ANTI-ART
Dada, en 1919, a remplacé l'« art : mot perroquet » selon Tzara, qui a affirmé dans sa Proclamation sans prétention que « l'art s'endort pour la naissance d'un monde nouveau ». Malgré le nihilisme de Dada, qui exerça ses ravages pendant six ans, de 1916 à 1922, son action de sabotage suscita, contradictoirement, de nouvelles instructions formelles, une « dé-construction » si l'on veut, qui fait aujourd'hui partie intégrante de l'art par le relais de l'histoire et par les courroies de transmission de la critique et des musées. Cette dialectique art/anti-art n'a cessé, depuis, de se répéter inlassablement sur le mode, apparemment plus sérieux, de la contestation politique. On l'oublie en effet, Dada s'est lié en Allemagne, avec Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, John Heartfield et son frère Wieland Herzfeld, à la réalité politique non seulement par le refus de la guerre (Hugo Ball, écrivain allemand, était déserteur, réfugié à Zurich où il ouvrit le célèbre cabaret Voltaire, lieu de naissance de Dada), mais ensuite, en 1918, par une liaison assez précise du dadaïsme allemand avec la république des Conseils et la révolution spartakiste, pendant lesquelles Huelsenbeck proposa, selon G. Hugnet, que « Dada soit éventuellement chargé par un gouvernement de la question des beaux-arts ». Cette révolte globale, qui met l'art en question, débouchait donc sur une révision révolutionnaire de toutes les valeurs, et la mort de Dada s'explique aussi par le blocage politique de la révolution en Europe occidentale. Du même coup, l'anti-art devenant ou redevenant art d' avant-garde, puis art tout court, se condamnait lui-même à son propre anéantissement. Aussi bien, quand Tzara déclare en décembre 1920, dans son Manifeste sur l'amour faible et l'amour amer : « On envisage l'anéantissement (toujours prochain) de l'art. Ici on désire un art plus art. Hygiène devient pureté mondieu mondieu », il ne fait que signaler déjà la limite à partir de laquelle la révolution (anti-art) suscite inévitablement la réaction (art). Plus d'un demi-siècle après, ce débat est demeuré identique, et sans issue. Malgré la volonté continuellement manifestée par une minorité de peintres, de sculpteurs, d'« objecteurs », d'écrivains, de poètes pour s'affranchir des limites intrinsèques de l'art, toutes leurs manifestations sont englobées, insérées, digérées par l'art et par ses spécialistes divers. On peut donc dire que l'anti-art a agi comme un stimulant pour développer l'art lui-même, lui faire reculer ses frontières, augmenter son action dans des domaines étrangers à l'art traditionnel, exercer une influence de plus en plus envahissante sur la vie quotidienne tout entière. L'anti-art, qui se voulait anéantissement « toujours prochain » de l'art, a été anéanti jour après jour par l'art. Mais on aurait tort d'en tirer une conclusion définitive : pas plus que l'art, l'anti-art n'est mort. En remplaçant le mot Dada par anti-art, on pourrait faire dire à Tzara : « Tout le monde sait que l'anti-art n'est rien. Je me suis séparé de l'anti-art et de moi-même aussitôt que j'eus compris la véritable portée du rien ! »
L'abolition de l'art
Si l'anti-art, ou Dada, n'est rien, l'art est-il encore quelque chose ? L'impossibilité d'une définition objective et universelle de l'art révèle l'étendue des dégâts opérés par Ball, Tzara, Picabia, Duchamp et leurs amis. Tous les systèmes formels que l'on a tenté de fonder après Dada ont échoué dans leur conquête de l'universalité. Face à cet ennemi insaisissable (l'anti-art), l'art a perdu le pouvoir absolu. Il s'est divisé en fractions, retourné contre lui-même, séparé et cloisonné en revendications et en propositions[...]
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Écrit par
- Alain JOUFFROY : écrivain
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