ANTHROPOLOGIE ANARCHISTE
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L’anarchie en tant que pensée politique émergea vers le milieu du xixe siècle, en même temps que l’anthropologie sociale (ou ethnologie), laquelle fut d’abord livresque, avant de se pratiquer sur le terrain à partir de la fin du même siècle. Pourtant, ces deux domaines, malgré quelques pionniers, ne se rencontrèrent qu’à partir des années 1970, autour des travaux de Pierre Clastres, de James Scott et de Marshall Sahlins, avant de devenir un courant reconnu au début du XXIe siècle, marqué notamment par les noms de David Graeber, David Wengrow, Christian Sigrist, Harold Barclay, Charles Macdonald, Eduardo Viveiros de Castro ou encore Alfredo Gonzalez Ruibal. Partie du champ de l’ethnologie, l’anthropologie anarchiste s’est ensuite étendue peu à peu à l’archéologie. L’intérêt pour les phénomènes de résistance au pouvoir (archêen grec ancien) ne s’est cependant pas toujours accompagné d’une pratique politique militante de la part de ces auteurs.
De même que l’anarchisme ne constitue pas un courant politique parfaitement défini et unifié, l’anthropologie anarchiste recouvre des approches fort diverses. Le terme a été mis à l’honneur par David Graeber dans Fragments of an AnarchistAnthropology (2004), traduit en français par un éditeur anarchiste québécois en 2006 sous le titre Pour une anthropologie anarchiste, et dans lequel il se réclame de précurseurs tels que Charles Graves, Alfred Radcliffe-Brown, Marcel Mauss ou Georges Sorel. Si l’on prend le terme, non dans son emploi péjoratif synonyme de désordre violent et déjà présent chez Platon, mais dans son sens descriptif, une société « anarchiste » serait une société où le pouvoir n'existe pas, le préfixe a- en grec ancien, dit privatif, signifiant l’absence, sinon la négation – ici en l’occurrence du pouvoir (archê), à la différence du pouvoir d’un seul (monarchie) ou de plusieurs (oligarchie). Ce qui intéresse plus précisément les anthropologues anarchistes, c’est la dynamique sociale, voire historique, qui permet cette absence du pouvoir, et donc plus concrètement les phénomènes de résistance à la montée du pouvoir. Celui-ci, entendu comme la marque d’une société hiérarchisée, suppose une concentration de l’autorité et des productions, voire l’exercice d’une violence dite légitime, l’État en étant la forme ultime.
Pierre Clastres : une œuvre pionnière
Il paraît pertinent de faire remonter ce courant anthropologique aux travaux de Pierre Clastres (1934-1977) à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ce dernier, à partir d’enquêtes poussées chez plusieurs groupes amérindiens d’Amazonie, comme les Guayaki, les Yanomani et les Guarani, analysa leur rapport au pouvoir. Chez tous existait ce que nous appellerions un « chef ». C’était en général une personnalité charismatique, douée d’éloquence, et son pouvoir se manifestait par le fait qu’il avait en général deux épouses, contrairement aux autres hommes du groupe. Mais ce pouvoir restait très limité et lui donnait autant de devoirs que de droits. Claude Lévi-Strauss avait fait les mêmes observations en 1938 chez un autre groupe amazonien, les Nambikwara, à l’organisation sociale particulièrement minimale, comme il le relate dans Tristes Tropiques(1955). Après l’échec d’une expédition de chasse organisée par le chef, celui-ci avait dû passer la journée avec ses deux épouses pour récolter plantes et insectes afin que le groupe soit néanmoins nourri.
Dans ses travaux, Pierre Clastres relève toutes sortes de mesures sociales destinées à limiter le pouvoir des chefs. Ces derniers sont souvent tournés en dérision et, si leur prestige provient de leurs qualités guerrières, celles-ci, dans la mesure où elles doivent sans cesse être remises en jeu, finissent par causer leur perte. Leur prestige reposant également sur leur capacité à redistribuer[...]
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Écrit par
- Jean-Paul DEMOULE : professeur émérite à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et à l'Institut universitaire de France
Classification
Médias