LOBO ANTUNES ANTÓNIO (1942- )
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La mémoire et le grotesque
Les trois romans qui suivent, inspirés par Benfica, le quartier où l'écrivain a grandi, sont placés sous le signe de la nostalgie. Dans le Traité des passions de l'âme (1990), le Portugal des années 1970 alterne avec les années de l'enfance ; le livre est à la fois une satire du cynisme d'État et des milieux terroristes qui donne lieu, une fois encore, à un carnaval fellinien où évoluent des êtres désespérés. L'Ordre naturel des choses (1992), quant à lui, est constitué de dix monologues intérieurs inventés par une mourante pour conjurer son angoisse. Les thèmes, obsédants, sont ceux de la maladie, de la folie, de la solitude, de la mort. Il s'agit cette fois d'un livre grave, où la farce, la dérision, la férocité des œuvres précédentes font place à une grande compassion. Le troisième roman de ce cycle a pour titre La Mort de Carlos Gardel (1994). Revenant sur des thèmes anciens, l'auteur y présente de « petites tragédies de banlieue » évoquant l'incommunicabilité entre époux, entre parents et enfants, autour du lit d'hôpital d'un adolescent mourant d'une overdose.
António Lobo Antunes inaugure ensuite un nouveau cycle consacré au Portugal contemporain. Le Manuel des inquisiteurs (1996), dont le protagoniste, ancien ministre de Salazar, ne parvient pas à se faire à la démocratie, analyse les mécanismes du pouvoir et les rapports complexes entre riches et pauvres. Avec La Splendeur du Portugal (1998), qui reprend ironiquement dans son titre un vers de l'hymne national, le romancier revient sur la colonisation africaine, les relations difficiles entre Noirs et Blancs, et celles, plus difficiles encore, entre anciens colons et Portugais de Lisbonne. Comme dans les romans précédents s'y fait entendre une polyphonie de voix, de multiples soliloques qui se croisent sans se rencontrer, multipliant les points de vue, témoignant aussi et toujours de la solitude désespérée de chacun. Semblable polyphonie se fait entendre dans Exhortation aux crocodiles (1999) où Lobo Antunes évoque, par la voix de femmes meurtries, qui ne font que les pressentir, les agissements d'une extrême droite féroce qui fit régner la terreur au Portugal quelques années après la révolution.
Un autre ouvrage, Livre des chroniques (1998), formé de chroniques composées pour le supplément littéraire d'un quotidien de Lisbonne entre 1993 et 1998, offre de délicieux récits à l'inspiration très variée, écrits d'une plume plus légère, à l'humour plus serein que celui des romans. Dans la même veine, l'écrivain a publié par la suite Dormir accompagné (2002) et Livre des chroniques III (2004). Au fil du temps, le langage exubérant de ces derniers a également fait place à une écriture plus contenue, mais leur structure éclatée, très travaillée, est devenue de plus en plus complexe, afin d'approcher au plus près l'émotion, la vérité profonde et charnelle de la souffrance humaine. Ainsi encore dans Bonsoir les choses d'ici-bas (2003), Il me faut aimer une pierre (2007), Mon nom est légion (2011) ou encore Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? (2014). C'est par cette mise à nu de ses personnages, tous pathétiques car hantés par les mêmes terreurs, que l'œuvre de Lobo Antunes atteint à l'universel, même si elle est ancrée dans un contexte profondément portugais.
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Écrit par
- Michelle GIUDICELLI : professeur des Universités, professeur de portugais à l'université de Lyon-II-Lumière, traductrice
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