ANTHROPOLOGIE ANARCHISTE
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Marshall Sahlins et James Scott
Les deux autres anthropologues « anarchistes » de la même génération que Clastres, Marshall Sahlins (1930-2021) et James C. Scott (1936-2024), sont états-uniens et ont heureusement connu une vie scientifique beaucoup plus longue. Ils furent aussi tous deux engagés à gauche, notamment contre la guerre du Vietnam. Le premier – qui collaborera dans les années 2010 avec David Graeber, après avoir été son directeur de thèse –, est bien connu pour son livre de 1972 traduit en français en 1976 sous le titre Âge de pierre, âge d’abondance. Il y soutient la thèse que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, anciennes ou récentes, furent les seules sociétés d’abondance, celle-ci n’étant pas absolue, mais relative – notre niveau de vie à chacun n’est-il pas, sous certains aspects, bien supérieur à celui de Louis XIV ? Ainsi, les membres de ces sociétés ne consacraient que quelques heures par jour à l’acquisition de leur nourriture, avec un rapport coût/profit bien supérieur à celui de nos propres sociétés, et avec le souci de ne produire que ce dont ils avaient besoin. Cette thèse a néanmoins été contestée, car elle ne vaut pas pour tous les chasseurs-cueilleurs, dont certains vivent dans des conditions environnementales beaucoup moins favorables.
Si Marshall Sahlins a surtout travaillé en Océanie, les enquêtes de James Scott ont été menées en Asie du Sud-Est et portent sur le rapport au pouvoir et à l’État, et plus exactement sur les formes de résistance des populations. On mentionnera La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne traduit en français en 2009, soit près de vingt ans après sa parution aux États-Unis, ainsi que Zomia, où l’art de ne pas être gouverné, traduit en français en 2013 – dont le sous-titre anglais, beaucoup plus explicite, est : An AnarchistHistory of UplandSoutheast Asia (« une histoire anarchiste des hautes terres d’Asie du Sud-Est »). Dans le premier ouvrage, Scott montrait, à partir de son expérience au Vietnam et en Malaisie, comment, tout en feignant obéissance et déférence, les paysans dominés trouvaient par toutes sortes de gestes de contournement ou de fraude, ou de paroles feutrées, les moyens de supporter la domination et de conserver un minimum de dignité. Il avait prolongé cette enquête par un livre de 1985, non traduit en français, Weapons of the Weak : Everyday Forms of Peasant Resistance (« Les armes des faibles : formes quotidiennes de la résistance paysanne »).
Avec Zomia, qui le fit véritablement connaître en France, il présente l’histoire de cette région montagneuse – appelée ainsi par l’anthropologue Willem Van Schendel –, zone difficilement accessible qui court du sud de la Chine au nord-est de l’Inde en passant par les Vietnam, Laos, Cambodge, Thaïlande et Birmanie, soit cinq fois la superficie de la France pour environ 100 millions d’habitants. La thèse de Scott est que les populations s’y sont volontairement installées pour échapper à l’État, avec un mode de vie en partie nomade, une agriculture minimaliste, mais aussi des identités ethniques morcelées et changeantes – comme les Hmong (ou Miao Miao), les Karen, les Akha, les Tai, les Wa, les Lahu, les Mien, etc. C’est aussi là que se trouve le « triangle d’or » de l’opium, source de revenus pour certaines de ces populations. Leur agriculture, sinon leur horticulture, concentrée sur les ignames, les patates douces ou le manioc, plantes peu visibles et faciles à faire pousser, constitue aussi une forme de résistance. Scott, dans Homo domesticus (2017 ; trad. fr. 2019) livre postérieur sur l’origine de l’agriculture au Proche-Orient, a insisté sur le rôle des céréales pour permettre à un État de contrôler et de prélever les récoltes, précisant : « [l’]histoire n’a pas enregistré l’existence d’États du[...]
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Écrit par
- Jean-Paul DEMOULE : professeur émérite à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et à l'Institut universitaire de France
Classification
Médias