ANTIQUITÉ Naissance de la philosophie
Bref historique de la philosophie antique
Les présocratiques
La philosophie n'est pas née à proprement parler en Grèce, mais dans les colonies grecques d'Asie Mineure. C'est à Milet qu'une lignée de physiciens, souvent appelés ioniens en raison de leur origine, commencent à spéculer, dès le début du vie siècle avant J.-C., sur la nature profonde des choses, c'est-à-dire sur ce qui, derrière les apparences, constitue leur principe (ἀρχή). La notion de principe n'a d'autre but que d'unifier notre expérience du monde en donnant à la diversité quasi infinie des phénomènes une origine unique. Pour Thalès (env. 630-570), le principe originel est l'eau, pour Anaximène (env. 580-520) l'air, pour Xénophane (env. 560-470) la terre. Certes, un système de transformations devait rendre compte de la diversification progressive de ce principe unique, de manière à rejoindre les phénomènes observables. On a longtemps fait de ces « physiciens », préoccupés de tout ramener à des explications « naturelles » ne mettant en jeu que des mécanismes saisissables dans l'expérience la plus quotidienne (dessiccation, criblage, etc.), les lointains précurseurs de la science moderne. En réalité, on a pu montrer (F. M. Cornford, J. P. Vernant) que leurs doctrines de la genèse du monde ne sont que la laïcisation de mythes cosmogoniques mettant en scène, sous l'arbitrage de Zeus, des divinités antagonistes, dont le conflit permet progressivement à l' ordre (ordre se dit en grec κόσμος, qui signifie aussi le monde) d'émerger du chaos. Ce qui, notamment dans la Théogonie d'Hésiode (fin du viiie-début du viie s.), était encore une suite de générations divines, devient chez les ioniens un modèle pour penser les processus naturels. Des « éléments » dépersonnalisés prennent la place des divinités ancestrales : Zeus sera désormais le feu, Hadès l'air, Poséidon l'eau, Gaia la terre.
Dans cette succession de philosophes physiciens, une place à part doit être faite à Anaximandre (env. 610-540), disciple de Thalès et maître d'Anaximène. Car, pour lui, le principe n'est pas tel ou tel élément, dont la particularité risque de faire obstacle à sa transformation dans les autres, mais quelque chose de plus fondamental, l'infini, dont il expliquait ainsi le rôle : il n'y a rien qui soit principe par rapport à l'infini, mais l'infini est principe pour tout le reste, qu'il « enveloppe et gouverne ». Ce « gouvernement » s'exerce dans le sens de la « justice », c'est-à-dire de l'équilibre (ou « isonomie ») entre éléments antagonistes qui, soumis à une loi commune, tournent à l'avantage du Tout ce qui eût été sans cela affrontement destructeur. Avec Anaximandre sont déjà constitués les traits qui demeureront ceux de la vision grecque du monde : idée que le monde est un Tout à la fois un et multiple, où la pluralité des éléments et des puissances est dominée et compensée par une loi abstraite d'équilibre et d'harmonie ; analogie constamment affirmée entre cette loi d'harmonie et la justice qui doit régir les rapports humains ; conception purement rationnelle de cette justice, à laquelle les philosophes classiques donneront une expression mathématique : la justice est l'égalité dans la différence, autrement dit l'égalité de rapports ou proportion, qui consiste en ceci que chaque élément de l'ensemble se voit reconnaître tout le pouvoir, mais seulement le pouvoir que comporte son essence, c'est-à-dire sa perfection relative. Tout dérangement de cet ordre, aussi bien dans l'ordre cosmique que politique, serait retour au chaos.
Xénophane représente la transition aussi bien géographique que spirituelle entre les philosophes ioniens et la philosophie[...]
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Écrit par
- Pierre AUBENQUE : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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