ANTHROPOLOGIE DES CULTURES URBAINES
Nous nous intéresserons ici non pas aux cultures urbaines telles qu’elles sont communément désignées ‒ en tant qu’arts et sports urbains ‒ ni aux économies symboliques des villes dites « créatives » – parce qu’elles font des industries et des événements culturels un moteur de développement urbain –, mais à la fabrique urbaine des cultures. Les villes sont-elles le creuset d’une dynamique culturelle caractéristique ? Ce milieu de vie, dense, hétérogène et socialement diversifié produit-il des cultures spécifiques ? La ville a constitué dès le début du xxe siècle un espace de redéfinition du concept classique de culture et cette conceptualisation des cultures urbaines a suscité aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France de nombreux débats académiques et politiques.
L’anthropologie à l’épreuve de la ville
Les chercheurs qui ont pris la ville pour objet d’étude à Berlin puis à Chicago au début du xxe siècle se sont d’emblée questionnés sur la spécificité des modes de vie qu’ils y observaient. La culture urbaine a d’abord été définie de manière générique comme un art de vivre dans un environnement dense et hétérogène et comme un ensemble de compétences permettant de s’ajuster à la multitude et de circuler dans des systèmes relationnels complexes (Georg Simmel, 1903 ; Louis Wirth, 1938).
Ce sont ensuite les formes de vie que les migrants et leurs enfants inventaient à distance de leurs villages ou de leurs pays d’origine qui ont fait l’objet d’une réflexion spécifique aux États-Unis. Des enquêtes ethnographiques ont notamment été menées à Chicago sur le ghetto juif (Louis Wirth, 1928), sur la « Black Metropolis » du South Side, où les Afro-Américains développaient une intense vie intellectuelle et artistique (St. Clair Drake, Horace R. Cayton, 1945), ou encore sur le quartier italien de Cornerville à Boston, où la deuxième génération d’immigrés inventait une « société du coin de la rue » (pour reprendre le titre de l’essai de William F. Whyte, 1943). Les chercheurs de la première école de Chicago ont développé une approche écologique de la mosaïque urbaine qui a pris le contre-pied des théories racialistes de l’époque, en montrant le rôle déterminant que jouaient les processus d’interactions entre groupes dans un environnement commun. D’autres enquêtes ont été menées sur les phénomènes de gangs (Frederic Thrasher, 1927) et ont donné naissance à une première interprétation des « subcultures » délinquantes (Albert K. Cohen, 1967) comme réponse collective à une situation d’incertitude sociale et de tensions culturelles. Il ressort de la diversité de ces enquêtes une théorisation des cultures urbaines comme processus sans cesse renouvelé d’adaptation et d’innovation dans un environnement social et relationnel spécifique. « Il suffit qu’un certain nombre d’individus partagent les mêmes conditions de vie, se retrouvent les uns et les autres en interaction dans un contexte de relatif isolement social, aient à s’adapter à des problèmes particuliers, à faire face à des ennemis communs, pour que de nouvelles formes culturelles émergent », affirmait Everett C. Hughes (1961).
Dans les années 1950, les anthropologues britanniques ont cherché quant à eux à comprendre les styles de vie qui s’inventaient dans les villes coloniales de Rhodésie du Nord, Zambie aujourd’hui (Godfrey Wilson, 1941 ; James Clyde Mitchell, 1956). Les transformations rapides des manières de vivre, de se définir et de se vêtir, les nouvelles formes d’association qu’ils y observaient ne pouvaient être saisies dans le cadre d’une conception substantive de la culture, qui tend à expliquer le sens de ce que font les gens par ce qu’ils sont. Ils se sont intéressés aux modalités selon lesquelles les citadins, appartenant à différents univers, définissent en situation ce qu’ils[...]
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Écrit par
- Virginie MILLIOT : maître de conférences en anthropologie, université de Paris-Nanterre
Classification
Médias