAL
- Écrit par François BOURRICAUD
- 5 805 mots
- 1 média
Lorsque cette densité est très faible, c'est-à-dire lorsque les contacts entre les individus cessent d'être réglés (par des rythmes collectifs, et surtout par la participation à des valeurs communes), on peut, avec Durkheim, parler d'anomie. -
CHÔMAGE - Le chômeur dans la société
- Écrit par Dominique SCHNAPPER
- 3 598 mots
Les diverses expériences vécues des chômeurs se traduisent, pour la majorité d'entre eux, par unecondition anomique plutôt que par la révolte violente ou la radicalisation politique. Alors que le taux de chômage reste supérieur à 8 p. 100 de la population active, les chômeurs ne constituent pas... - Afficher les 13 références