TABUCCHI ANTONIO (1943-2012)
L'écrivain et ses doubles
Les accents autobiographiques, qui parcourent tous ses récits, se confirment dans la tourmente profonde qui agite L'Ange noir (1991). Summum de l'inquiétude, ce recueil sonde les forces occultes et malfaisantes qui animent les étapes les plus troubles de l'histoire de l'humanité, et les moments les plus chargés de culpabilité de la mémoire individuelle. Cet hommage – dans le choix du titre – au poète italien Eugenio Montale traduit un profond respect de la blessure subie et un rejet entier du confort criminel qu'apporte l'oubli. De nouveau, l'auteur semble répondre à la part la plus sombre de sa réflexion, avant de se réfugier dans la magie de l'onirisme et dans le plaisir sans fin que procure la poésie. Il publie ainsi coup sur coup deux recueils s'appuyant explicitement sur le thème du rêve, porté cette fois aux confins du délire imaginaire. Rédigé en Portugais, Requiem (1992) est en effet sous-titré « Une hallucination ». En rencontrant une dernière fois les fantômes de vieux amis décédés ou d'écrivains disparus, un promeneur y règle ses comptes avec son inconscient. Publié la même année, Rêves de rêves (1992) constitue une collection de textes originaux, d'un ton assez comparable. L'auteur s'y confronte aux figures majeures de son parcours artistique, d'Ovide à Freud, en passant par Rabelais, Goya, Leopardi, Rimbaud et, bien sûr, Pessoa. Il imagine cette fois leurs rêves, et autant d'univers variés et magiques qu'il dépeint avec poésie. Enfin, Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa (1994) clôt la série onirique par le récit programmé de rencontres imaginaires entre le poète agonisant et ses nombreux hétéronymes.
Une nouvelle facette du talent d'Antonio Tabucchi s'exprime à travers Pereira prétend (1995) et La Tête coupée de Damasceno Monteiro (1997). Le premier de ces récits adopte en effet le ton du journal intime sans pourtant en épouser la forme. L'auteur y analyse les conséquences de la dictature salazariste sur le quotidien de l'individu, en privilégiant un ton qui tend, avec l'intrusion d'un jeune immigré italien, à la dénonciation. Dans une atmosphère étouffante, un vieux journaliste aux préoccupations passéistes et mortifères se trouve brutalement confronté aux réalités de l'oppression, qui le conduisent à un soudain et bouleversant examen de conscience. La Tête coupée de Damasceno Monteiro adopte au contraire le ton léger de l'enquête policière, menée par un jeune étudiant dans la ville de Porto. Mais le rythme de la chronique cède bientôt le pas à celui de la réflexion politique, abordée sous un angle philosophique par l'avocat Loton. Comme le jeune révolutionnaire de Pereira prétend, ce défenseur des causes perdues provoque une prise de conscience chez l'investigateur, en lui révélant les méandres éthiques de la philosophie du droit, de la raison d'État et de la censure, et en dénonçant la violence qui pousse l'homme au crime, à l'abus de pouvoir et à la torture.
Tour à tour chroniqueur, analyste et narrateur au talent multiple, voir polémiste quand, à partir de 1994, il s'oppose au Premier ministre Silvio Berlusconi et à sa vision de la société italienne, Antonio Tabucchi s'est imposé comme l'une des figures majeures de la scène littéraire italienne. Partagée entre langues et pays, son œuvre, exempte de tout provincialisme, est tournée vers l'universalité du rêve et la magie troublante de l'imaginaire. Son regard tourmenté dégage de l'histoire et de la culture européennes une perception profondément humaniste de l'homme contemporain. Les adaptations cinématographiques des récits Nocturne indien, Requiem et Pereira prétend ont déjà assuré une large diffusion et un grand succès à sa production.[...]
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Écrit par
- Carina MEYER-BOSCHI : DEA de littérature italienne contemporaine à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média
Autres références
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ITALIE - Langue et littérature
- Écrit par Dominique FERNANDEZ , Angélique LEVI , Davide LUGLIO et Jean-Paul MANGANARO
- 28 412 mots
- 20 médias
...le réemploi maniériste de formes traditionnelles comme Michele Mari dans Io venìapien d’angoscia a rimirarti(1990) et, dans une certaine mesure, Antonio Tabucchi (1943-2012) dont les récits gardent cependant un rapport allégorique très fort avec la réalité politique et idéologique de son temps,...