ANRI SALA. ENTRE CHIEN ET LOUP (exposition)
L'exposition Entre chien et loup, consacrée au jeune artiste français d'origine albanaise Anri Sala et organisée dans l'immense salle de l'ancien couvent des Cordeliers par le musée d'Art moderne de la Ville de Paris (25 mars-16 mai 2004), renouvelle de façon significative la façon de présenter des œuvres vidéo dans un lieu dévolu à l'art contemporain.
En effet, s'opposant à la répétition d'une « black box » (espace noir de projection) qui est à la vidéo ce que le « white cube » (espace blanc de monstration) est à la peinture ou la sculpture contemporaines, Anri Sala a mis en espace ses pièces comme une sorte de campement nomade où chaque projection semble inscrire une même continuité d'environnement et d'atmosphère entre l'œuvre et son spectateur, l'image et son espace de visibilité. À la pénombre crépusculaire de l'espace répond en effet la nature essentiellement nocturne des cinq vidéos présentées. L'effet d'immersion est étrange et totalement désorientant. Et le visiteur de s'installer devant chaque proposition comme devant un feu ou une balise, comme en attente de la présence irradiante d'une image venue du plus profond de son écran/territoire de projection.
L'exposition portait le titre Entre chien et loup – ce moment flottant, juste avant le crépuscule, où les limites s'effacent, les repères se déréalisent, les distinctions s'annulent, et où la perception des êtres, des lieux et des choses bascule. Mais, comme souvent chez Anri Sala, il faut se méfier des apparences comme des évidences, et rechercher le texte véritable derrière le mouvement des lèvres (Intervista, 1998), la déraison derrière la raison (Nocturnes, 1999), la mémoire derrière la coutume (Byrek, 2000). Au couvent des Cordeliers, loin de se brouiller, la perception tendait au contraire à s'intensifier. Aussi pouvait-on interpréter le titre comme « cette heure où le chien laisse la place au loup » : au spectateur de savoir réactiver sa vigilance face à une pénombre inattendue. L'œuvre Ghostgames (2002), tournée en Caroline du Nord, en était l'illustration directe. Les faisceaux de plusieurs lampes de poche strient la nuit, et surgissent du sable des crabes presque translucides, dont on suit les zigzags erratiques. On ne peut vraiment savoir, dans ce jeu dit « des crabes fantômes », si les bêtes sont attirées par la lumière ou, au contraire, tentent d'y échapper. Dans Làkkat (2004), vidéo tournée au Sénégal, trois enfants égrènent différents mots désignant le sombre et le clair en wolof. Comme le réel de la vie sous la structure du langage, par-delà le rythme syncopé que produit la répétition des mots ou des syllabes, surgissent des locutions opposant « le blanc/le noir ; l'homme blanc/l'homme noir », aiguisées comme des couperets.
En 2003, à Tirana, ville de naissance de l'artiste, où il retourne très régulièrement, Anri Sala a réalisé trois œuvres qui s'inscrivent au début, au milieu et à la fin de l'exposition. Projetée en très grand format, time after time ouvre Entre chien et loup. Un cheval, de nuit, immobile au bord d'une autoroute se raidit à la lumière des phares de voitures qui l'éblouissent. Au fur et à mesure que notre œil creuse le noir de ce plan fixe, l'animal, laissé là comme un appât, apparaît de plus en plus perdu et famélique. Et loin d'incarner la force, la puissance, le travail ou la fortune, il désincarne le peu de survivance d'un monde défaillant, désespéré, comme à la dérive. Annoncées par un bruit mécanique et violent et par une lumière clinique et crue, les arrivées successives des voitures deviennent presque obscènes, tant le voir qu'elles permettent porte en lui la certitude d'une mort inéluctable. Autant time after time[...]
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Écrit par
- Charles-Arthur BOYER : critique d'art
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