POWELL ANTHONY (1905-2000)
Une question d'éducation. N'est-il pas révélateur que le premier ouvrage du cycle romanesque auquel Anthony Powell doit l'essentiel de sa célébrité, La Danse de la vie humaine (1951-1972) porte ce titre ? Le livre évoque la jeunesse et l'éducation du narrateur, Nicholas Jenkins, à Eton et Oxford. Né à Londres, Anthony Powell avait fréquenté ces mêmes établissements dans l'entre-deux-guerres, y faisant la connaissance, entre autres, de Cyril Connolly, Evelyn Waugh et Henry Green. Conscient d'être le représentant le moins remarquable d'une génération exceptionnellement douée, il cultivait déjà l'effacement et le snobisme, élevant ce dernier au rang d'art majeur.
Au sortir de l'université, Anthony Powell travaille dix ans chez un éditeur londonien, avant de donner sa démission. Après un bref séjour en Amérique du Nord, période au cours de laquelle il est employé pendant six mois par Hollywood, il choisit à son tour la carrière des lettres. Il décrit alors de l'intérieur la bohème londonienne (Afternoon Men, 1931), à la manière des romans spirituels et caustiques de son ami Evelyn Waugh. Suivront Venusberg (1932), Agents and Patients (1936). Après la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle Powell se distingue en travaillant pour le renseignement, sa carrière bascule. Le tableau de Nicolas Poussin, La Danse de la vie humaine, va lui fournir une métaphore originale, filée sans faiblir au long de douze volumes qui lui permettent de couvrir cinquante ans de la vie littéraire et artistique anglaise. Décrivant de multiples figures, les personnages de cette fresque – on en dénombre près de cinq cents au total, et ils sont une bonne cinquantaine à revenir de manière significative –, évoluent au rythme d'une narration désinvolte, multipliant les ellipses et autres raccourcis. La vie de Jenkins, narrateur distancié et quasi invisible, se trouve mêlée à celle d'un nombre croissant de ses contemporains, à la faveur de coïncidences invraisemblables, de rencontres fortuites, de retrouvailles inattendues. Dans son sillage, le lecteur quitte peu à peu la sphère exclusive de l'upper class pour embrasser du regard les classes moyennes, à mesure que la vision se fait plus panoramique et actuelle. Mais Powell, à la différence de Balzac, ou de Trollope, ne renvoie pas à une conception sédimentée de la société. C'est au contraire la fluidité qui domine, Jenkins voyant le monde « comme un mirage qui passe ». Snob invétéré, il partage avec ses innombrables relations l'insoutenable légèreté de l'être mondain. Mais le futile s'avère plus grave et mélancolique qu'il n'y paraît, et le génie comique de l'écrivain ne répugne pas à ouvrir sous les pas de ses personnages de sombres abîmes.
Refusant la simple chronologie, La Danse de la vie humaine perçoit le temps dans sa dimension cyclique : apparaît alors en pointillés la structure profonde de l'ouvrage, celle qui a fait dire de Powell – mais il n'était pas homosexuel, faisait-il malicieusement remarquer – qu'il était le « Proust anglais ». Qui ne voit en effet, sous la marqueterie du présent recomposé, et par-delà les incessantes métamorphoses, le temps à l'œuvre, facteur de permanence ? Et on ne sait qu'admirer le plus chez Powell : le raffinement du maître de ballet, auteur d'un langage chorégraphique unique en son genre, ou la constance du maître du musique à l'écoute des « Harmonies secrètes » – pour reprendre le titre du dernier volume du cycle – occupé à guider ses lecteurs tout au long des dédales d'un récit plus d'avant-garde que conventionnel. Dominant les acteurs de cette comédie mondaine, l'arriviste Widmerpool sert de repoussoir à Jenkins ; il exerce, jusqu'à la révulsion, une profonde fascination sur l'écrivain moraliste, par l'énergie qu'il déploie pour parvenir à ses fins, avant de périr une fois parvenu[...]
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Écrit par
- Marc PORÉE : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Autres références
-
ANGLAIS (ART ET CULTURE) - Littérature
- Écrit par Elisabeth ANGEL-PEREZ , Jacques DARRAS , Jean GATTÉGNO , Vanessa GUIGNERY , Christine JORDIS , Ann LECERCLE et Mario PRAZ
- 28 170 mots
- 30 médias
...comme une belle demeure campagnarde derrière sa pelouse bien entretenue : c'est Brideshead Revisited (1945), que semble prolonger la grande fresque d' Anthony Powell, A Dance to the Music of Time : douze volumes, répartis en trilogies, chacune couvrant une époque différente de la vie du narrateur, qui...