COURNOT ANTOINE AUGUSTIN (1801-1877)
La théorie des chances et l'extension du probabilisme
Ce n'est cependant pas uniquement pour vaincre l'indifférence du public que Cournot renonça aux développements mathématiques. Il a refusé, en effet, de restreindre la science aux mathématiques pures et à la physique mathématique de Newton. À Kant, le logicien rigide, « le philosophe qui a sondé avec le plus de profondeur la question de la légitimité de nos jugements », Cournot a précisément reproché de mépriser tout ce qui ne comporte pas de déduction rigoureuse, de réputer incertain et sans valeur rationnelle tout ce qui n'admet pas la démonstration apodictique. Or, pour l'étude des phénomènes biologiques comme pour celle des phénomènes sociaux, récemment annexés par le positivisme, il lui apparut possible de procéder par voie d'induction probable et non de démonstration logique. Mais, avant même que son horizon scientifique fût élargi par son universelle curiosité, il s'était interrogé sur le degré de probabilité des lois mathématiques, considérées comme des hypothèses imaginées pour relier un certain nombre de faits retenus par l'observation, et que l'on estime susceptibles de pouvoir intégrer les faits qu'une observation ultérieure fera connaître.
Décisive, à cet égard, fut pour l'évolution de sa pensée, alors qu'il était au collège de Gray, la lecture de l'Exposition du système du monde de Laplace, et non moins décisive la rencontre de Poisson, l'auteur des Recherches sur la probabilité des jugements (1837), à l'amitié duquel il dut de passer, dès 1835, de l'enseignement à l'administration universitaire (nommé en 1834 professeur de mécanique et d'analyse à la faculté des sciences de Lyon, Cournot fut appelé l'année suivante aux fonctions de recteur de l'Académie de Grenoble ; inspecteur général des études mathématiques, il termina sa carrière à la tête du rectorat de Dijon, qu'il quitta en 1862). L'Exposition de la théorie des chances et des probabilités (1843), l'ouvrage fondamental de Cournot, doit néanmoins être rattaché à l'ensemble de recherches ouvertes un siècle plus tôt par Bernoulli, reprises en 1812 par la Théorie analytique des probabilités et surtout, deux ans plus tard, par l'Essai philosophique sur les probabilités (qui, de 1815 à 1840, n'eut pas moins de six éditions) de Laplace. C. Gourraud, qui se fit l'historien de ces recherches, écrit dans son étude publiée en 1848 : « L'application du calcul des probabilités aux sciences morales, et notamment à la critique historique, à la jurisprudence, à la législation, à l'économie sociale, à la métaphysique, est une des plus grandes erreurs où soit tombé l'esprit humain. » N'est-ce pas, pourtant, l'avenir que Laplace espérait promis à la théorie des probabilités ? Et n'est-ce pas là le programme que Cournot, précisément, s'est proposé de réaliser ?
En écrivant l'Exposition, celui-ci poursuivait donc deux buts : « D'abord de mettre à la portée des personnes qui n'ont pas cultivé les hautes parties des mathématiques les règles du calcul des probabilités » ; ensuite, « de faire bien comprendre la valeur philosophique des idées de chance, de hasard, de probabilité et le vrai sens dans lequel il faut entendre les résultats des calculs auxquels on est conduit par le développement de ces notions fondamentales ». À la différence de Lacroix, de Fourier, de Bienaymé, il visait à intéresser non seulement les mathématiciens, mais les philosophes. Telle est l'unité de la démarche de Cournot, qui aboutit à faire de la probabilité un élément positif de connaissance.
C'est bien, en effet, l'affirmation qu'il a trouvée chez Laplace, et selon laquelle presque toutes nos connaissances ne sont[...]
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Écrit par
- Bernard VALADE
: professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de
L'Année sociologique
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