ANTHROPOLOGIE ET ONTOLOGIE
Si l’anthropologie s’est définie contre la métaphysique classique en remplaçant un discours sur Dieu comme fondement de toutes choses par un discours sur l’homme comme sujet et objet de connaissance (Foucault, 1966), elle a renoué depuis les années 1980 avec l’ontologie, définie comme un discours sur ce qui est, pour affirmer la réalité des phénomènes sur lesquels porte son enquête. L’anthropologie, comprise comme une science de l’homme dans la diversité de ses formes empiriques, a d’abord centré son intérêt sur les phénomènes apparemment les plus irrationnels : magie, mythe, rituel, chamanisme… Pour les maintenir dans le cercle de la rationalité humaine, elle les a décrits comme des représentations ou des croyances (Hollis et Lukes, 1982). Le « tournant ontologique » (Holbraad et Pedersen, 2017) a ensuite consisté à affirmer que les récits des chamanes en Amazonie ou en Sibérie ne sont pas des croyances erronées ou des représentations déformées des choses du monde, mais qu’ils renvoient à des réalités différentes, saisies à travers des ontologies variables. Alors que l’anthropologie classique a longtemps maintenu une seule réalité, celle de l’anthropologue lui-même et de sa société, pour décrire la diversité de ses représentations, l’anthropologie contemporaine étudie la façon dont divers collectifs fabriquent des réalités différentes.
Dans la sociologie de Pierre Bourdieu, la notion d’ontologie est frappée de condamnation car elle est liée à la philosophie de Martin Heidegger. Celui-ci a en effet cherché à redonner sens au « mot arrogant d’ontologie », comme disait Emmanuel Kant, en décrivant de façon phénoménologique les structures existentielles de l’« être-pour-la-mort », ce qui revient à opérer « une ontologisation du transcendantal. » (Bourdieu, 1988) La sociologie de Bourdieu, inspirée par la phénoménologie d’Edmund Husserl et la philosophie des « formes symboliques » d’Ernst Cassirer, décrit plutôt les catégories transcendantales par lesquelles s’opèrent les jugements à travers la vie en société. Celles-ci sont le plus souvent inconscientes parce qu’elles sont incorporées dans le « sens pratique », c’est-à-dire l’action ordinaire qui ignore les contradictions théoriques dans ses orientations et ses stratégies, mais le sociologue peut les rendre conscientes en recourant aux données statistiques ou à l’enquête de terrain. Ce faisant, le sociologue risque de projeter sur les autres sociétés ses propres catégories de pensée, et il se donne un accès aux conditions sociales de la pensée par la démarche scientifique.
Contre la sociologie de Pierre Bourdieu, Bruno Latour recourt à la sémiologie d’A.-J. Greimas pour définir toute entité comme un signe fonctionnant, à la manière du langage, à l’intérieur de séquences narratives plus ou moins étendues. Il propose une théorie de l’acteur-réseau selon laquelle les acteurs, qu’ils soient humains ou non-humains, interagissent dans des associations dont le sociologue étudie l’extension en réseau. Latour emprunte à Jack Goody (1979) l’idée selon laquelle l’écriture institue des séparations, notamment entre humains et non-humains ou entre nature et culture, qui n’existent pas dans les sociétés sans écriture, ce que Goody appelle le « grand partage », car elle totalise et distribue les existants dans des listes ou des colonnes. Latour montre ainsi comment Louis Pasteur « attache » les humains et les microbes dans une série de publications scientifiques qui retranscrivent des expérimentations en laboratoires et des démonstrations dans les campagnes. Le « tournant ontologique » est donc indissociable chez Latour d’un « tournant linguistique », qu’il cherchera ensuite à dépasser par une métaphysique des modes d’existence : « Généraliser le tournant ethnométhodologique en l’étendant à la métaphysique[...]
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Écrit par
- Frédéric KECK : directeur de recherche CNRS, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale
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