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ANTHROPOLOGIE DES SCIENCES

La science en train de se faire

Depuis les premières recherches de laboratoire dans les années 1970, l’idée de soumettre les pratiques scientifiques au regard et aux méthodes propres à l’anthropologie s’est largement déployée dans les univers scientifiques et techniques les plus variés. Au croisement de la sociologie, de l’anthropologie et de l’histoire, les sciencestudies forment aujourd’hui une branche devenue académique, qui possède ses départements d’enseignement, ses colloques annuels, ses sociétés savantes, ses revues. En leur sein, et quelles que soient les variations théoriques ou méthodologiques, reste l’invitation commune, méthodologique, à considérer la science « en train de se faire » plutôt que la science faite. Conçus comme des espaces de production et de transformation intense, les laboratoires sont analysés, avec tout ce qu’ils contiennent, comme des environnements matériels dont même l’architecture compte (Shapin & Schaffer, 1993 ; Galison & Thompson, 1999 ; Vinck, 2007). Considérer la nature des dispositifs d’expérimentation plutôt que les protocoles (Gooding et al., 1989 ; Clarke & Fujimura, 1996), les pratiques (situées) plutôt que les représentations (Pickering, 1992), les communautés de pratique plutôt que les paradigmes (Knorr-Cetina, 1997), des actions techniques distribuées parmi plusieurs agents humains et non humains, plutôt que contrôlées par une autorité humaine souveraine (Hutchins, 1995), de petits récits plutôt que de grandes explications (Latour, 1985) : tels sont quelques-uns des déplacements auxquels nous convie l’anthropologie des sciences.

Elle poursuit ici et là la description circonstanciée des faits de science et documente ce faisant les pratiques qui continuent de donner consistance aux collectifs humains et en éprouvent les limites (par exemple Lock, 2000 ; Mol, 2002 ; Houdart, 2007 ; Helmreich, 2009 ; Keck, 2010 ; Olson, 2018). Il faut dire que les objets qu’elle se donne ne cessent de lui être fournis par les développements scientifiques et techniques qui, en continu, remodèlent la définition de l’humain et du monde dans lequel il évolue, et font débat. Bactérie, nanoparticule, gène, puce électronique, virus, OGM, agents chimiques contaminants, mais aussi exoplanètes, techniques de transplantation, clonage, médicaments… : la liste de ces entités qui animent au sens fort la sphère sociale et qui, de ce fait, requièrent l’attention des anthropologues, est longue. Pour chacune de ces entités, des enquêtes circonstanciées, rendant compte avec minutie de l’écheveau complexe des relations qui les font naître, les stabilisent ou au contraire les fragilisent, viennent interroger la nature de ce qui fait le lot de nos sociétés contemporaines. Pour les anthropologues, il s’agit de restituer les discours qui sont énoncés à leur endroit ; pénétrer dans l’arène décisionnelle qui statue sur leur mode d’existence ; décrire le travail en laboratoire et les systèmes experts conçus pour les caractériser ; suivre enfin les méandres de leur devenir d’un lieu à un autre. Comprendre comment les humains coexistent avec elles dans la vie ordinaire oblige ainsi à penser des modalités de coévolution qui deviennent de plus en plus centrales à la fois dans les sciences de la vie et dans les sciences sociales (Tsing, 2015).

— Sophie HOUDART

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Écrit par

  • : directrice de recherche au Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative, CNRS UMR7186/Université Paris Nanterre

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Média

Bruno Latour - crédits : Joël Saget/ AFP

Bruno Latour

Autres références

  • HUMAINS ET NON-HUMAINS (anthropologie)

    • Écrit par
    • 2 238 mots

    Philippe Descola a défini l’anthropologie comme l’étude des relations entre humains et non-humains dans des sociétés où celles-ci ne s’appuient pas sur l’opposition entre nature et culture qui a structuré les sciences européennes (2005). Ainsi, dans les sociétés amazoniennes, les animaux et les ...