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ANSELME DE CANTORBÉRY (1033/34-1109)

L'« argument ontologique »

Les manuels nous ont gardé d'Anselme le fameux « argument ontologique » de l'existence de Dieu. Présenté pendant près d'un millénaire comme argument a priori, il était alors justiciable du platonisme récurrent qui, par la patristique, baignait effectivement les écoles monastiques à l'orée du xiie siècle. Mais les exégèses tardives du cartésianisme et du courant blondélien lui ont donné un vêtement qui le dessert. En réalité, Anselme n'avait pas à ce point formalisé son épistémologie et, si on la reprend de nos jours, on lui trouve au moins la possibilité d'une autre direction, d'une autre in-tentio. Une théorie de la connaissance ne pouvait à cette époque être développée, et l'esquisse implicite qu'en donne Anselme est évidemment insuffisante par rapport aux outils que depuis lors on a raffinés. Mais, si l'on se place du côté de celui-ci, à l'intérieur d'une foi existentielle, son argument prend une autre coloration, qui n'est ni univoque, ni fidéiste, ni idéelle. Comme, dans la théorie des ensembles, une preuve a priori par les effets exclus, il se présente à la manière d'une recherche d'antinomies dans le concept, d'antinomies qui le rendraient impossible au réel. Il devient alors sinon valable, du moins légitime. Raisonnement non positif, dogmatique, intuitionniste, qui cherche à exclure seulement l'exclusion, et qui y parvient, l'argument célèbre était destiné, dans sa consistance concrète de 1078 (date du Proslogion), à montrer l'athéisme comme étant un orgueil insensé et à détecter la spécificité logique d'un objet. L'interprétation mystique de A. Stoltz (« Zur Theologie des Proslogion », in Catholica, 1933) ou celle, fidéiste, de Karl Barth (La Preuve de l'existence de Dieu d'après saint Anselme, Neuchâtel, 1959) sont donc, pour l'historien, de simples erreurs sur Anselme. Celui-ci ne prétendait pas d'ailleurs que tout maximum est absolu ni que le pseudo-fini permet de recourir à l'infini ; il refusait seulement la regressio ad infinitum.

La formalisation des commentateurs contemporains (R. Campbell, From Belief to Understanding ; J. Vuillemin, Le Dieu d'Anselme) découvre au contraire dans cet argument non seulement un sens, mais une ouverture sur plusieurs significations selon des alternatives formellement vraies. Logiquement-plus-grand-que-Dieu ne saurait être pensé ; existentiellement, pour Anselme, qui est mû par la fides querens intellectum et qui vit de Dieu existant a se, on ne saurait penser qu'il n'existe pas. Mais jamais le maître n'a fait le saut qu'on lui reproche d'ordinaire : plus-grand-que-Dieu impensable existant dans l'esprit doit exister dans le réel. Son analyse de la notion se développe à l'intérieur du présupposé de l'existence, mais ne conclut pas à celle-ci, comme on s'est mis à le croire de Descartes à Malebranche et Leibniz. Anselme saisit Dieu, ne le démontre pas. Thomas d'Aquin, traitant la question en sujet d'école, ne dit jamais que des prémisses existentielles ne débouchent pas sur des conclusions mais qu'on ne saurait conclure de la définition à l'existence. Or Anselme ne soutient pas non plus cela mais déclare en priant : si on pouvait penser meilleur que Toi, ce serait la créature qui jaugerait le Créateur, le participé qui engloberait l'auteur, et ce blasphème est un illogisme. En fait, Anselme ferme implicitement les platonismes antérieurs et n'ouvre pas à l'idéalisme malgré la réputation de son prétendu argument. Son texte a la structure d'une prière, d'une parole à Dieu et non d'une parole sur Dieu ; il désigne ce dernier comme celui qui se suffit et c'est le détourner que de le lire comme une proposition séparée. Si Kant a démoli[...]

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