ANTHROPOLOGIE VISUELLE
Écriture des savoirs et histoire des représentations
Cinéma ethnographique
Le développement de l’anthropologie visuelle s’est appuyé sur la reconnaissance préalable du film ethnographique comme pratique légitime de la recherche et comme expression cinématographique originale. Fruit d’un long travail de démarcation vis-à-vis d’autres catégories avec lesquelles il a longtemps souffert d’être confondu (films de voyage et d’exploration, fictions exotiques ou encore films coloniaux), cette reconnaissance du film ethnographique s’est concrétisée, en 1952-1953, avec la création du Comité du film ethnographique, puis consolidée de festivals de cinéma en congrès anthropologiques avant que ne soit créé en 1966, aux États-Unis, le Program in Ethnographic Film, qui a été l’un des principaux vecteurs de la mutation vers l’anthropologie visuelle.
L’essor du film ethnographique doit alors beaucoup à la notoriété d’une nouvelle génération de cinéastes et d’ethnographes émergeant dans les années 1950-1960 : Jean Rouch en France, Timothy Asch, Robert Gardner, John Marshall et David MacDougall aux États-Unis, ou encore Ian Dunlop en Australie, pour ne citer que les plus célèbres. Bien que différentes, leurs approches ( film-document, cinéma-vérité, ethno-fiction, sequence-filming, cinéma d’observation, d’interaction ou d’expérimentation, etc.) ont bousculé les manières de concevoir l’ethnologie et le cinéma. Ils ont su tirer profit des évolutions techniques (caméra silencieuse, enregistreur portatif, son synchrone) et de l’esthétique du cinéma direct (Marsolais, 1974) pour renouveler les représentations ethnographiques et traduire différemment l’expérience de terrain, tout en actualisant les leçons de bonne méthode de Robert Flaherty dont la « caméra participante » (De Heusch, 1962) a servi de modèle.
Si le jeu infini des définitions du film ethnographique ouvre un débat qui n’a jamais véritablement été tranché (Heider, 1976 ; Ruby, 2000), cet âge d’or du cinéma ethnographique durant les années 1960 a permis aux anthropologues d’approfondir leur réflexion sur les formes audiovisuelles de l’ethnologie. Par leurs pratiques filmiques, ils ont contribué à renouveler l’anthropologie de terrain, en affirmant notamment la nécessité de coproduire les savoirs, sinon de les coécrire, et de penser l’ethnographie de manière dialogique.
Ethnographie expérimentale
Tandis que les approches postmodernes et postcoloniales ont amplifié le tournant réflexif dans lequel l’anthropologie s’était elle-même engagée (Ruby, 1982), le cinéma ethnographique est devenu la cible de sérieuses critiques dans les années 1980-1990. Il a parfois été abusivement réduit à sa plus simple expression, celle d’un cinéma d’observation qui, prétendant à l’objectivité, filmerait les êtres comme des choses, sans que la diversité de ses propositions, de ses nuances et de ses intuitions soit véritablement prise en compte.
L’assaut est principalement venu des théoriciens du film et de la littérature comme Bill Nichols et Trinh Minh-Ha. Tandis que Nichols (1991) a incriminé la naïveté des ethnologues et affirmé que les cinéastes étaient mieux armés que les ethnographes-cinéastes pour forger des représentations cinématographiques de l’altérité, Trinh Minh-Ha a mis en pratique sa remise en cause des structures coloniales d’une discipline qu’elle juge sexiste et impérialiste (1989), en contribuant par l’expérimentation à l’histoire des rapports complexes entre cinéma et ethnographie (Reassemblage, 1982). Sa pratique relève de ce que Catherine Russell a appelé une « ethnographie expérimentale » (1999), autrement dit la capacité à questionner les formes dominantes de l’histoire des représentations par un cinéma expérimental qui bouscule les conventions d’écriture, tout en marquant son rejet du réalisme et de l’objectivisme.[...]
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Écrit par
- Damien MOTTIER : anthropologue, maître de conférences à l'université Paris Nanterre
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