Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ARCHÉOLOGIE (Archéologie et société) Archéologie et enjeux de société

Thraces et Daces, Gaulois et Francs

Mais l'utilisation de l'archéologie à des fins nationales n'a évidemment pas été une exclusivité allemande. Les élèves polonais de Kossinna utilisèrent les mêmes méthodes, en retournant seulement ses arguments, pour affirmer la « slavité » de territoires que leur maître avait déclarés allemands. La fondation de musées archéologiques nationaux sera, en Europe centrale et orientale, l'un des acquis des mouvements nationaux qui se développent au cours du xixe siècle au sein des quatre grands empires multinationaux (ottoman, autrichien, russe et allemand). Sur le modèle occidental, les élites locales tâchent de faire coïncider les nationalités modernes avec des peuples préhistoriques attestés par l'archéologie et par l'histoire. Le processus est particulièrement flagrant dans la péninsule balkanique. À mesure que l'empire turc se retire de cette région jugée stratégique, les puissances européennes, plutôt que de permettre l'apparition d'États de quelque importance, veillent au contraire à la « balkaniser » en micro-États.

De même que les linguistes seront chargés de créer une langue nationale unifiée, les archéologues devront donc reconstruire un passé « thrace » pour la Bulgarie, « dace » pour la Roumanie, « illyrien » pour l'Albanie – alors même que les données recueillies se révèlent plus complexes. Le cas de la Grèce est plus intéressant encore : travaillant de concert, les archéologues grecs et occidentaux privilégient, au détriment de tous les autres, les vestiges du siècle de Périclès, dont la Grèce moderne serait la descendante directe, mettant ainsi entre parenthèses les vingt-cinq siècles suivants d'une histoire très riche, et multi-ethnique. Ce processus s'est reproduit à chaque fois qu'il a fallu justifier des découpages politiques, la plupart du temps issus des colonisations, puis décolonisations européennes. On l'observe par exemple en Afrique, dans le Caucase, dans les Balkans toujours, ou encore au Proche-Orient. À la fin du xxe siècle, le détournement de l'archéologie et de l'histoire pour justifier l'éclatement sanglant de la Yougoslavie a été particulièrement évident et tragique, y compris dans les relais qu'il a pu trouver chez certains intellectuels occidentaux.

La France n'a pas échappé à ces manipulations du passé. Certes, la question nationale s'y pose en des termes différents au début du xixe siècle, puisque le territoire est acquis de longue date, grâce aux conquêtes minutieuses d'une monarchie très centralisée. Il paraît donc donné. De même, la langue nationale est stabilisée très tôt et, héritière naturelle de la langue sacrée (le latin), utilisée par toutes les élites cultivées de l'Europe, elle n'a pas à se forger d'histoire ni d'ancêtres. Pourtant, et ce surtout après le traumatisme de la défaite de 1870 contre la Prusse, on y reconstruira de manière tout aussi artificielle qu'ailleurs un passé préhistorique. Ce sera celui de « nos ancêtres les Gaulois », dont l'ancestralité ne remonte qu'au dernier quart du xixe siècle. La Gaule que décrit César n'est qu'une notion géographique. Trois grandes zones culturelles peuvent y être reconnues, entièrement distinctes par leurs langues et leurs coutumes. Elles sont en outre éclatées en une soixantaine d'États indépendants. Même sous domination romaine, la Gaule n'a jamais formé une entité administrative unique.

De même, les manuels scolaires français se sont souvent efforcés de gommer la germanité de l'époque mérovingienne et carolingienne. On la traite de manière péjorative (les « rois fainéants » mérovingiens), on francise les noms propres (Charlemagne, Aix-la-Chapelle). Symétriquement, la célébration, en 1996, du 1 500[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur émérite à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et à l'Institut universitaire de France

Classification

Médias

Photographie aérienne et archéologie - crédits : R. Agache/ Ministère de la Culture, 1977

Photographie aérienne et archéologie

Archéologie préventive : Nîmes - crédits : M. Célié, Musée d'art et d'histoire de Nîmes/ INRAP

Archéologie préventive : Nîmes

Autres références

  • ARCHÉOLOGIE MÉDIÉVALE

    • Écrit par
    • 4 883 mots
    • 5 médias

    L’archéologie médiévale rassemble un large spectre de méthodes permettant d’étudier les témoignages matériels des cultures qui se sont succédé entre le ve et le xve siècle. Elle s’intéresse aussi bien aux structures enfouies ou en élévation qu’au mobilier et aux informations issues...

  • AFRIQUE (Histoire) - Préhistoire

    • Écrit par
    • 6 326 mots
    • 3 médias

    La préhistoire de l'Afrique est littéralement la préhistoire de l'humanité. Les recherches archéologiques effectuées en Afrique sont le fait de toutes les traditions académiques, offrant ainsi une multiplicité de perspectives sur l'évolution des sociétés humaines. En outre, le continent...

  • AFRIQUE (Histoire) - De l'entrée dans l'histoire à la période contemporaine

    • Écrit par , et
    • 9 654 mots
    • 6 médias

    L'histoire du continent tout entier apparaît comme une entreprise récente et difficile. Pendant longtemps, seules l'égyptologie, l'islamologie et l'histoire coloniale l'ont, chacune de son point de vue, abordée ; il faut noter du reste que les très anciens systèmes d'écriture, en Égypte, à Méroé, en...

  • AFRIQUE NOIRE (Arts) - Aires et styles

    • Écrit par , , , et
    • 15 151 mots
    • 2 médias
    ...d'archives, la connaissance très fragmentaire de cette histoire se fonde essentiellement sur l'étude conjointe des données livrées par la tradition orale et par l'archéologie. Le sol nous a laissé cependant peu de vestiges au regard d'autres régions du monde. Les raisons en sont simples : l'archéologie est...
  • AFRIQUE ROMAINE

    • Écrit par et
    • 9 564 mots
    • 10 médias

    La domination administrative et politique de Rome sur les diverses régions de l'Afrique du Nord (mis à part la Cyrénaïque et l'Égypte) s'étend sur près de six siècles : depuis la prise et la destruction de Carthage par Scipion Émilien (146 av. J.-C.) jusqu'au siège et à la...

  • Afficher les 245 références