ARCHÉOLOGIE (Archéologie et société) Archéologie et enjeux de société
L'âme du peuple
Même sans base raciale définie, l'idéologie de l'État-nation repose sur la conception d'une « âme nationale » (en allemand, Volksgeist), transmise depuis la plus haute antiquité au sein d'un même groupe humain identifiable par ses productions matérielles, techniques et artistiques. C'est l'archéologue allemand Gustav Kossinna, titulaire, dans le premier quart du xxe siècle, de la chaire de préhistoire de Berlin, qui en exprima la théorie la plus explicite : « Des provinces culturelles nettement délimitées sur le plan archéologique coïncident à toutes les époques avec des peuples ou des tribus bien précis. » Il suffit donc de remonter de proche en proche, à partir des peuples et nations modernes, pour identifier leurs plus anciens ancêtres, et en même temps leur territoire d'origine, sinon leur « espace vital » (Lebensraum). Ce n'est pas un hasard si cette recherche a pris en Allemagne une forme plus intense qu'ailleurs : il n'y avait pas de territoire national commun ; et même après l'unification allemande de 1871, la nationalité allemande était répartie entre deux empires multinationaux, au sein desquels elle pouvait courir le risque d'une dilution. Au moment du traité de Versailles, après la Première Guerre mondiale, Kossinna lui-même fit parvenir aux négociateurs des arguments archéologiques pour prouver la germanité de certains territoires orientaux.
À un niveau plus large encore, la science allemande s'est illustrée, durant tout le xixe siècle, dans la définition et le traitement du problème « indo-européen » (en allemand, indo-germanisch). La reconnaissance, au début du xixe siècle, d'une parenté linguistique entre la plupart des langues de l'Europe et de l'Asie (langues « indo-iraniennes ») a en effet conduit les savants allemands à postuler l'existence d'un « peuple originel » (Urvolk), ancêtre commun à tous les peuples européens, qui aurait vécu dans une « patrie originelle » (Urheimat) et parlé la langue indo-européenne originelle (Ursprache). Si les historiens et les linguistes situent d'abord cette patrie en Inde ou en Asie centrale, les archéologues, lorsqu'ils entrent en scène à la fin du xixe siècle, revendiquent une patrie proprement européenne. Dans cette logique, Kossinna identifie bientôt le berceau des « Indo-Germains » à celui des Germains : selon lui, c'est sur les bords de la Baltique que se serait formé, il y a environ 10 000 ans, un peuple d'exception, voué à conquérir bientôt l'Europe et une partie de l'Asie, mais dont les représentants les plus purs restent néanmoins alors les Allemands. Le nazisme tirera de telles constructions toutes les conséquences.
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Écrit par
- Jean-Paul DEMOULE : professeur émérite à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et à l'Institut universitaire de France
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