ANTHROPOLOGIE RÉFLEXIVE
La discipline en question
De la critique politique à la critique culturelle
Si l'analyse réflexive des conditions de terrain s'est faite attendre, en revanche, le regard distancié sur la discipline a pris très tôt la forme d'une critique politique, à travers l'appel à l'engagement des anthropologues pour la défense des peuples colonisés (Leiris, 1969), ou la dénonciation de toute collusion entre l'anthropologie et l'impérialisme colonial (Asad, 1973 ; Hymes, 1974 ; Copans, 1975). Cette critique politique s'est amplifiée dans les années 1980 dans le cadre du courant postmoderne et des études dites postcoloniales qui ont appelé à une décolonisation des savoirs face au monopole qu’exerce un savoir ethnologique occidental, accusé de n’avoir pas tenu compte de l’historicité et de la « contemporanéité » des sociétés étudiées (Fabian, 1983 ; Bhabha, 1994). Les Cultural Studies ou SubalternStudies ont contribué à cette remise en cause en démontrant, à partir de leur recherche sur les groupes subordonnés n'ayant habituellement pas le droit à la parole, que la connaissance est située et qu'il importe de ce fait de croiser les points de vue différenciés pour faire apparaître une autre réalité des choses. Cette approche est aujourd'hui reprise par certains anthropologues qui revendiquent une anthropologie non hégémonique. C'est le cas notamment du réseau des anthropologies du monde (RAM-WAN, 2003) qui, à partir des situations latino-américaines, défend la pluralité des anthropologies contre l'hégémonie de certaines traditions nationales.
Les transformations engendrées par les phénomènes de globalisation n'ont fait qu'accentuer ces critiques politiques et culturelles. L'intensité des flux et des circulations dans le monde a ainsi rendu obsolète toute idée de grand partage entre « nous » et les « autres », sur laquelle s'est fondée une certaine division du travail scientifique entre la sociologie et l'ethnologie. La remise en cause d'un regard « exotisant » a, par ailleurs, conduit à un examen critique des concepts et notions utilisés par la discipline, en particulier celle d'ethnie, discutée pour les usages primordialistes ou essentialistes dont elle a fait l'objet (Amselle et M'Bokolo, 1985).
L'émergence d'une critique textuelle
C'est sous l'influence de l’anthropologie interprétative de Clifford Geertz que le courant postmoderne aux États-Unis s'est orienté vers une critique textuelle. En démontrant que toute description est interprétation de celui qui décrit, l'anthropologue américain a en effet favorisé toute une réflexion sur les conditions de construction d’un savoir anthropologique en tant que production textuelle (Clifford et Marcus, 1986 ; Geertz, 1988). Le regard critique s'est ainsi porté sur les procédures d’écriture des premiers auteurs de la discipline, critiqués pour avoir passé sous silence leurs conditions d'enquête et occulté la contribution des interlocuteurs dans le récit final. Dans le prolongement de cette critique, de nouveaux modes d'écriture soucieux de restituer la parole de l'autre, considéré comme coproducteur du texte, ont été proposés (Rabinow, 1988). Il reste que cette anthropologie qualifiée de dialogique n'est pas sans poser un certain nombre de questions sur les limites de l'exercice de coconstruction dans un processus éditorial dans lequel l'anthropologue conserve en principe la maîtrise finale du texte produit. Par ailleurs, la dimension interprétative de l'anthropologie ne doit pas conduire à verser dans un subjectivisme qui, au motif des subjectivités inhérentes à toute recherche, irait jusqu'à remettre en cause la légitimité scientifique de la discipline. Cette dimension, propre au statut épistémologique des sciences sociales, ne signifie pas en effet[...]
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Écrit par
- Olivier LESERVOISIER : professeur en anthropologie à l'université Paris Descartes-Sorbonne-Paris Cité
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