ANTHROPOLOGIE DES SCIENCES
L’anthropologie symétrique
Cette première génération d’anthropologues des sciences est redevable de la proposition formulée par David Bloor dans son ouvrage Knowledge and Social Imagery (1976) : celle de « programme fort ». Au cœur de ce programme, Bloor posait la notion de « symétrie » : il postulait que toutes les connaissances, empiriques comme fondamentales, devaient être traitées également et être soumises à l’enquête : on ne peut se contenter d’aborder les sciences à partir de leurs rivages institutionnels (selon la sociologie de la connaissance telle que la pratiquait l’épistémologue Robert K. Merton, par exemple) et invoquer des « facteurs externes » pour rendre compte des mondes de la science ; « les idées vraies comme les idées fausses, les rationnelles comme les irrationnelles doivent faire l’objet d’une même curiosité sociologique », écrivait Bloor, « et doivent être expliquées par les mêmes genres de causes ». Ainsi, Bloor entendait défaire l’asymétrie caractéristique des analyses produites par les épistémologues, les historiens des sciences et les ethnosciences, qui arguaient de causes sociologiques, culturelles, historiques ou circonstancielles pour rendre compte des situations où le savoir s’est révélé faux tandis que la nature servait seule à expliquer le vrai. Poussant plus loin encore l’argument, Bruno Latour est catégorique : « Ou bien il est possible de faire une anthropologie du vrai comme du faux, du scientifique comme du préscientifique, du central comme du périphérique, du présent comme du passé, ou bien il est absolument inutile de s’adonner à l’anthropologie qui ne sera toujours qu’un moyen pervers de mépriser les vaincus tout en donnant l’impression de les respecter » (Latour & Woolgar, 1979).
On met donc en œuvre un principe, celui de symétrie, qui consiste à traiter dans les mêmes termes « les vainqueurs et les vaincus », mais aussi la nature et la culture. Et une méthode : to go and see, « passer à travers le discours ordonné des savants pour parvenir aux pratiques et aux discours désordonnés, mais intéressants des chercheurs » (ibid.). Le panorama de l’anthropologie s’ouvre alors sur de nouveaux horizons. Sa tâche n’est plus seulement de répertorier « les mœurs les plus exotiques » de « toutes les tribus imaginables » ; elle est aussi de décrire les fonctionnements de ce qui nous rend modernes, « notre industrie, notre technique, notre science, notre administration » (ibid). L’inclusion de plein droit de cette dimension dans le projet anthropologique (et non son abandon à la sociologie) modifie considérablement son terrain d’action.
Non contente de contester les ambitions de l’épistémologie, non contente de faire vaciller le socle dur des certitudes patiemment élaborées de ceux que Latour appelle les « Modernes » (ceux-là mêmes qui ont fait de l’idée de progrès la matrice des développements économiques, politiques, scientifiques et sociaux en les concevant chacun dans une case hermétique), l’anthropologie des sciences invite l’anthropologie générale à repenser sa conception des cultures. Ce n’est pas seulement que la raison, la rationalité, la réalité sont hétérogènes, négociées et donc négociables ; ce sont les cultures mêmes, objets de l’anthropologie culturelle – la distinction le dit bien –, qui se voient remises à l’épreuve. Découvrant qu’avec « rite-mythe-symbole, on ne va pas très loin dans un laboratoire », Latour fait des sciences « la première véritable épreuve où la fragilité constitutive des catégories fondamentales de l’explication anthropologique se manifest[e] avec le moins d’ambiguïté » (Latour, 2004). C’est de ce rééquilibrage dont témoigne justement la chaire d’anthropologie de la nature qu’occupe Philippe Descola, pour qui l’on gagne tout à « envisager[...]
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Écrit par
- Sophie HOUDART : directrice de recherche au Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative, CNRS UMR7186/Université Paris Nanterre
Classification
Média
Autres références
-
HUMAINS ET NON-HUMAINS (anthropologie)
- Écrit par Frédéric KECK
- 2 238 mots
Philippe Descola a défini l’anthropologie comme l’étude des relations entre humains et non-humains dans des sociétés où celles-ci ne s’appuient pas sur l’opposition entre nature et culture qui a structuré les sciences européennes (2005). Ainsi, dans les sociétés amazoniennes, les animaux et les ...