ANTHROPOLOGIE RÉFLEXIVE
L'anthropologie réflexive consiste en la restitution et en l'analyse critique des conditions de production d'un savoir anthropologique. Elle s'intéresse aussi bien aux modalités de réalisation de l'enquête de terrain qu'aux contextes académiques et institutionnels dans lesquels évoluent les chercheurs, ainsi qu'aux enjeux politiques et éthiques de la recherche, comme ceux du retour de l'information, du choix des formes d'écriture, de l'engagement ou des usages sociaux des savoirs. En tant que travail de décentrement par rapport à soi-même, l'analyse réflexive est au principe même de toute démarche anthropologique. Cependant, aussi évident que soit ce lien, l'histoire de la discipline a été longtemps marquée par un non-dit sur les conditions de réalisation du travail de terrain (fieldwork), à partir duquel s'est pourtant largement construite l'identité de la discipline. Aujourd'hui, un consensus existe parmi les anthropologues pour considérer l'exercice réflexif comme une exigence épistémologique et méthodologique nécessaire à l'objectivation de la recherche et au renouvellement des connaissances du social. Cette exigence s'impose avec force face aux nouveaux défis et nouvelles interrogations suscités par les transformations des contextes ethnographiques dans lesquels interviennent les anthropologues.
Du terrain comme évidence au terrain à interroger
Le terrain sous silence
Bien que les premières monographies aient consacré l'importance du travail de terrain, leurs auteurs n'en ont pas ou peu révélé les conditions de réalisation. Cette situation, pour le moins paradoxale, ne signifie pas que ces derniers n'aient pas réfléchi à leurs conditions d'enquête ni qu'ils en aient ignoré la dimension subjective. Des anthropologues tels que Bronislaw Malinowski ou Marcel Griaule ont ainsi attiré l'attention sur cette « part personnelle » dans le processus d'enquête, mais sans pour autant lui accorder une véritable analyse. À une époque marquée par le positivisme et le scientisme, les premiers représentants de la discipline ont été en effet davantage préoccupés de donner une légitimité scientifique à leurs travaux que de s'attarder sur les implications de l'expérience intersubjective de la relation ethnographique. Ce silence sur les conditions d'enquête a accrédité l'idée d'un observateur neutre et a conduit à faire jouer au terrain le rôle d'une « puissante machinerie à produire du vrai » (Pullman, 1986), source d'autorité (Clifford, 1996). En France, les premiers manuels d'enquête (Mauss, 1947 ; Griaule, 1957) n'ont pas modifié la donne, préférant énoncer de longues prescriptions sur les données à recueillir, selon un découpage en différents domaines de la vie sociale (parenté, économie, technique, politique, religieux...), conforme au modèle de la monographie. Aussi les réflexions sur l'expérience du terrain ont-elles occupé jusqu'à une période récente une place marginale dans les travaux, en étant le plus souvent séparées du texte scientifique pour figurer dans des carnets ou journaux de terrain ou être présentées sous forme littéraire dans des ouvrages proches du roman autobiographique. Il est vrai que la pratique du terrain, en tant qu'expérience personnelle et relation intersubjective, est difficilement formalisable, ce qui peut expliquer en partie les réticences que les auteurs ont eues pour en proposer une analyse systématique et approfondie. Ce sont pourtant ces caractéristiques de l'enquête ethnographique qui imposent plus que jamais d'interroger les conditions de réalisation du travail empirique.
L'équation personnelle du chercheur
La publication en 1967 du journal posthume de Malinowski marque une étape importante dans la[...]
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Écrit par
- Olivier LESERVOISIER : professeur en anthropologie à l'université Paris Descartes-Sorbonne-Paris Cité
Classification
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