ARCHITECTURE (Thèmes généraux) Architecture et philosophie
Au-delà de la modernité
Parti d'une méditation sur le lien de l'architecture et de l'archè, le discours du philosophe n'aura donc fait que confirmer ce que les architectes eux-mêmes avaient depuis toujours pressenti : voir dans cet art un modèle pour la philosophie elle-même en insistant sur la dimension « apollinienne » de Vitruve, bref imaginer qu'avec l'architecture, c'est l'Occident qui, Œdipe aidant, met à mort ses sphinx et fonde une tradition unitaire, centrée sur la raison – tout cela n'est sans doute et n'a jamais été que vœu pieux : théologie. Non, les Sommes théologiques n'ont jamais arraché tout à fait les cathédrales à ce que Hegel appelait la « religion naturelle » ; et, symétriquement, il n'est pas d'édifice de pensée qui ne s'effondre en se fondant.
Le xxe siècle sera-t-il plus consolant ? Mais ce qu'enseigne le temple grec à Heidegger, n'est-ce pas, en deçà de l'« ouverture d'un monde », le « repos sur le roc » qui fait « ressortir l'obscur de [ce] support brut » ? « La terre, dit Heidegger c'est, par essence, ce qui se ferme. » En opposition au monde, la terre est le lieu secret « où l'épanouissement de tout ce qui s'épanouit retourne s'abriter, en tant que tel » ; elle ne se montre « que si elle demeure indécelée et indéchiffrée. La terre fait ainsi se briser contre elle-même toute tentative de pénétration ». La terre dit l'être « comme absence et retrait, d'où procède toute entrée en présence ». Le retrait à son tour, loin de désigner l'absence de l'être, signifie la dispensation de sa présence : se retirer, cet acte « appartient au propre de l'être. L'occultation, le retrait, est une manière dont l'être dure comme être, dont il se dispense, c'est-à-dire s'accorde ». « Dispensation et retrait sont le même, et non deux. »
Quelle que soit, donc, l'allégeance de Heidegger – et de tout l'Occident – à la Grèce et à la parole grecque, donc à la clarté, l'archè renvoie, selon le mot d'Emmanuel Lévinas, « les merveilles de notre architecture » à leur fonction de « cabanes dans le désert ». Faut-il dès lors renverser complètement la perspective, et s'inquiéter non plus de l'archè, mais de l'autre composante du mot « architecture », la tecture, dont le Heidegger de « Bâtir Habiter Penser » nous rappelle qu'elle évoque l'idée d'engendrement, et, plus largement, la technè – l'art, ou la technique – ? Mais la technè n'introduit-elle pas de son côté une dimension opératoire et manipulatrice – celle même de l'ingénierie – qui court-circuite tout logos et tend aujourd'hui à faire de la « techno-logie » une contradiction dans les termes ? « Cette tecturetragique, suggère Daniel Payot, c'est peut-être déjà celle des Égyptiens, dont Hegel soulignait qu'ils ne savaient aucune langue “claire et nette”, et qui pour cela se dépensaient sans relâche, sans autre but que la dépense même, en un travail gigantesque de construction : conduits par aucune règle, aucune archè ni aucun telos, mais par ce devant quoi on ne peut que bâtir, inventer des images, ou rire : le “texte” à jamais illisible de la mort. »
Hegel a donc apparemment verrouillé, comme on dit aujourd'hui, toutes les issues. Il n'empêche qu'il n'a pas pu ne pas accorder l'existence d'un « double commencement », d'un écart entre Égypte et Grèce, entre pyramide et théâtre, entre labyrinthe et temple ; et que son système, si complet et abouti qu'il se veuille, ne donne pas de réponse claire (autre que « logique »...) à la question première : « comment, pourquoi sortir d'Égypte ? » Question qui ne renvoie pas seulement, ni même d'abord, à l'Ancien Testament.[...]
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Écrit par
- Daniel CHARLES : musicien, philosophe, fondateur du département de musique de l'université de Paris-VIII
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