ANTHROPOLOGIE DES SCIENCES
L’ethnographie de laboratoires
La sociologie des sciences, appelée, dans le monde anglo-saxon, social studies of science, prend forme au milieu des années 1970 à la faveur d’enquêtes inédites menées dans des laboratoires scientifiques. Si l’on reconnaît parfois que le biologiste et sociologue Ludwik Fleck (1896-1961) a, le premier, porté un regard ethnographique sur des sciences de laboratoire (Fischer, 2007), le tournant majeur s’opère bien plus tard avec les travaux que conduisent parallèlement une poignée de chercheurs formés à la sociologie ou à la philosophie. En 1976, Bruno Latour s’installe ainsi pour deux ans dans un laboratoire de neuroendocrinologie sur la côte ouest des États-Unis (Latour & Woolgar, 1979) ; Karin Knorr-Cetina, à la même époque, se poste en observation pendant une année dans un centre de recherche à Berkeley et décrit le travail d’une équipe de chercheurs qui se consacrent à la question des protéines végétales (1981) ; en ethnométhodologie, Michael Lynch enregistre les échanges ordinaires dans un laboratoire de neurosciences (1985) tandis que Sharon Traweek étudie la « culture » des physiciens des particules telle qu’elle se formule dans de grandes infrastructures de recherche au Japon, aux États-Unis et en URSS (1992). En donnant des bases empiriques à la question des relations qu’entretiennent l’ordre social existant à une époque donnée et les théories scientifiques qu’elle voit naître, ces travaux déplacent considérablement les préoccupations des épistémologues et des sociologues de la connaissance. S’intéressant au laboratoire lui-même comme une configuration sociotechnique où se trame quelque chose qui acquiert, en cours de route, la solidité d’un fait scientifique, ils suspendent, ne serait-ce que momentanément, le vocabulaire relatif à la nature, suspendent également les qualifications des procédures (logiques, objectives, duplicables…) et envisagent les pratiques scientifiques dans leur matérialité, comme un processus de production : ils voient en elles des pratiques « constructives » plutôt que des pratiques « descriptives » – qui auraient pour objet la simple description de la nature. Déportant les méthodes ethnographiques dans l’espace des laboratoires et des centres de recherche (observation participante, empathie, « laisser parler » plutôt qu’analyser, suivre les acteurs, substituer la question du « comment » à celle du « pourquoi »), les anthropologues des sciences reconduisent l’espace et le temps dans l’élaboration des faits de nature : ils décrivent les pratiques scientifiques comme des pratiques locales, situées, distribuées entre des instruments techniques, des instruments textuels, des personnes, des institutions.
Dans La Vie de laboratoire(1979), Bruno Latour introduit par exemple son propos par un extrait d’un carnet de notes qui ressemble fort aux carnets de voyage des anthropologues : « 9.05 : Wylie traverse la salle et va dans son bureau. Il dit quelque chose à la volée. Il dit qu’il a fait une grosse bêtise. Il a envoyé son article… (on ne comprend pas le reste). 9.05.3 : Entre Barbara. Elle demande à Jean quel type de solvant il faut mettre dans les colonnes. Jean répond depuis son bureau. Barbara s’en va et retourne à la paillasse. » La texture inédite des descriptions produites par les anthropologues des sciences, l’attention portée aux menus gestes et aux conversations apparemment insignifiantes, mettent à mal l’image d’une pratique scientifique épurée : les faits sont « chevelus », ils sont laborieusement acquis et non donnés, ils sont instables et requièrent, de la part des chercheurs, un soin continu. Plutôt que par dévoilement de l’ordre de la nature, la science opère par tâtonnement collectif, les chercheurs étant encadrés eux-mêmes par des communautés de pratiques qui balisent des chemins d’action. [...]
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Écrit par
- Sophie HOUDART : directrice de recherche au Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative, CNRS UMR7186/Université Paris Nanterre
Classification
Média
Autres références
-
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- 2 238 mots
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