MACHADO ANTONIO (1875-1939)
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Antonio Machado est le principal représentant de ce qu'on appelle la « génération de 98 », qui s'appliqua, après l'écroulement des dernières ambitions impériales espagnoles, à méditer sur les déficiences et sur les erreurs séculaires qui l'avaient provoqué et à retrouver, en revanche, les valeurs permanentes de la culture nationale. Machado parcourt un itinéraire de pensée qui, du silence discret d'une vie consacrée uniquement à la poésie et à la réflexion, le conduit à un engagement généreux pour la cause de la république démocratique, engagement qui le contraint à prendre la route de l'exil où la mort le surprendra. Cet aperçu aide à comprendre le passage d'un romantisme attardé, puis du symbolisme moderniste, à un lyrisme épique et à la limpide inspiration philosophique des derniers poèmes. Et l'on comprend aussi que les écrits en prose (approfondissement inépuisable de thèmes théoriques presque obsessionnels) l'emportent de plus en plus sur la poésie ; celle-ci se fait d'autant moins fréquente qu'elle devient plus intense d'illuminations et d'idées. Fidèle à la tradition lyrique espagnole (savante et populaire) par sa langue et sa métrique, Machado a suivi le chemin le plus audacieux dans l'élaboration conceptuelle et a tracé une parabole rigoureuse et exaltante qui en fait un des représentants les plus valables et les plus nobles de la poésie du xxe siècle.
De l'intimisme à l'épique
Né à Séville, Machado fait ses études à la célèbre Institución libre de Enseñanza de Madrid, centre de culture laïque et progressiste. En 1899, il accomplit le premier d'une série de voyages à Paris, où il aura l'occasion de connaître Rubén Darío, Anatole France, Oscar Wilde et bien d'autres hommes de lettres français et étrangers ; il fréquente les cours de Bergson (1910), qui auront de nombreuses répercussions sur sa pensée. Son premier recueil de poèmes lyriques, Soledades, est publié en 1902 ; Machado lui-même parle à son propos d'« intimisme », de poésie qui naît d'une « profonde palpitation de l'esprit », qui s'exprime « en réponse animée au contact du monde ». La filiation becquerienne (de Gustavo Adolfo Bécquer, poète romantique) et moderniste de ces poésies traduit emphatiquement le caractère introverti de l'inspiration : Machado s'évade du spleen d'un présent morne grâce à l'illusion, ou plus souvent à la rêverie. Et c'est ainsi qu'il évoque – depuis Madrid où il habite – le patio de la maison de Séville, avec sa fontaine murmurante, les intérieurs provinciaux et les petites rues ou les places retentissantes de voix enfantines, les balcons fleuris et les jardins silencieux. Le souvenir poignant produit une syntonisation magique avec les atmosphères et les paysages, au point que parfois les choses, la nature, le temps deviennent interlocuteurs d'un dialogue fraternel. Des thèmes peu nombreux sont continuellement abordés comme pour en distiller désespérément toutes les possibilités évocatrices ; déjà s'affirment péremptoirement des situations (le soir) et des symboles (la fontaine, la noria) que Machado emplit de ses méditations sur le passé et le présent, sur la vie et la mort. Dans l'édition suivante du recueil, avec le titre Soledades, galerías, otros poemas (1907), apparaissent d'autres symboles suggestifs du retour dans le passé et de la destinée humaine : le fleuve, la « galería », tandis que de savantes retouches stylistiques réduisent les intonations décadentes et éclaircissent conceptuellement les passages sentimentaux.
En 1912 paraît l'autre grand recueil poétique de Machado, Campos de Castilla. Celui-ci est dominé, dès le titre, par les vastes plaines castillanes, au centre desquelles le poète avait vécu de 1907 à 1912, comme professeur de français à Soria. Séjour d'abord serein, rendu heureux par le mariage avec Leonor, mais terminé tragiquement par la mort de sa toute jeune femme. Machado sort définitivement de la sphère moderniste et s'impose comme le poète de la moralité de la génération de 1898, par son retour à la tradition médiévale et le remplacement du paysage doux et exténué de l'Andalousie par le sévère paysage castillan. L'influence idéale d'Unamuno domine cette phase créatrice. Évidente apparaît l'application à se rattacher à la veine épico-lyrique du romancero. Les compositions, souvent amples, et d'une architecture complexe, évoquent les espaces de la Castille et suivent le cours du Duero, sous les cimes du Moncayo. Aspérité et grandeur, teintes sombres et cieux immenses : Machado les chante selon l'alternance des saisons et la variété des lumières. Le moi, avec ses sentiments et ses mémoires, est relégué au second plan ; ou plutôt il se laisse envahir par la solennité de la nature, se jette vers un passé collectif et national, voit par le truchement de personnages populairement primitifs, derrière lesquels se détache souvent l'ombre de Caïn (« Tierra de Alvargonzales »). Avec Campos de Castilla, Machado n'acquiert pas seulement un sens plus viril et réaliste de la nature, de la vie, mais il commence aussi à expérimenter cette espèce de dédoublement (le moi par le truchement des autres) qui inspirera Juan de Mairena et d'autres « apocryphes » : « Je pensai, écrit-il, que la mission du poète est d'inventer de nouveaux poèmes de l'éternel humain, histoires animées qui, tout en étant personnelles, vivent toutefois par elles-mêmes. »
La Castille domine encore dans une série de poèmes insérés dans la réédition de Campos de Castilla, parmi les Poesías completas (1917) ; mais elle est désormais un lieu de l'âme, comme auparavant l'Andalousie, avec laquelle elle est d'ailleurs placée dans une sorte de dialectique autobiographique. Détachement méditatif, mais aussi physique, puisque, après la mort de Leonor, Machado s'était fait muter à Baeza, où il composa une bonne partie de la première rédaction de Nuevas Canciones (1924). Cette riche série de poèmes est en apparence moins compacte que les deux recueils précédents. Cela résulte aussi des modèles de composition et de métrique, du cante hondo andalou aux coplas proverbiales, du haïku au sonnet, toutes formes qui parurent au poète plus propres à atteindre l'essentialité, l'absolu de la parole poétique. Après l'effort d'objectivation de Campos de Castilla, la recherche d'une poésie qui ne relève pas du moi, mais du toi, conduit, en surface, à une valorisation des schémas métriques populaires andalous (ceux-mêmes que reprendra plus tard García Lorca) ; mais, en profondeur, cette recherche se résout dans une attitude métaphysique, qui ne rencontre pas des personnes, mais des monades – surtout la Monade première, l'Autre dont tous les autres sont le reflet –, qui ne voit pas des choses, mais des signes secrets du mystère. Alors les grandes métaphores philosophiques d'Héraclite, de Pythagore, de Platon (l'eau qui court sans trêve, la lyre, la caverne ou la ciguë), la mythologie classique et l'Évangile s'offrent à une méditation qui sait donner forme poétique aux interrogations les plus ardues sur la vie et sur l'être. Quand Machado revient à des évocations, à des souvenirs (et il le fait souvent), les paysages deviennent des visions, les saisons deviennent des ères, avec une pureté et une intensité jamais atteintes auparavant.
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Écrit par
- Cesare SEGRE : professeur à l'université de Pavie
Classification
Autres références
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CHAMPS DE CASTILLE, Antonio Machado - Fiche de lecture
- Écrit par Bernard SESÉ
- 825 mots
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