ANOMIE
Le concept d'anomie dans la sociologie contemporaine
L'exposé précédent montre cependant que la théorie n'est pas poussée jusqu'à son terme chez Durkheim lui-même. Certes, dans la mesure où il insiste sur le fait que les phénomènes d'anomie sont surtout caractéristiques des périodes de développement économique intense de crise politique ou de crise économique, il indique les mécanismes générateurs de désorganisation et de démoralisation en période de changement social. Mais ces mécanismes sont analysés de manière quelque peu rudimentaire. Cela vient de ce que la pensée de Durkheim n'est jamais parvenue à se débarrasser d'une dichotomie un peu brutale opposant l'individu à la société. En ce sens, des travaux comme ceux de Thomas et Znaniecki constituent un progrès, car ils analysent, dans un cas particulier certes, mais transposable à d'autres situations, les mécanismes générateurs de l'anomie et les situations créées par cette dernière tant au point de vue de l'individu que de la société.
Les théories de Merton et de Parsons
En revanche, nous ne croyons pas que certaines tentatives contemporaines de cla-rification de la théorie de l'anomie contribuent sensiblement à son progrès. Nous pensons particulièrement à l'analyse de Robert K. Merton. Selon Merton, l'anomie résulte du fait qu'une société peut proposer à ses membres certaines fins sans leur donner les moyens de les réaliser. Ainsi, la « réussite » sociale est – cela est généralement admis – une fin que la société industrielle impose à ses membres. Mais en même temps, de nombreux individus, par la situation sociale dans laquelle les place leur naissance, ne peuvent réaliser cette fin. D'où l'apparition de plusieurs types de conduites déviantes, correspondant au rejet soit des fins, soit des moyens conçus comme recevables par la société, soit à la fois des fins et des moyens.
Plus satisfaisante est peut-être la théorie de Parsons, qui décrit quatre signes principaux de l'anomie : l'indétermination des buts, le caractère incertain des critères de conduite, l'existence d'attentes conflictuelles et l'absence de référence à des symboles concrets bien établis.
Dans les deux cas, on ne peut nier un effort pour expliciter les caractères de l'anomie. En effet, Merton et Parsons fournissent une définition de l'anomie, là où Durkheim s'efforce de la montrer à l'œuvre plutôt que de la définir. Mais ces définitions ont l'inconvénient de tarir la source d'inspiration que peut constituer la notion durkheimienne. La description que Thomas et Znaniecki font de la violence chez les Polonais immigrés aux États-Unis ne se réduit pas à la négation des fins et des moyens autorisés par la société. Cette violence résulte en fait d'un processus beaucoup plus compliqué. De même, si l'on voulait adapter la théorie de l'anomie au changement social, on ne pourrait se satisfaire de la typologie des conduites déviantes introduite par Merton. Le phénomène de démoralisation que Durkheim évoque à travers ses analyses concrètes et auquel Thomas et Znaniecki ont donné un nom n'apparaît pas dans la typologie de Merton. En outre, Merton a le tort de loger l'anomie au niveau de l'individu, alors qu'il est indispensable de lier l'analyse de la démoralisation à celle de la désorganisation sociale.
La théorie durkheimienne de l'anomie, grossièrement énoncée, affirme que l'individu, pour éviter la démoralisation, doit voir ses aspirations, sa conduite guidées et bornées par un ensemble de règles et pressions sociales. Cette proposition paraît démontrée dans la mesure où toutes les études qu'on a pu faire dans diverses circonstances montrent que les conduites déviantes ou erratiques sont la conséquence normale des situations[...]
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Écrit par
- Raymond BOUDON : membre de l'Académie des sciences morales et politiques, professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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