ANTHROPOLOGIE VISUELLE
Discipliner l’indiscipline
Incertitude du visuel
Historiquement attachée aux pratiques filmiques et photographiques (Edwards et Morton, 2009 ; Pinney 2011), l’anthropologie visuelle est traversée par de nombreux débats sur la manière de concevoir et d’appréhender la diversité des cultures visuelles.
Certains anthropologues ont vu dans l’essor des études visuelles au cours des années 1990 une opportunité pour consolider le projet de l’anthropologie visuelle, en l’engageant dans un dialogue transdisciplinaire susceptible d’élargir le spectre de ses préoccupations. Mais cette ouverture n’a pas convaincu tout le monde. Si bien qu’à la faveur d’une critique de l’ouvrage de Banks et Morphy (1997) qui promettait de repenser l’anthropologie visuelle en rapport avec ce « tournant visuel » dont l’ambition a été de rompre avec les analyses linguistique et sémiotique (Mitchell, 1994), Castaing-Taylor a préféré proclamer la mort de ce domaine spécialisé de l’anthropologie (1998), craignant sa dissolution dans le « vaisseau fantôme » des études visuelles. Cet arrêt de mort est évidemment une provocation intellectuelle qui vise à engager un débat critique sur l’état et la spécificité de l’anthropologie visuelle, à un moment charnière de son développement, à l’instar de l’« adieu aux études visuelles » que plusieurs spécialistes de ces études ont rédigé en 2015.
Pourtant, de même que le développement des études cinématographiques et audiovisuelles depuis les années 1970 ne peut être ignoré par ceux qui fondent leur démarche sur l’articulation du cinéma et de l’anthropologie, l’essor des visual et des mediastudies doit inciter les anthropologues à consolider leur tentative de saisie ethnographique du visuel. Et cela non seulement en intégrant l’étendue des connaissances accumulées sur l’« indiscipline de l’image » (Boidy et Roth, 2009), mais aussi en précisant quels sont les apports spécifiques d’une anthropologie de terrain à la compréhension des différentes cultures visuelles.
Savoir-faire anthropologique
Malgré de nombreuses propositions et tentatives de reconfiguration – les plus marquantes étant sans aucun doute la requalification de l’anthropologie visuelle en une ethnographie sensorielle (Pink, 2009) et multimodale (Collins, Durington, Gill, 2017) tenant compte des limites de l’oculocentrisme (primauté accordée à la vision par rapport aux autres sens), de l’évolution sociotechnique des pratiques médiatiques et du développement des méthodes participatives et collaboratives –, aucune théorie n’a réussi à donner une unité à cette perspective de recherche. L’actualité de l’anthropologie visuelle est logiquement inséparable de l’histoire de la pensée en anthropologie (Banks et Ruby, 2011) et la plupart des anthropologues visuels s’accordent à penser qu’il y a autant d’approches de l’anthropologie visuelle que de théories du visuel et de théories anthropologiques (Hockings, 2014).
Le trouble provoqué par cette diversité d’approches peut dérouter, d’autant qu’il est accentué par le déploiement d’une anthropologie du visuel qui est l’œuvre d’historiens des images (Belting, 2004) et de philosophes (Alloa, 2015). Enrichie par ces approches, la cohérence de l’anthropologie visuelle de terrain réside cependant dans une inébranlable conviction épistémologique et méthodologique. Cette conviction consiste à pratiquer l’anthropologie autrement – « hors-texte » (Piault, 2018) – afin de contribuer, en images et en sons, au renouvellement des savoirs. Le visuel et le sonore constituent en effet un mode de connaissance à part entière, différent et complémentaire du texte. Ils peuvent contribuer à une forme singulière d’anthropologie et permettre d’aborder différemment le terrain, d’en favoriser la saisie et la compréhension.
L’anthropologie[...]
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Écrit par
- Damien MOTTIER : anthropologue, maître de conférences à l'université Paris Nanterre
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