WEBERN ANTON VON (1883-1945)
Naissance d'une pensée sérielle
L'épuration se radicalise dans les Six Pièces pour grand orchestre, opus 6, et les Quatre Pièces pour violon et piano, opus 7. Le choix de « petites formes » n'est pas sans évoquer certaines formes d'art oriental, notamment le haikai japonais. Webern semble prendre plus nettement ses distances vis-à-vis de Schönberg ; à partir de l'opus 5, le chromatisme de l'harmonie wébernienne paraît beaucoup plus serré que celui de Schönberg dont les œuvres s'apparentent encore largement à la stylistique d'un Brahms.
Systématisant ses prises de position, Webern écrit en 1912 un texte sur Schönberg où il insiste sur les apports négatifs de celui-ci par rapport à la tradition ; c'est cet aspect antithétique que Webern poussera plus avant, et qui sera repris par les générations successives de musiciens sériels. Webern réalise cette épuration à plusieurs niveaux de composition : la dimension de ses œuvres est nécessairement réduite car les formes doivent atteindre la plus grande concentration ; les sons semblent émerger du silence et retourner au silence, donnant l'impression d'être de « pures présences ».
Dès cette période, Webern se détache de toute réminiscence traditionnelle : les structures contrapuntiques restent « souterraines », les hiérarchies entre mélodies principales et mélodies d'accompagnement disparaissent ; les intervalles harmoniques gagnent une certaine part d'ambiguïté, leurs fonctions ne sont plus clairement prévisibles.
La notion d' intervalle est prise, dans l'œuvre de Webern, dans ses implications philosophiques, synthèse de deux notions antinomiques : l'unité et la dualité, le continu et le discontinu, le simultané et le successif, selon que l'intervalle est envisagé de manière mélodique ou harmonique.
Un des vers de Rilke, extrait des Deux Mélodies pour chant et huit instruments (1911-1912), opus 8, pourrait être pris comme phrase pivot de cette période wébernienne : « Weil ich niemals dich anhielt, halt ich dich fest » (« Parce que je ne te retins jamais, je te tiens fermement »).
De même, la dédicace des Six Bagatelles, opus 9 (1913), à Berg : « Non multa sed multum – combien j'aimerais que cela puisse s'appliquer à ce que je t'offre ici », illustre la volonté de ne retenir, dans l'œuvre, que l'essentiel ; jusqu'à l'opus 11, Trois Petites Pièces pour violoncelle et piano (1914), se déploie un temps éclaté où règne une alternance entre présence et absence. Le phénomène du timbre est exploité avec une conscience de plus en plus rigoureuse, développée la technique que Schönberg avait définie dans son Traité d'harmonie au niveau des timbres : la Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres).
La particularisation de chaque événement sonore n'est plus seulement obtenue à la suite du travail sur les hauteurs, mais l'identité de chaque événement vient de ce que sont étroitement associées toutes les caractéristiques du son, rendant celui-ci en quelque sorte « irremplaçable » ; il n'est plus considéré abstraitement, et prend place dans l'organisation de l'œuvre selon les quatre paramètres de base dont la musique sérielle développera plus tard la systématisation : hauteur, intensité, durée, timbre. Parallèlement, chaque œuvre est pourvue d'une forme autonome au lieu de répondre à des cadres préétablis.
Les Trois Pièces pour violoncelle et piano sont une œuvre pivot dans la musique de Webern : il parvient à un chromatisme tellement généralisé que l'on ne perçoit plus de progression à l'intérieur de l'harmonie et qu'il règne sur l'œuvre une impression de statisme.
Faute de pouvoir suivre un mouvement continu, de se laisser emporter par le flux de liens déductifs, l'auditeur[...]
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Écrit par
- Jean-Yves BOSSEUR : directeur de recherche au C.N.R.S.
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