ARCHITECTURE & MUSIQUE
Nouvelle position du problème : la critique de la conscience esthétique
Ne faut-il pas cependant s'interroger sur cette réduction de la « forme » à l' objet ? On se rappelle en quels termes le Heidegger de « l'époque des conceptions du monde » entreprenait – en 1938 – de se démarquer de Hegel : à la différence de ce dernier, l'auteur de Sein und Zeit refusait d'admettre que la relation sujet-objet, c'est-à-dire la conscience dans l'acception traditionnelle, gouvernât l'élévation de l'étant en général – et notamment de cet étant qu'est l' œuvre d'art – à la vérité. Pour Heidegger, une telle élévation ne pouvait dépendre que d'une présence à l'être infiniment plus large que n'importe quel « champ de conscience », et il devenait impossible, dans ces conditions, de rapporter l'« origine » de l'œuvre à une quelconque stratégie productive du sujet. D'où la réinterprétation de la thèse hégélienne sur la « mort de l'art » : celle-ci ne signifiait nullement, pour Heidegger, la subsomption de la sphère artistique sous un champ de conscience plus vaste, celui de la philosophie par exemple. C'était bien plus grave : en une époque qui ne se soucie que de science et de technique, on ne cherche plus « la » vérité, mais on se borne à configurer des Weltanschauungen, des « visions » de la réalité à l'aide desquelles le sujet se « représente » les étants comme autant d'objets mesurables, c'est-à-dire taillables à merci ; et, selon que ces objets intéressent plus ou moins le sujet, on leur assigne plus ou moins de « valeur ». Ainsi, plus le monde est asservi à la volonté de puissance du sujet, et plus il paraît objectif à ce dernier ; et plus cette objectivation s'accroît, plus se déchaîne la subjectivité du sujet.
Ces considérations ne nous éloignent-elles pas et de l'architecture et de la musique ? Au contraire : pour le fidèle disciple de Heidegger qu'est, tout au moins au départ, Hans Georg Gadamer, l'architecture est de tous les arts celui qui invite le plus clairement à quitter les parages désastreux de la « conscience esthétique ». Celle-ci, on l'a vu à propos de Souriau et de Gilson, ne peut que se rabattre en fait sur une « différenciation » qui se sert des dimensions subjectives ou spirituelles de la sensibilité anthropologique, l'espace et le temps de l'Esthétique transcendantale de Kant, pour garantir le statut d'objet de l'œuvre d'art. Cela revient à tout abdiquer en faveur de la spéculation sur les « valeurs » : de la fresque au chevalet, la constitution de la peinture en objet peut se laisser déchiffrer en termes d'ouverture de marché. Le cas de l'architecture est tout différent : aborder la problématique architecturale en s'hypnotisant sur la « différenciation » (c'est-à-dire sur le mythe objectivant de la correspondance des arts), c'est fétichiser le déjà là, l'espace et le temps comme déjà donnés, sur la stabilité desquels on est libre de spéculer (y compris économiquement) ; mais la différenciation est déboutée et peut faire place à ce que Gadamer dénomme l'« indifférenciation esthétique » (Aesthetische Nichtunterscheidung), situation de risque et d'imprévisibilité majeure où se brouillent, entre autres, la distinction figure/fond et le pli sujet/objet qu'elle présuppose, dès l'instant où l'édifice est envisagé comme recélant plus et autre chose que la solution d'un problème (technique) de construction ; dès l'instant où, positivement, compte tenu du contexte au sein duquel il surgit, il apparaît comme fixant ce contexte à travers le temps et nous le transmettant, même dépassé. Alors, l'œuvre en soi, c'est-à-dire ce que la conscience esthétique se croit habilitée[...]
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Écrit par
- Daniel CHARLES : musicien, philosophe, fondateur du département de musique de l'université de Paris-VIII
Classification
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