MACHADO ANTONIO (1875-1939)
L'heure de la philosophie
La période 1924-1932, passée à Ségovie (désormais Machado est vénéré comme un maître, écouté et entouré par les jeunes poètes), est marquée par de nouveaux sentiments et de nouvelles activités. L'amour pour Guiomar (Pilar Valderrama) qui lui inspire de rares mais très belles poésies, la collaboration théâtrale avec son frère Manuel, aussi bien pour arranger des drames de Lope et de Calderón que pour composer des comédies et des drames originaux (Desdichas de la fortuna, 1926 ; Juan de Mañara, 1926 ; Las Adelfas, 1928 ; La Lola se va a los puertos, 1930 ; La Prima Fernanda, 1931 ; La Duquesa de Benamejí, 1932). C'est durant cette période que l'élément d'autocritique et d'autoréflexion exige un espace autonome : les proses des Complementarios (publiées presque toutes posthumes), le Cancionero apócrifo (paru en 1926), Juan de Mairena (publié en 1936, mais d'autres chapitres furent imprimés séparément) constituent un discours uniforme et compact qui porte aux dernières conséquences d'anciennes méditations de Machado. À part les pages critiques, précieuses pour définir sa poétique, ce qui domine dans ces écrits pleins de références philosophiques (les présocratiques, Platon, Leibniz, Kraus, Kant, Bergson, Unanumo, Heidegger), c'est le problème du moi et de l'autre, déjà résolu provisoirement par la volonté d'objectivation de Campos de Castilla. Maintenant, le poète a une double solution, théorique et imaginative. La solution théorique le conduit à une sorte de religion de l'absence, à la contemplation d'un Autre universel qui se révèle être le Néant, le Zéro. La solution imaginative fut, pour Machado, l'idéation d'hétéronymes, probablement sur l'exemple de Fernando Pessoa. Pour sortir de l'intimisme qu'il désapprouve toujours, il faut se libérer de son propre passé personnel, avec son halo de pathos, et faire place à un passé apocryphe, un passé « corrigé, épuré, soumis à une nouvelle structure, jusqu'à se transformer en une création proprement dite ». Et voici une longue série de poètes (mais seuls Abel Martín et Juan de Mairena eurent longue vie), créés par Machado pour en faire les auteurs d'un groupe considérable de ses poésies. C'est une façon péremptoire d'échapper à l'inévitable prédétermination de la personne historique et de donner aux intuitions sur les thèmes les plus ardus (l'amour, la mort, le temps) un caractère absolu. En effet, ces poésies, fleuries au sommet d'une méditation rationnelle, sont d'autant plus intenses et concentrées qu'elles sont plus rares. Les tendances des Nuevas Canciones trouvent leur expression définitive (quelquefois seulement elles vont au-delà de leur but et se gèlent dans l'abstraction). Et c'est justement dans le Cancionero apócrifo qu'un groupe de sonnets évoque, avec une vigueur de symboles, l'Éros qui est presque toujours resté, chez Machado, un sentiment pudique et rêveur. Il est bien vrai que « les grands poètes sont des métaphysiciens manqués ; les grands philosophes sont des poètes qui croient à la réalité de leurs poésies ».
En 1932, Machado s'était établi à Madrid comme professeur, d'abord à l'institut Calderón de la Barca, puis au Cervantes ; il suivit de près les événements et les enthousiasmes qui entourèrent la proclamation de la république. C'est dans ce cadre de renouvellement idéal (qui couronnait, au fond, l'examen de conscience de 1898), qu'il faut placer Juan de Mairena : tout en restant fidèle aux intérêts critiques et théoriques de Machado, cette œuvre répond à des nécessités noblement pédagogiques. Avec une bonne dose d'ironie et avec le goût de révéler la clé de sa dialectique personnelle, Machado passe sans pitié au crible les[...]
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Écrit par
- Cesare SEGRE : professeur à l'université de Pavie
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