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ANTI-ART

Les malentendus des communications

La révolution de l'anti-art ne s'est d'ailleurs pas organisée de manière assez cohérente pour qu'on ait pu l'écraser dans son ensemble, comme une révolution politique écrase un gouvernement, un État, une classe sociale. Elle s'est opérée dans l'inconscient des artistes eux-mêmes qui ont, après ce que Charles Estienne a appelé la « blague lyrique » du cubisme, refusé de voir un nouvel académisme resurgir des cendres de la peinture traditionnelle. Marcel Duchamp, en tout premier lieu, a été conscient de ce danger. Quand il déclarait : « C'est fini, la peinture. Qui ferait mieux qu'une hélice ? Dis, tu peux faire ça ? », ou quand il ajoutait : « Un mauvais art est quand même de l'art, comme une mauvaise émotion est quand même une émotion », il a d'abord souligné le caractère relatif de toute œuvre d'art. Comme Tzara, en 1918, dans son Manifeste dada : « Une œuvre d'art n'est jamais belle, par décret, objectivement, pour tous. » Ce qui a fait prendre à Duchamp le recul exceptionnel qui fut le sien devant toute production artistique en général a été aussi le dégoût des excès de cette production, de sa pléthore et de sa confusion, où le manque d'intelligence (sinon la bêtise) sont hélas toujours majoritaires. Il écrivait en 1925 : « Toutes les expositions de peinture et de sculpture me font mal au cœur. Et je voudrais éviter de m'y associer. » Il suffit de visiter aujourd'hui n'importe quel « Salon » pour mesurer, en soi-même, la pertinence d'une telle attitude. « Les hommes sont épuisés par l'art », disait Picabia dans 391. La surproduction artistique généralisée rend malade parce qu'elle est elle-même le résultat d'une maladie collective, individuellement et contradictoirement exprimée : l'absence d'une clé universelle de compréhension, l'absence d'une méthode universelle d'action, la carence de tous les systèmes idéologiques entrent pour beaucoup dans les difficultés et les malentendus de toutes les communications infra- et ultraconscientes qui sont tentées dans le domaine de l'art. La défiance, l'hostilité que suscite l'art sont liées à la conscience de cette maladie, de cette carence. L'artiste, le poète sont des types psychologiques particulièrement menacés par cette universelle maladie, parce qu'ils sont plus proches, par leur activité même, du doute central qui mine toutes les valeurs de l'humanisme depuis deux siècles. On a aboli la royauté, on a aboli l'Empire, puis de nouveau la royauté, mais les républiques plus ou moins bourgeoises qui se sont échafaudées sur la planète ne se tiennent que sur le sable mouvant des rivalités d'intérêts économiques et des guerres qu'elles ne cessent de porter dans tous les domaines où chacun se sent menacé par la puissance de tous. Dans ce jeu politico-social, l'art offre le panorama des symptômes du combat douteux de l'individu contre les forces qui l'emprisonnent. Dans la mesure où chaque État a intérêt à développer l'activité artistique, le jeu de l'individu consiste évidemment à faire en sorte que l'État ne puisse lui enlever ce qu'il considère comme son seul bien : la liberté. L'anti-art et l'art sont les deux voies parallèles qui permettent à chacun d'échapper à cet emprisonnement de plus en plus systématique et de plus en plus rationnel où le profit de quelques-uns décide du sort de tous.

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André Breton - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

André Breton

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