ANTHROPOLOGIE ANARCHISTE
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Une pluralité de civilisations possibles
Peu après le livre de Scott est paru, en 2021, The Dawn of Everything, le best-seller de David Graeber (décédé peu de temps avant la parution), écrit en commun avec l’archéologue orientaliste David Wengrow, livre qui rend également hommage à Homo Domesticus. Traduit en une trentaine de langues, cet ouvrage de 745 pages a représenté un indéniable phénomène d’édition. Le titre anglais peut être une allusion au grand livre fondateur de l’archéologue marxiste Gordon Childe, The Dawn of EuropeanCivilization (1925), tandis que le titre français, Au commencement était…,semble faire appel à une référence biblique – un peu étrange au vu des auteurs. En revanche, le sous-titre « Une nouvelle histoire de l’humanité », identique dans les deux langues, est explicite. Les deux auteurs entendent remplacer le récit évolutionniste classique qui, bien que remontant à Turgot et Condorcet en passant par Morgan et Engels, a néanmoins été fortement renouvelé ensuite par de nombreux travaux (Elman Service, Kent Flannery, Timothy Earle ou, en France, William Lapierre et Alain Testart, sans parler de Yuval Harari, autre auteur de best-sellers). Graeber et Wengrow lui opposent le modèle d’un foisonnement permanent de formes sociales, où il y aurait aussi bien eu des sociétés hiérarchisées au Paléolithique, comme le montreraient certaines tombes richement dotées en objets, que des sociétés urbaines ou proto-urbaines avec une faible hiérarchie visible, comme les grands villages de la culture de Cucuteni-Tripolje en Ukraine au Ve millénaire, les cités de la civilisation de l’Indus, la ville chinoise de Taosi, ou encore celle de Teotihuacán au Mexique. La question de l’origine des inégalités n’aurait donc aucun sens, malgré La Boétie et Rousseau, face à cette considérable variété de civilisations et à ces alternances incessantes entre sociétés très contraignantes et sociétés beaucoup plus libres.
De fait, à environnement comparable comme sur la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, des sociétés ont pu en rester à un niveau modeste d’organisation sociale, comme dans le sud de la Californie, alors que, plus au nord, celles de chasseurs-cueilleurs guerriers, connues pour leurs grands mâts-totems, comme les Tlingits ou les Haidas, avaient des chefs puissants et pratiquaient l’esclavage. Les auteurs rendent hommage à Pierre Clastres, tout en rappelant sa filiation, peu revendiquée à leurs yeux, avec Robert Lowie. Ce dernier, reprenant lui-même Marcel Mauss (1872-1950), avait mis en lumière une alternance saisonnière chez certaines sociétés, comme les Inuits du Grand Nord ou certains Amérindiens des Grandes Plaines : au moment des grandes chasses, les chefs organisateurs avaient un pouvoir absolu mais, hors de cette période, tout le groupe vivait dans une douce anarchie.
La question de l’émergence, malgré tout, du pouvoir étatique, puisqu’il est bien là, reste entière, les auteurs reprenant certaines hypothèses déjà émises, comme la manipulation du surnaturel par les élites émergentes, et distinguant trois fondements possibles du pouvoir social : le contrôle de la violence, celui de l’information et le charisme individuel, déjà évoqué. À cela s’opposent les trois libertés jugées indispensables et qui permettent régulièrement de remettre en cause ce pouvoir social : celle de désobéir, celle de fuir, mais aussi celle de pouvoir concevoir d’autres formes d’organisation sociale.
La lecture du livre est évidemment passionnante, le style clair, souvent familier et plein d’humour, et les exemples ethnologiques et archéologiques innombrables. Néanmoins, pour ces derniers, les indices selon lesquels les agglomérations précitées seraient peu hiérarchisées méritent d’être débattus. Parmi les rares nécropoles connues de la culture de Cucuteni-Tripolje, certaines témoignent clairement d’inégalités[...]
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Écrit par
- Jean-Paul DEMOULE : professeur émérite à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et à l'Institut universitaire de France
Classification
Médias