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ANTHROPOLOGIE DES CULTURES URBAINES

Controverses américaines sur les « cultures de la pauvreté »

Aux États-Unis, la dégradation des quartiers noirs américains dans les années 1960 et 1970 a suscité un vif débat sur la détermination économique et/ou ethnique des cultures du ghetto. Les analyses qui, à la suite d’Oscar Lewis (1966), ont fait de la pauvreté et de la ségrégation le terreau de ces cultures urbaines, se sont d’abord opposées à des interprétations en termes de spécificités ethniques des populations de ces quartiers. À partir d’une enquête sur un quartier de Mexico, Oscar Lewis a proposé d’analyser les modes de vie des migrants qu’il observait en termes de « culture de la pauvreté » : pour s’adapter à une position de marginalité et à des conditions économiques difficiles, les individus inventent une manière de vivre caractérisée par un rapport au temps, un système de valeurs et un ensemble d’attitudes spécifiques. Ces réponses adaptatives sont ensuite transmises aux générations suivantes et se transforment en culture. Elles constituent dès lors des dispositions qui tendent à reproduire la pauvreté en empêchant les individus d’échapper à leur condition. Cette interprétation a suscité des débats qui sont devenus de plus en plus virulents à mesure de sa réappropriation hors des milieux académiques. Les conservateurs qui critiquaient la politique du Welfare State dans les années 1970 ont utilisé ce concept comme argument pour démontrer l’inutilité des programmes d’aide sociale. Le concept de « culture de la pauvreté » est ainsi paradoxalement devenu le levier d’une naturalisation des comportements des Afro-Américains. Dans les années 1980 et 1990, en particulier sous l’ère reaganienne, cette interprétation s’est diffusée avec l’idée d’une underclass pour expliquer la violence endémique des ghettos. La récupération politique de ce concept a eu pour effet de miner son usage dans les milieux scientifiques où il a longtemps été abandonné. Ce n’est qu’au début du xxie siècle que des sociologues américains ont remis la question de la culture de la pauvreté au cœur de leurs recherches en proposant d’en affiner et d’en complexifier l’analyse (David Harding, Michèle Lamont, Mario Luis Small, 2010). Le vieux concept a commencé une nouvelle vie, mais ces débats ont durablement figé un espace polémique. Les sociologues étudiant les phénomènes de violence et d’anomie dans les ghettos sont régulièrement accusés d’adhérer aux théories de l’underclass et de porter un regard misérabiliste sur ces populations. Quant à ceux qui s’intéressent à d’autres aspects de l’organisation sociale des ghettos, d’autres trajectoires et valeurs morales, ils sont suspectés de manipuler leur objet de manière à rendre le sous-prolétariat afro-américain présentable au regard des classes moyennes. La polémique lancée en 2002 par Loïc Wacquant au sujet des ouvrages d’Elijah Anderson, de Mitchell Duneier et de Katherine Newman en est une illustration presque caricaturale et montre à quel point les ghettos noirs américains constituent désormais des champs d’investigation totalement minés aux États-Unis. Ce que confirme le procès qui a accompagné la parution en 2014 du livre d’Alice Goffman, On the Run. Fugitive Life in an American City, sur la vie quotidienne d’un quartier afro-américain de Philadelphie. Dans un contexte académique profondément marqué par le postmodernisme, ces controverses tendent à réduire toute proposition d’interprétation à une posture politique et à paralyser la réflexion théorique.

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Écrit par

  • : maître de conférences en anthropologie, université de Paris-Nanterre

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Médias

Quartier juif de New York dans les années 1930 - crédits : FPG/ Hulton Archive/ Getty Images

Quartier juif de New York dans les années 1930

Punks dans les rues de Londres au début des années 1980 - crédits : PYMCA/ Universal Images Group/ Getty Images

Punks dans les rues de Londres au début des années 1980

Graffitis dans le quartier de Ménilmontant à Paris - crédits : Bertrand Gardel/ hemis.fr

Graffitis dans le quartier de Ménilmontant à Paris