APELLE (IVe s. av. J.-C.)
Connu essentiellement par des textes de Pline l'Ancien et de Lucien, Apelle se vit attribuer, à la Renaissance, une place d'honneur parmi les maîtres de l'art. Comment expliquer le paradoxe de cette fascination, purement intellectuelle, pour un peintre dont on ne possède plus aucun tableau ? Comprendre l'engouement pour la figure d'Apelle chez les humanistes et les artistes de la Renaissance, c'est s'interroger sur le peu de chose que l'on sait du plus grand peintre de la Grèce.
Une biographie fragmentaire
La mosaïque d'anecdotes rapportées sur Apelle ne suffit pas en effet à composer une biographie : quelques pages de Pline, un texte de Lucien, des notations éparses chez Plutarque et les historiens d'Alexandre. D'autant que bon nombre des récits que rapporte Pline l'Ancien au livre XXXV de son Histoire naturelle, la plus importante de ces sources, correspondent à des lieux communs parfois attribués, par d'autres auteurs, à d'autres artistes, Zeuxis notamment. En traçant le portrait d'Apelle, c'est plutôt un catalogue des figures littéraires de l'« artiste » que dresse Pline. C'est ainsi sans doute qu'il fut lu, plus que comme un document sur la carrière du peintre préféré d'Alexandre le Grand.
Peu importe, dès lors, que le véritable peintre grec qui a porté le nom d'Apelle soit effectivement né à Cos en 332 avant J.-C., comme on le déduit de Pline et d'Ovide, ou à Colophon, comme l'affirme Suidas (Souda), qu'il ait été l'élève de son père, le peintre Pythéas d'Éphore à Éphèse ou de Pamphile d'Amphipolis. Synthèse des écoles de la Grèce, il allie la légèreté de l'école ionienne et l'esprit rigoureux des peintres de Sicyone. En ce sens, il incarne donc l'artiste complet. Archétype du peintre, il constitue à la Renaissance une figure d'autant plus efficace qu'il ne peut être assimilé à aucun motif plastique conservé, qu'il n'est réductible à aucun catalogue. Il occupe pour Pline, au Panthéon des peintres, la place du maître qui « surpasse les artistes présents et à venir », toposrhétorique que Vasari devait appliquer à Michel-Ange. Dans les textes concernant Apelle, les humanistes trouvent ainsi la quasi-totalité du répertoire des figures qui servent à l'éloge d'un peintre.
Miroir des artistes, la figure d'Apelle est faite pour susciter la comparaison. « Un autre Apelle » s'impose à la Renaissance pour signifier paradoxalement qu'un peintre n'a pas d'égal. Seule la foi qui anime l'œuvre d'un Fra Angelico peut le rendre encore supérieur, selon son épitaphe à Rome dans l'église Santa Maria sopra Minerva, au génie de la Grèce. Trois maximes attestent cette popularité de l'image d'Apelle. Admirant la méticulosité d'un travail de Protogène, Apelle dit que la seule supériorité qu'il eût sur son concurrent était de savoir « ôter la main d'un tableau ». La Bibliothèque nationale à Paris possède une copie manuscrite de ce passage de Pline portant, en marge, les postillae que Pétrarque mettait aux livres de sa bibliothèque. Face à cette phrase, que l'on trouve aussi dans les Lettres de Cicéron et chez Pétrone, il indique : « Penses-y, Francesco, quand tu écris. » Cette application d'un précepte pictural à l'art d'écrire, variante de l'ut pictura poesis d'Horace, vaut aussi pour le second proverbe d'Apelle, relevé également par Pétrarque, Nulla dies sine linea : cette discipline quotidienne du créateur concerne, dans son esprit, l'écrivain. Comme l'a démontré M. Baxandall, dans l'humanisme d'avant 1450, art rhétorique et composition picturale sont indissociables. Enfin, passée dans le langage courant, l'apostrophe du peintre au[...]
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Écrit par
- Adrien GOETZ : agrégé de l'Université, ancien élève de l'École normale supérieure, maître de conférences à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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