ANTIQUITÉ Naissance de la philosophie
Origines effectives de la philosophie grecque
Pourquoi la philosophie (que nous ne distinguerons plus désormais de la « sagesse ») est-elle née dans le monde grec au début du vie siècle avant J.-C. ? Il y a là une question qui reste ouverte, mais que l'érudition moderne a du moins fait progresser en écartant les réponses fantaisistes. Hegel ironisait déjà sur les explications géographiques ou climatiques, car, écrivait-il en 1821, « ce sont les Turcs qui habitent aujourd'hui là où vivaient les Grecs ». Plus tard, Renan parlera du « miracle grec ». Nous sommes mieux armés aujourd'hui pour cerner certaines des conditions qui ont rendu possible ce prétendu miracle.
Conditions sociologiques
Les cités grecques ont ceci de particulier que, si elles ont connu en des temps reculés la concentration des pouvoirs entre les mains d'un seul homme (de ce type était la royauté mycénienne), elles ont été généralement gouvernées à partir des invasions doriennes par des aristocraties non pas héréditaires, mais électives. Ce pouvoir plural, soumis au contrôle périodique de l'élection, dépouillé de ce fait de toute aura religieuse, a été pour les Grecs une source d'enseignements intellectuels, mais aussi de problèmes. Le grand problème est celui de l'équilibre entre des fonctions diversifiées et souvent opposées. L'enseignement est celui de la pratique de la parole délibérante et de la décision collective qu'elle fonde. C'est plus qu'un symbole si le centre de la cité grecque est la place publique, l'ἀγορά, où se réunit dans l'Athènes de l'époque classique l'assemblée du peuple et où se débattent, sous une forme plus ou moins institutionnalisée, les grands problèmes d'intérêt général : débats souvent passionnés, mais où il s'agit moins de vaincre que de convaincre. Dans cette civilisation de la parole et du dialogue, les arts du langage – rhétorique, dialectique, logique – devaient trouver un terrain privilégié. Mais il y a plus : le caractère collectif de la décision exige la publicité du savoir ; la science ne doit donc pas être affaire d'initiés qui gardent jalousement leurs secrets, mais elle doit être divulguée et, si faire se peut, dans sa totalité. Dès lors, la philosophie – protestation, dès son origine, contre la spécialisation et le secret qui en est à la fois la cause et l'effet – répond à l'extraordinaire besoin de totalisation et d'ouverture qui caractérise la conscience grecque et peut passer à bon droit pour une conséquence de l'organisation politique de la πόλις. En ce sens, il n'est pas exagéré de dire que la philosophie grecque est « fille de la cité ».
Mais un phénomène social antagoniste du précédent a pu jouer aussi un rôle dans la constitution d'écoles philosophiques fermées les unes aux autres et jalouses de leur indépendance. On a pu montrer (M. Detienne) que, dans la Grèce post-homérique, se sont constituées des sectes groupées autour d'un personnage charismatique dit « maître de vérité », qui transmet à ses disciples et à eux seuls une doctrine ésotérique destinée à procurer à un petit nombre d'élus le salut de l'âme. Plusieurs présocratiques, dont Empédocle et les pythagoriciens, se situent dans cette tradition. D'où, chez ces derniers, la semi-divinisation du fondateur de la secte, Pythagore.
Les écoles philosophiques qui se constituent après Socrate, notamment les plus grandes, l'Académie de Platon, le Lycée d'Aristote, le Portique (Stoa) des stoïciens, le Jardin d'Épicure, relèvent de cette double origine, démocratique et aristocratique. Ces écoles sont relativement fermées, mais les conditions d'admission sont purement intellectuelles : le disciple doit passer par une initiation stricte qui, par exemple[...]
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Écrit par
- Pierre AUBENQUE : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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Médias
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