ARGENTINE
Nom officiel | République argentine (AR) |
Chef de l'État et du gouvernement | Javier Milei (depuis le 10 décembre 2023) |
Capitale | Buenos Aires |
Langue officielle | Espagnol |
Unité monétaire | Peso argentin (ARS) |
Population (estim.) |
47 225 000 (2024) |
Superficie |
2 704 789 km²
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Article modifié le
La République argentine occupe la majeure partie du cône sud de l’Amérique. Avec 2 780 000 km2 (sans compter 11 400 km2 des îles Malouines et 996 000 km2 de l'Antarctique, espaces que revendique l'Argentine), elle est, par sa superficie, le deuxième pays de l'Amérique du Sud, après le Brésil qui lui est frontalier au nord-est. Étendue depuis le tropique du Capricorne jusqu'à la Terre de Feu, les autres pays qui lui sont contigus sont l'Uruguay à l'est, le Paraguay et la Bolivie au nord et le Chili tout au long de son flanc ouest.
Son territoire est composé de plaines pampéennes, mais comprend également des zones tropicales, le grand désert patagonien, ainsi que de hauts massifs andins. La Pampa fournit les ressources principales du pays, à travers l'élevage et l'agriculture du grain, qui sont exportées sur les marchés mondiaux. L'industrie se concentre fortement le long du littoral fluvial, dans la région de Buenos Aires.
Sa population comptait plus de 46 millions d'habitants lors du recensement de 2022, dont plus d'un tiers dans la seule province de Buenos Aires. Elle est en grande majorité issue des vagues d'immigration européenne de la fin du xixe et du début du xxe siècle, principalement espagnole et italienne. Même si les Indiens sont pratiquement absents du pays depuis la brutale conquête de leurs territoires durant le dernier quart du xixe siècle, l'usage des langues indiennes perdure, principalement dans le Nord-Ouest, et les métissages sont nombreux.
Le pays oscille entre la fascination et le rejet de l'Occident avec la certitude d'avoir une identité et un destin propres d'où émerge une « argentinité » revendiquée avec vigueur. Si bien que la recherche d'une « amitié » ou d'une dépendance vis-à-vis d'une puissance tutélaire – le Royaume-Uni durant les années 1930 et les États-Unis dans les années 1990 – s'accompagne d'une sorte de traumatisme lié aux influences qui se sont succédé au cours de son histoire. Aussi, le nationalisme argentin revêt généralement un discours de libération, se focalisant sur le thème de la « seconde indépendance » (la première indépendance ayant eu lieu, face à la couronne espagnole, durant le premier quart du xixe siècle). À travers ce prisme se comprend le succès du péronisme.
L'Argentine renoue ainsi avec une volonté de trouver une place propre sur la scène internationale. Mais cette place propre s'articule désormais avec une politique d'intégration économique régionale sur le modèle de l'Union européenne, le Mercosur (Marché commun du Sud).
Géographie
Le cadre physique
Un pays de grandes plaines
Une structure de socle a marqué l'Argentine : le bouclier brésilien fournit le soubassement de la Pampa et du Chaco mais, brisé et effondré, il n'affleure que sur les bords. La plaine pampéenne couvre près de 600 000 km2 et se prolonge, sans solution de continuité autre que bioclimatique, sur les 300 000 km2 de la partie argentine de la plaine du Chaco. Cet immense ensemble vient buter sur le massif andin au nord-ouest, les blocs soulevés des sierras de Córdoba et de San Luis au centre, et l'avant-pays basaltique du secteur méridional des Andes de Mendoza au sud-ouest. Au sud, la transition avec les plateaux de Patagonie est d'abord d'ordre climatique, cependant que la tectonique profonde fait affleurer quelques vieilles échines, presque ennoyées sous les dépôts éoliens dans la sierra del Tandil (500 m) et sur la rive nord du Colorado, mieux dégagées dans le massif déjà puissant de la Ventana (1 243 m).
Dans son ensemble, c'est un domaine d'épaisses accumulations continentales qu'interrompent quelques séries sédimentaires marines ou lacustres au long du tracé actuel de l'estuaire et du río Paraná. L'ampleur des formations superficielles donne au modelé une incontestable originalité : du río Pilcomayo, qui constitue la frontière du Paraguay, au río Colorado qui coule aux lisières de la Patagonie, l'aréisme est la dominante du Chaco et de la Pampa. Trois rivières seulement, descendues des Andes tropicales bien arrosées, réussissent à traverser le Chaco : le Pilcomayo, le Bermejo et le Juramento Salado. Le seul cours d'eau pampéen pérenne, le Salado de Buenos Aires, n'acquiert quelque consistance que par l'intervention de l'homme qui dirige vers lui un réseau de canaux de drainage. Les rivières qui naissent dans les sierras occidentales se perdent en de vastes épandages semi-palustres ; la dépression de Mar Chiquita absorbe les eaux du Saladillo et des deux ríos. Les puissants torrents des Andes de San Juan et Mendoza disparaissent dans la plaine que le Desaguadero, souvent à sec, ne draine que de façon sporadique en direction du río Colorado.
Cette absence de drainage organisé est à coup sûr le trait le plus marquant du modelé pampéen. Les nappes d'inondation temporaires, les marécages et les étangs du Chaco et de la Pampa atlantique, ainsi que les chapelets de lacs de la Pampa moyenne révèlent les difficultés de l'écoulement. Les dépôts éoliens de l'époque glaciaire ont donné, sous un climat relativement équilibré, des sols fertiles qui sont à l'origine de la proverbiale richesse agricole et pastorale de la Pampa. Ces plaines pampéennes ne présentent cependant que rarement l'uniformité et la platitude que l'imagination voudrait leur attribuer : vallonnements verdoyants du bas Paraná auxquels fait suite un ample domaine de prairies inondées au sud-est de Buenos Aires, vastes constructions de piémont au contact des sierras, plaine limoneuse parsemée d'étangs de la Pampa moyenne, hautes surfaces encroûtées du Sud-Ouest, étendues dunaires du secteur central et véritables ergs du Grand Ouest, regs pierreux du secteur intermédiaire coupés de longues et profondes dépressions, autant de paysages distincts, de milieux naturels divers ou opposés qui ont largement déterminé les styles de peuplement et de mise en valeur. La plaine du Chaco par l'épaisseur des accumulations d'éléments fins limoneux ou sableux, par sa parfaite platitude et la masse forestière qui la recouvre, représente au nord du Salado une unité originale, en rapport avec sa position en latitude. À ces plaines structurales on peut rattacher les terres basses de la Mésopotamie, entre les fleuves Uruguay et Paraná. Sur la rive gauche du Paraná, le socle affleure : bas plateau recouvert de limons dans le Sud et disséqué en minces collines quand il se relève, l'Entre Ríos est relayé au Nord par la haute plaine de Corrientes, noyée sous les apports alluviaux anciens du Paraná qui y construisit son premier delta. Celui-ci est à l'origine d'un paysage d'étangs et de marécages. Les Misiones, enfin, font partie des hauts plateaux du Sud brésilien à couverture basaltique, vigoureusement entaillés par de multiples rivières qui évacuent vers les deux fleuves profondément encaissés les précipitations abondantes de ce domaine déjà tropical.
Au sud du río Colorado, la Patagonie est loin de présenter la simplicité des lignes et des surfaces qu'on lui prête volontiers. Il est possible cependant de retenir en première analyse l'image d'une mosaïque de hauts plateaux mal ajustés : sur un empilement de couches sédimentaires s'étendent d'amples épanchements basaltiques ou encore des nappes de cailloux roulés d'âge préglaciaire ou glaciaire, surfaces rugueuses ou pierreuses battues par le vent ; vers le Centre, les chaînons crétacés des Patagonides bousculent quelque peu ce schéma. La structure et le modelé offrent pourtant une double chance à la vie humaine. L'exploitation des réserves de pétrole et de gaz emprisonnées dans les sédiments secondaires et tertiaires a créé ou développé un paysage industriel et une vie urbaine précisément dans les régions climatiquement les plus défavorisées. De plus, cinq larges vallées, calibrées au moment des grandes décharges fluvio-glaciaires, recoupent le dispositif de plateaux. Celles du Nord, et particulièrement le río Negro, ont attiré un peuplement dense sur des vignobles et des vergers irrigués. Au sud, la rigueur du climat n'autorise plus de telles spéculations et les vallées n'ont d'autre intérêt que d'assurer le ravitaillement en eau des troupeaux et d'offrir à leur embouchure de médiocres sites de ports. Cette Patagonie méridionale est déjà un avant-pays andin. La nécessité y apparaît plus évidente qu'ailleurs de présenter ces vastes ensembles de plaines et de plateaux en rapport avec la puissante barrière montagneuse à laquelle ils s'adossent à l'ouest.
La barrière des Andes
La cordillère des Andes est l'élément le plus marquant d'un ensemble de hautes et moyennes montagnes, de hauts plateaux et de bassins fermés, barrière élevée et massive qui isole l'Argentine du Pacifique et détermine sa vocation de pays des plaines atlantiques. La Cordillère elle-même, surgie en plusieurs phases au Tertiaire, s'allonge du 27e parallèle au détroit de Magellan. On y relève jusqu'à la latitude de Mendoza les plus hautes altitudes d'Amérique proches de 7 000 mètres ( Aconcagua, 6 960 m), mais la chaîne s'abaisse rapidement en Patagonie, où elle ne dépasse pas 3 774 mètres au volcan Lanin et 3 375 mètres au Fitzroy. Une précordillère ourle les Grandes Andes jusqu'au río Mendoza. Il s'agit d'un vieux massif primaire porté à plus de 3 000 mètres, basculé et fracturé par le contrecoup de l'orogenèse andine. Cet ensemble constitue le domaine des Andes sèches. Leur modelé témoigne de l'ampleur de l'érosion et des constructions alluviales sous des climats successivement chauds et froids, humides et secs. L'aridité actuelle immobilise, et en quelque sorte révèle par la nudité des formes, ce double héritage morphologique.
C'est à l'extrême fin du Tertiaire et au début du Quaternaire que se sont élaborés en deux étages les extraordinaires glacis des piémonts de San Juan, de Mendoza ou de San Rafael. Mais les profondes vallées qui entaillent la montagne et son piémont et, en contrebas, les vastes épandages alluviaux fins de la plaine datent des grandes décharges fluvio-glaciaires. Ils correspondent aux pulsations climatiques du Pléistocène, cependant que les limons fins qui recouvrent les glacis ainsi que les lœss transportés jusque sur la Pampa orientale ont été mis en place au cours des phases sèches et froides qui terminent chaque crise glaciaire. Cette remarquable combinaison de formes et de dépôts superficiels et l'englacement actuel de la haute chaîne expliquent que les hommes aient pu créer et développer au pied des Andes de Mendoza de très vastes et très belles oasis.
Plus au nord, le dessin d'ensemble se complique. L'Argentine possède le fragment le plus méridional de l'Altiplano andin ; cette puna du Nord-Ouest apparaît comme un immense bassin d'altitude (plus de 4 000 m), découpé en vastes compartiments. Dans le fond des cuvettes où s'accumulent les débris produits par une intense désagrégation mécanique se logent les solitudes désolées des salares. Sur le flanc est, l'orogénie tertiaire a soulevé de vigoureux massifs, qui culminent entre 5 000 et 6 000 mètres et possèdent quelques gîtes de minerais non métallifères, moins riches cependant que ceux de Bolivie. Une seconde série de reliefs, qui cette fois ne dépassent guère 2 000 mètres, s'aligne au contact du long piémont qui mène à la plaine du Chaco. Dans ces sédiments secondaires, plissés et bousculés au Tertiaire, sont emprisonnées d'intéressantes réserves de pétrole et de gaz naturel qui se prolongent dans les bas pays de l'Est bolivien. L'aridité glacée de la puna, les formidables entailles des quebradas qui y donnent accès, comme celle de Humahuaca qui permet de gagner le plateau bolivien, les amples vallées d'effondrement qui séparent les contreforts de la puna des sierras subandines, la vigoureuse opposition climatique que l'on observe entre les bas versants orientaux de ces chaînes couverts d'une belle livrée forestière et la sécheresse des vallées de l'intérieur, tous ces traits confèrent au Nord-Ouest argentin des caractéristiques communes aux pays andins tropicaux. Dans le secteur méridional se déploie, sous un climat sec, un dispositif en bassins fermés, les bolsones, encombrés de sédiments continentaux et de produits d'accumulation fluvio-éolienne. Ils se prolongent vers le sud et vers l'ouest en un vaste no man's land désertique où s'étalent d'immenses salares.
En avant de cet ensemble se détachent quelques massifs imposants. Les plus connues de ces « sierras pampéennes » sont celles de Córdoba (2 900 m) et de San Luis (2 150 m). Les géologues argentins y rattachent volontiers aussi bien l'Aconquija, dont les 5 000 mètres dominent Tucumán, que la sierra de Fatamina (6 000 m), qui se déprend à peine du rebord méridional de la puna. Ce sont donc de puissantes montagnes, faites de roches anciennes arasées au Primaire et fragmentées par la surrection andine en gros blocs soulevés et basculés face à l'Ouest. Parfois couronnées de volcans, les vieilles surfaces granitiques dominent par de véritables murailles d'amples fossés où s'accumulent les alluvions anciennes. À l'est, le contact avec la Pampa se fait généralement par une série de gradins dont le dernier est enfoui sous les matériaux de piémont, eux-mêmes masqués par les apports éoliens. De petits blocs de direction nord-ouest - sud-est jalonnent encore le bord occidental et méridional du socle pampéen : de maigres échines parfois empâtées de dépôts éoliens courent sur la plaine, puis quelques rochers isolés pointent dans le prolongement des sierras de Córdoba et de San Luis. Au sud de la Pampa, enfin, on a déjà mentionné les reliefs des sierras de la Ventura et de Tandil. Les premiers dominent Bahia Blanca, tandis que les ultimes vallonnements de Tandil ont fixé le site de la célèbre station balnéaire de Mar del Plata.
Les Andes de Patagonie ont un tout autre style. Éventrées de toutes parts par les glaciers du Quaternaire, elles présentent un modelé alpin. L'ampleur extraordinaire des lacs surcreusés derrière leur barrage morainique, le cadre prestigieux des sombres et vigoureuses forêts de type « austral » attirent les touristes au Parc national de Nahuel Huapí. Plus au sud, les plus hardis peuvent admirer des glaciers qui s'effondrent dans de grands lacs. À cette latitude, celle du lac de Buenos Aires et des aiguilles du Fitzroy, la frontière traverse un véritable inlandsis ; la chape de glace recouvre le batholite granitique. À l'ouest, le Chili abondamment arrosé offre un paysage de fjords, cependant qu'à l'est l'Argentine ne présente, au-delà des forêts et des herbages du piémont andin, que les plateaux arides de la Patagonie. Les incertitudes du drainage dans les vallées et sur le pourtour des lacs d'origine glaciaire ont entraîné des difficultés pour le tracé de la frontière qui n'a pu suivre la ligne de partage des eaux comme l'avaient imaginé les diplomates.
Cette rapide vue d'ensemble du cadre montagneux montre combien l'Argentine des plaines est liée à ces massifs dont elle se détourne. Le modelé même des plaines ne s'explique que par l'ampleur extraordinaire de l'érosion préglaciaire opérant sur un volume montagneux considérable. Elle mit en mouvement des masses énormes de matériaux plus ou moins fins qui vinrent se déposer, avec des styles différents selon les temps et les lieux, dans les terres basses du Chaco ou de la Pampa. De toute manière, cette sédimentation a dû presque toujours s'effectuer en deux étapes, les vents d'ouest sud-ouest reprenant aux périodes sèches du Quaternaire froid les sables et limons transportés à moyenne distance des massifs occidentaux par les grandes crues des rivières au cours d'époques plus humides. À l'est, les grands vents couvrirent la plaine, et même les fragments du socle qui la surmontaient, sous d'épais manteaux de lœss ou de limons. Vers le nord-est, ces formations superficielles ont pu être remaniées par des écoulements en nappe d'inondation ; dans le Sud et l'Ouest, elles se sont encroûtées lorsque à une phase humide succédait une phase sèche et froide.
Par la suite, ces croûtes glaciaires (toscas) ont été tantôt recouvertes, tantôt décapées, si bien que le sol qu'elles portent est tour à tour profond ou squelettique.
Le Paraná, quant à lui, n'a guère participé à l'évolution de la Pampa. Après la construction de son delta intérieur sur les assises gréseuses de Corrientes, il s'est contenté, en aval, de creuser, au cours des périodes humides de l'époque glaciaire, un large chenal dans lequel purent se déposer durant les séquences sèches les alluvions que le fleuve ne parvenait plus à évacuer jusqu'à l'Atlantique. Les précipitations de l'Holocène ont permis la construction d'un vaste delta. La transgression flandrienne, en envahissant le Río de la Plata, a maintenu ce delta au fond de l'estuaire. Il est recoupé par le profond chenal du río Uruguay qui, beaucoup plus rapide, a toujours pu évacuer ses alluvions fines.
En définitive, le Paraná a surtout construit près de sa confluence avec le Paraguay, créant au long du Chaco un domaine semi-aquatique large d'une trentaine de kilomètres, où s'enchevêtrent des îles, des chenaux, des levées de terre et des marécages, qu'un flot d'inondation comme celui de mars 1966 recouvre totalement.
On peut donc considérer que la construction pampéenne doit beaucoup plus aux sierras centrales et à la cordillère des Andes de San Juan au nord de la Patagonie qu'aux plateaux et massifs brésiliens et aux fleuves qui en descendent. Les sols développés sur les limons et les lœss pampéens sont naturellement fertiles ; mais ils subissent les effets de la rapide désagrégation due aux conditions climatiques, tant anciennes que modernes, qui s'opère d'est en ouest, au passage de l'Argentine humide aux piémonts andins frappés d'aridité. C'est là une des conséquences particulièrement néfastes de la barrière orographique qui sépare les systèmes pacifique et atlantique.
Argentine humide et Argentine sèche
Cet obstacle combiné avec l'étirement du pays sur 34 degrés de latitude donne naissance à des milieux climatiques fortement contrastés dont les oppositions sont accusées par l'irrégularité et, parfois, la violence des types de temps. La succession des saisons froide et chaude, chacune plus ou moins longue selon la latitude, permet certes de classer l'Argentine parmi les pays tempérés. Mais le mot tempéré ne saurait évoquer ici un sage équilibre, une succession régulière dans le temps et dans l'espace des types de temps : certains jours d'été, la température dépasse 40 °C dans la vallée du río Negro en Patagonie, et au début de l'hiver les gelées « brûlent » trop souvent les plantations de canne à sucre de Tucumán ou les herbages du Chaco, jusqu'aux approches du tropique. Dans la région moyenne, surtout vers l'intérieur où la continentalité s'accuse, les types de temps les plus tranchés se succèdent sans transition. Par ce trait, l'Argentine peut être comparée aux États-Unis du Centre et de l'Est. Comme eux, elle s'ouvre aux influences subpolaires qui ne rencontrent aucun obstacle orographique sensible dans leur progression, cependant que les masses d'air chaudes et humides des tropiques atlantiques peuvent l'envahir plus largement encore. La position des principaux centres d'action éclaire cette « bataille climatique » qui se joue fondamentalement entre les hautes pressions subtropicales des anticyclones pacifique et atlantique que séparent les basses pressions centrées sur le nord-ouest de l'Argentine. Une aire cyclonique intéresse également l'extrême Sud du pays. L'anticyclone atlantique évolue sur un axe sud-ouest–nord-est, de part et d'autre du 35e degré de latitude sud. Il tient sous son influence près de la moitié du pays en été et le quart nord-est en hiver. On lui doit, le plus souvent, les apports d'humidité nécessaires au déclenchement des pluies, généralement par contact avec les masses d'air froid venues du sud-ouest, ce qui explique la diminution régulière des précipitations du nord-est au sud-ouest. Mais le véritable moteur du climat se localise dans les basses pressions continentales du Nord-Ouest argentin. Elles sont vraisemblablement d'origine thermique. Toujours est-il qu'elles appellent en été les vents humides du nord-est et provoquent en hiver de grandes invasions d'air polaire qui parviennent jusqu'au tropique. Dans la région immédiatement soumise à son influence, ce centre cyclonique détermine un climat continental sec et chaud qui n'admet des précipitations notables qu'au contact des sierras subandines, de Tucumán au Pilcomayo. De part et d'autre de cette frange assez insolite, on passe graduellement à l'aridité qui caractérise à la fois la haute puna et les basses plaines du Chaco central.
Ce dispositif original est lié évidemment à la Cordillère qui, jusqu'au nord de la Patagonie, s'interpose entre l'anticyclone pacifique et l'Argentine. Cet anticyclone détermine sur son versant nord un climat sec d'alizé caractéristique des Andes centrales et septentrionales et de la côte pacifique chilienne au nord de La Serena. Au contraire, à partir de 37° de latitude sud, la masse d'air méridionale envahit l'Argentine jusqu'à l'Atlantique, et plonge la Patagonie dans le système des grands vents d'ouest. Provenant du versant polaire de l'anticyclone, cet air pacifique est froid et il s'assèche sur l'extrémité australe du continent, d'autant plus que l'humidité normalement limitée aux couches basses se précipite sur la Cordillère. Enfin, l'extrême Sud de la Patagonie et la Terre de Feu, situés sur le cheminement des cellules cycloniques, bénéficient de précipitations peu abondantes mais étalées tout au long de l'année. Le jeu de ces masses d'air est assez heurté, aussi bien l'hiver que l'été, surtout lorsque l'air froid envahit massivement l'ensemble du territoire ou qu'il s'insinue vers le nord en longues coulées. Ce régime occasionnellement forcé vaut à l'Argentine quelques types de temps originaux. Ainsi, la sudestada qui précipite des déluges sur le bas Paraná et provoque la remontée des eaux de l'estuaire de la Plata, ou encore le pampero, vent soutenu du sud-ouest, sec et froid, qui obscurcit le ciel pampéen sous un voile de poussière.
Compte tenu des moyennes, l'analyse climatique fait ressortir cependant quelques traits d'ensemble assez simples. La carte des isothermes révèle en Patagonie la classique dissymétrie des façades opposées des continents. La côte atlantique est refroidie par le courant des Malouines (Falklands) de sorte que les isothermes, qui s'étagent de 6° à 14°, s'étirent du sud-ouest au nord-est. Au nord, par contre, elles suivent l'étagement des latitudes, encore que la continentalité introduise de fortes amplitudes saisonnières et diurnes. Au vrai, dans cette Argentine tempérée ou subtropicale, ce n'est pas la température mais la disponibilité en eau qui conditionne le développement végétal et les possibilités de mise en valeur. Les isohyètes décroissent régulièrement, de 1 600 mm dans les Misiones, jusqu'à 250 mm dans les vallées intérieures des Andes septentrionales ou le long du Colorado et de ses affluents. Le glissement régulier à l'aridité vers l'ouest et le sud-ouest caractérise si bien l'Argentine des plaines que l'on peut distinguer un Chaco humide d'un Chaco sec, une Pampa humide d'une Pampa sèche. Au sud, la Patagonie coïncide avec l'isohyète 300 mm. Les Andes, cependant, déterminent deux domaines bien arrosés : au nord les précipitations dépassent 800 mm sur les versants orientaux des sierras subandines ; au sud, la Cordillère reçoit une tranche d'eau de 2 m à 2,50 m aux approches de la frontière chilienne, à la hauteur de Valdivia. On passe du domaine des pluies d'été à celui des précipitations d'hiver souvent neigeuses à la hauteur du río Colorado.
Statistiquement, l'Argentine est donc un pays d'aridité : 1 850 000 km2 de steppe ou de semi-désert, soit les deux tiers du territoire si l'on choisit comme indice d'aridité un déficit en eau supérieur à 200 mm par an. La chance a voulu que, pour la mise en valeur, il n'en soit pas ainsi grâce à l'heureuse situation des secteurs climatiquement les plus favorisés, grâce aussi à leur extension encore importante : 330 000 km2, dont plus de la moitié dans la plaine pampéenne, n'ont besoin d'aucun complément d'irrigation. La répartition des associations végétales souligne fortement cette tonalité aride de l'Argentine. La forêt sèche qui s'ouvre et se dégrade vers l'ouest recouvre la plaine centrale du Chaco. Les caroubiers et les quebrachos dominent cette association xérophile à sous-bois d'épineux difficilement pénétrable. Elle est en rapport avec un climat subtropical à été très chaud et à hiver doux mais qui comporte plusieurs gelées par an ; les pluies de saison chaude oscillent entre 550 et 800 mm. Cette formation forestière passe à une brousse arbustive, le Monte, qui se dégrade en steppe buissonneuse vers le sud, où elle est exposée aux froids hivernaux, et vers l'ouest, où la continentalité accuse le déficit hydrique. Le Monte se déploie en arc de cercle depuis la côte septentrionale de Patagonie jusqu'au piémont de Mendoza, recouvrant notamment l'ouest de la plaine pampéenne ; il se poursuit ensuite jusque sous le Capricorne. Ce tapis d'arbustes xérophiles, aux petites feuilles vernies, qui protègent des cactacées et parfois quelques graminées surgies à l'occasion d'une averse, délimite très exactement la diagonale aride qui prend en écharpe l'Argentine de l'embouchure des ríos Negro et Colorado à la puna : moins de 400 mm, le plus souvent 150 à 200 mm de pluies qui tombent en quelques violentes averses. Dans tout ce domaine, l'été est chaud avec des moyennes supérieures à 20 °C ; mais les températures peuvent s'abaisser, en hiver, du nord au sud, de –5 à –16 °C. Vers l'est, le Monte prend un aspect arboré ; au contact de la pampa herbacée, il fait place à la forêt claire du calden au sud, des caroubiers et autres prosopis au nord sur le piémont des sierras de San Luis et de Córdoba. La Patagonie enfin, au sud du río Negro, est le domaine de la steppe buissonnante, touffes éparses sur un sol dénudé par la déflation.
À cette immense Argentine de la steppe et de la brousse ne s'opposent que quelques massifs forestiers concentrés sur les trois pôles d'humidité du pays. Au nord-est, la forêt dense des Misiones est du type tropical pluvieux à lianes et épiphytes, mais elle se limite aux étages inférieurs en raison des coups de froids hivernaux. Elle se prolonge dans le Chaco en forêt-galerie le long du Paraná et du Paraguay. Le second domaine forestier correspond à la frange bien arrosée des contreforts orientaux des Andes, de Tucumán à la frontière bolivienne. Cette belle forêt tropicale de montagne évoque la ceja des rebords péruviens ou boliviens. Elle est encore peu exploitée. Il en est de même pour la grande réserve forestière australe qui couvre les Andes de Patagonie d'espèces remarquables telles que l'araucaria.
Le sud de la « Mésopotamie » et les plaines pampéennes du Centre et de l'Est constituent un domaine original de prairies, parfois arborées entre les deux grands fleuves et le long de la côte septentrionale. Ces prairies de type continental prennent progressivement vers le nord une allure de savane. Leur origine doit être recherchée dans les conditions climatiques particulières qui suivirent l'époque glaciaire et qui permirent aux associations herbacées de devancer et freiner l'extension de la forêt. Quoi qu'il en soit, la conjonction d'un modelé de plaine, d'un climat pluvieux et doux, d'une formation de prairies sur sol noir et de remarquables facilités d'accès maritime et fluvial a fait de la pampa humide un des plus vastes domaines agricoles et pastoraux du monde. Les vicissitudes historiques aidant, c'est aussi la région la plus développée et, sur sa façade fluvio-maritime, la plus urbanisée d'Argentine, autour de laquelle se disposent des régions périphériques : l'Argentine sèche du Nord et de l'Ouest, celle, froide, du Sud, enfin l'Argentine tropicale et forestière du haut Paraná. Les unes, adossées aux Andes, héritières d'un passé colonial actif, s'attachent à conserver dans la vie nationale un certain poids spécifique, les autres (mondes pionniers des Misiones et du Chaco, espaces neufs de Patagonie) s'efforcent d'être plus que de lointaines annexes d'exploitation. Ensemble, elles constituent une ceinture déprimée, ou même franchement sous-développée, qui entoure l'espace pampéen où se concentrent richesse, équipement et population.
Géographie humaine et économique
Le vaste territoire argentin ne comptait, au recensement de 2022, que 46 millions d'habitants, très inégalement répartis. Disparités de peuplement et de développement sont le produit de plus de cinq siècles d'inégale mise en valeur du territoire, de la colonisation espagnole à l'actuelle mondialisation, en passant par la période de prospérité de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Ces contrastes se reflètent dans la variété des paysages et des activités, même s'il existe sans nul doute une véritable unité du peuple argentin.
Caractères généraux
La concentration d'une population peu nombreuse
La répartition de la population se caractérise par de forts contrastes entre, d'une part, le littoral fluvial et l'ensemble du pays, et, d'autre part, les villes et les espaces de faible densité qui les entourent. Le littoral fluvial s'étend de Santa Fe sur le fleuve Paraná à La Plata, capitale de la province de Buenos Aires, sur le Río de la Plata. Il comprend les villes de Rosario, San Nicolás de los Arroyos ainsi que la capitale Buenos Aires. Ces grandes villes combinèrent, au début du xxe siècle, les fonctions portuaires et de terminus ferroviaires, essentielles dans l'Argentine agro-exportatrice (grains, viandes et laine) et réceptrices d'immigrants. Elles disposent, pour certaines, du pouvoir politique de capitale nationale ou de capitale de province. Elles ont connu une forte industrialisation dans la seconde moitié du xxe siècle et concentrent également les activités de service spécialisées telles que la recherche, la formation universitaire, les services aux entreprises, les banques, etc. Bien reliées entre elles, bien équipées, elles sont à la fois le centre névralgique de l'Argentine et sa façade sur le monde. Elles sont traditionnellement réceptrices des migrants venus du Nord argentin et des pays voisins, même si une part importante de ces derniers se dirige désormais vers la Patagonie.
La seconde opposition concerne les villes par rapport au reste du territoire. Ce grand pays agricole n'a jamais connu de peuplement rural important, sauf dans certaines régions de cultures spécialisées (nord-ouest, vallées et oasis d'agriculture irriguée). Les migrants, principalement d'origine européenne (Italie, Espagne), se sont installés, entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale, en priorité dans les villes où ils ont débarqué et où ils trouvaient plus facilement à s'employer. L'industrialisation, en s'accompagnant de l'exode rural, a contribué à renforcer ce schéma, tout comme les migrations internationales des dernières années qui attirent à Buenos Aires des ressortissants des pays voisins (surtout Paraguay et Bolivie). Le taux d'urbanisation dépasse ainsi 92 %, faisant de la société argentine une société essentiellement urbaine. Le réseau urbain principal coïncide largement avec les capitales de provinces qui jouent un rôle important dans ce pays fédéral.
Les réseaux d'échange
Les réseaux de communication dans le pays ont été organisés en fonction des itinéraires d'exportation, conférant aux routes principales et aux voies ferrées une forme caractéristique en éventail convergeant vers la capitale et ses satellites. Il existe trois axes historiques reliant Buenos Aires aux frontières. Le premier se dirige vers le nord-ouest en passant par les villes de Rosario, Córdoba, Tucumán, Salta, Jujuy, jusqu'à la frontière bolivienne. Il s'agit de l'ancien itinéraire reliant Buenos Aires, capitale de la vice-royauté du Río de la Plata, aux colonies espagnoles du Haut-Pérou, et notamment à la mine d'argent du Potosí. Le deuxième itinéraire se sépare du premier à hauteur de Rosario et suit le fleuve navigable Paraná jusqu'au Paraguay, en passant par les villes de Santa Fe et de Corrientes pour se diviser en deux branches, l'une se dirigeant vers Asunción au Paraguay et l'autre vers le pédoncule de la province argentine de Misiones et vers la frontière brésilienne. Enfin, le troisième itinéraire relie Buenos Aires à Mendoza, à l'ouest, en passant par Río Cuarto et San Luís, avant de franchir les Andes en direction de Santiago du Chili.
Des voies plus récentes et moins fréquentées se sont développées en direction de la Patagonie, de même que des connexions intermédiaires, telle la route 40 qui longe le piémont andin du nord au sud. Un fait nouveau, qui s'affirme à partir des années 1990, est le renforcement des liaisons avec les pays voisins, dans le cadre de l'intégration économique du Mercosur, avec l'amélioration des infrastructures de transport ouest-est, entre le Pacifique et l'Atlantique.
Les inégalités de développement
Les provinces argentines présentent des différences marquées. Au début du xxe siècle, ces disparités étaient comprises en termes de décalage dans la mise en valeur progressive d'un pays neuf. À partir des années 1950, elles deviennent un problème et font l'objet de politiques spécifiques de développement : aides à l'industrialisation, déductions fiscales, transferts publics, implantations volontaristes des entreprises nationales. Ce schéma se poursuit jusqu'au début des années 1990, avant d'être balayé par les réformes libérales qui rendent les collectivités territoriales davantage responsables de leur sort, et confèrent aux entreprises privées, libres de s'implanter où elles veulent, un rôle prééminent. En outre, les disparités évoluent. Pendant plusieurs décennies, elles opposaient les provinces dites développées (Buenos Aires, Santa Fe, Córdoba, Mendoza), des provinces intermédiaires (Salta, Tucumán, Entre Rios, San Juan et San Luís), des provinces en développement (les autres provinces du Nord) et des provinces de faible densité en Patagonie. À l'heure actuelle, les différences territoriales se situent bien plus à l'intérieur même des provinces, des villes et des quartiers. Des poches de pauvreté liées à la désindustrialisation et à la crise de l'emploi sont apparues dans les villes favorisées, alors que dans des provinces moins développées (San Juan, Catamarca, Misiones) s'implantent des activités minières et touristiques.
L'aménagement du territoire argentin est largement laissé à l'initiative des gouvernements provinciaux. Il n'est plus question, pour l'État fédéral, de résorber les déséquilibres. Chaque province doit s'efforcer de trouver ses propres solutions en fonction des moyens dont elle dispose.
Du grenier du monde à la diversification économique
L'Argentine s'insère, dès la fin du xixe siècle, dans le commerce mondial comme un grand pays agricole, lorsque des innovations technologiques (chemin de fer, clôture barbelée et surtout navire frigorifique) lui permettent d'exporter viandes et grains sur les marchés mondiaux, et d'étendre ses productions sur les sols fertiles de la Pampa et dans les régions qui profitent de la croissance économique, comme Mendoza.
L'Argentine demeure un grand pays agricole, mais son économie s'est diversifiée, grâce à l'industrialisation, à partir des années 1950, et au renforcement d'activités de service. Les industries, d'abord de biens de consommation (automobiles, petite mécanique, textile, appareils domestiques), puis industries de base (sidérurgie, chimie), destinées avant tout au marché intérieur, ont en général une localisation urbaine et privilégient logiquement les grandes villes de la façade fluviale, principaux marchés de consommation et réservoirs de main-d'œuvre. Ce sont également ces grandes villes, et secondairement les capitales des provinces de l'intérieur qui bénéficient des implantations de services plus ou moins spécialisés (banques, administrations publiques, services de santé, mais aussi recherche et formation).
Buenos Aires présente la plus grande variété d'activités, grâce notamment à la taille de son marché et à la présence du pouvoir politique. La main-d'œuvre bien formée, c'est-à-dire l’existence de travailleurs qualifiés dans tous les secteurs, est également un facteur d'attraction pour les investisseurs. La capitale s'impose dans les domaines culturel, scientifique, artistique, et cela bien au-delà des frontières nationales.
Fait plus récent, l'Argentine développe à nouveau, depuis les années 1990, d'importantes activités extractives, avec une forte croissance des productions d'hydrocarbures et des mines. Cette renaissance bénéficie d'un cadre législatif plus souple pour les investisseurs étrangers ainsi que de la privatisation de la compagnie publique des pétroles YPF (Yacimientos Petrolíferos Fiscales, gisements pétroliers de l'État) au début des années 1990. La production d'hydrocarbures provient des grands bassins sédimentaires du nord-ouest – dont les gisements de gaz et de pétrole se prolongent en Bolivie – et de Patagonie. D'importants investissements miniers (mines d'or, d'argent, secondairement de cuivre, ainsi que l'extraction de lithium et de borax des lacs salés de l'Altiplano) sont également réalisés en Patagonie et dans les Andes.
Depuis 2002, après la crise économique et la dévaluation de la monnaie, le tourisme international s'ajoute au tourisme national, qui existe depuis plus d'un siècle. L'Argentine offre de nombreuses activités culturelles, notamment à Buenos Aires, et des paysages spectaculaires, dont certains, comme la Quebrada de Humahuaca (étroite vallée de la province de Jujuy reliant les terres basses aux plateaux andins et présentant à la fois une géologie colorée et une forte identité culturelle), ou les missions jésuites (province de Misiones), ont été classés patrimoine mondial par l'UNESCO. Les parcs nationaux présentent du nord au sud, depuis la forêt tropicale à Iguazú jusqu'aux glaciers de Patagonie, une grande variété de milieux et de paysages, apparemment peu modifiés par l'action humaine. Ce n'est donc plus l'activité industrielle qui joue un rôle moteur dans le développement national, contrairement à ce qu'avaient voulu plusieurs gouvernements, depuis celui de Perón (1946-1955) jusqu'à la fin des années 1960.
Les régions
L'Argentine pampéenne
L'Argentine pampéenne bénéficie à la fois des conditions agroclimatiques exceptionnelles de la Pampa, de l'implantation du réseau urbain le plus dense et des meilleures infrastructures de transport et d'exportation.
La plaine de la Pampa s'étend sur plus de 500 000 km2, parvenant vers le sud jusqu'à Bahía Blanca, à l'ouest jusqu'à San Luís et au nord jusqu'à Santa Fe et Córdoba. Elle est interrompue uniquement par le petit massif montagneux de Tandil et de la Ventana, au sud de la province de Buenos Aires. Sur la rive gauche du Paraná, la province d'Entre Ríos offre des conditions semblables dans un paysage de collines.
Divisée en très grands domaines d'exploitation (estancias), la plaine pampéenne fut utilisée, à l'époque coloniale, pour l'élevage extensif de bovins en raison de la qualité naturelle de ses pâturages. L'élevage faisait appel à des races européennes sélectionnées (Aberdeen Angus, Hereford principalement), améliorées sur place, et distinguait traditionnellement les secteurs « naisseurs » d'Entre Ríos et du bassin du fleuve Salado des pâturages d'embouche situés plus à l'ouest. L'élevage alimentait les grands abattoirs (frigorifiques) généralement situés sur le littoral pour l'exportation et la vente sur le marché national. Près des villes, telles que Santa Fe, se trouvent les bassins laitiers, connectés aux laiteries industrielles.
À partir de l'indépendance, en 1816, l'élevage a été complété puis remplacé par l'agriculture, pour produire du blé, maïs, tournesol, betterave et, de plus en plus, du soja. Sur les marges sèches de Córdoba se cultive l'arachide, dans les secteurs plus froids du Sud, la betterave et la pomme de terre. Les grands propriétaires, qui cultivent plusieurs centaines d'hectares, changent souvent de productions en fonction des marchés. Depuis la fin des années 1980, le soja apparaît comme une culture conquérante, dont la production s'étend sur la Pampa et, au-delà, vers le nord. Ce développement s'explique par le double usage du soja : extraction de l'huile et aliment pour le bétail (tourteau) destiné à l'exportation. La culture du soja est organisée par de grandes firmes, comme Bunge y Born, Monsanto ou Cargill, qui non seulement produisent mais également vendent des semences, ont construit de grandes installations de trituration et ont créé ou réactivé des terminaux portuaires. Cette culture a toutefois pour effets secondaires la dégradation des sols – limitée par les techniques de semis direct –, une plus grande dépendance des producteurs à l'égard des semenciers – notamment avec l'emploi des OGM – ainsi qu'une plus grande vulnérabilité, fruit d'une moindre diversification.
Le peuplement, les communications et les activités de la Pampa dépendent largement de cette orientation agricole. Un réseau régulier de bourgs et de petites villes couvre l'ensemble de la plaine, offrant des services aux producteurs, pour la vente et la maintenance d'engins agricoles ainsi que pour la vie sociale (restaurants, cinéma, cabinets médicaux, etc.). Ces villes comprennent parfois un tissu de petits ateliers industriels, notamment entre les provinces de Córdoba et de Santa Fe.
Dans les grandes villes littorales s'ajoutent à ces activités d'importants établissements industriels. Córdoba fait figure de pivot entre la Pampa et le Nord-Ouest. Deuxième ville du pays, d'origine coloniale, elle a un intéressant patrimoine historique, une ancienne et prestigieuse université, qui lui vaut le surnom de « la docte », et des usines automobiles, tandis que les sierras autour de Córdoba sont une destination touristique appréciée. L'influence de Córdoba se fait sentir sur tout le Nord-Ouest argentin, notamment pour l'enseignement supérieur.
Le tourisme se développe également sur le littoral atlantique, à partir de la station balnéaire de Mar del Plata, à 500 kilomètres au sud de Buenos Aires, dont elle reçoit la clientèle depuis la fin du xixe siècle. Entre tourisme, soutenu par le festival du cinéma, et pêche, Mar del Plata regroupe 600 000 habitants permanents.
Quant à Rosario, elle doit sa croissance à son port sur le Paraná, navigable pour les navires de mer, et à une importante immigration d'origine italienne. Ville industrielle, durement affectée par la désindustrialisation des années 1990, elle retrouve un dynamisme lié à son rôle dans le traitement et l'expédition du soja et à ses activités commerciales, culturelles et universitaires.
Buenos Aires, enfin, à la tête du réseau national, est l'une des grandes métropoles d'Amérique du Sud. Elle joue le rôle de port commercial et de centre d'appui spécialisé pour les producteurs de la Pampa (logistique des expéditions, bourse de commerce, services d'import-export, recherche agronomique de pointe, formation). Surtout, elle développe ses propres activités performantes : moins l'industrie – dont les principaux débouchés sont orientés vers le marché intérieur – que divers services spécialisés (capitale de l'édition hispanique pour l'Amérique du Sud, centre intellectuel et artistique de premier plan, place financière).
Le piémont andin et les oasis
Au pied des Andes arides, les villes coloniales de Mendoza et de San Juan sont nées dans des oasis irriguées par les cours d'eau descendant de la cordillère des Andes. Terroirs d'agricultures minutieuses, elles ont connu un fort développement avec l'arrivée du chemin de fer, en 1885, permettant de vendre à Buenos Aires leurs vins et leurs fruits. Les grands domaines viticoles, jadis possédés par quelques familles notables locales, appartiennent aujourd'hui à des investisseurs venus du monde entier. À la production de masse destinée au marché national succède une viticulture recherchant la qualité pour l'exportation sur les marchés mondiaux du vin.
La ville de Mendoza, détruite par le tremblement de terre de 1861, et entièrement reconstruite, offre un urbanisme de qualité – vastes places et avenues plantées d'arbres – qui en fait une destination touristique appréciée, notamment par les Chiliens.
Dans les zones plus arides du piémont andin, des populations peu nombreuses et souvent descendantes d'indigènes (Huarpes) pratiquent l'élevage caprin. La consommation croissante des ressources en eau par la viticulture et les villes accentuent les risques de désertification de ce secteur et la misère des éleveurs. L'extraction d'hydrocarbures au sud de Mendoza a justifié l'implantation d'une raffinerie à proximité de la capitale provinciale. San Juan offre un profil moins diversifié, mais recèle un beau potentiel de développement minier et touristique.
L'Argentine tropicale
Présentant des indices de développement plus modestes, l'Argentine tropicale se subdivise entre les provinces de Misiones et Corrientes, le Chaco (provinces du Chaco, de Formosa, une partie de Santiago del Estero) et enfin le Nord-Ouest andin (Salta, Jujuy et Tucumán). Ce sont les provinces de Chaco et de Formosa qui enregistrent les plus mauvais taux de mortalité infantile et d'analphabétisme.
La province de Misiones conserve le souvenir des Jésuites qui créèrent, au xviie siècle, une série de villages et développèrent la culture du maté (yerba mate). Encore aujourd'hui, il s'agit de la principale région de production de ce petit arbre dont les feuilles servent à préparer une infusion très appréciée des Argentins. Profitant d'un climat humide et chaud, la province de Misiones est largement utilisée pour la production de bois avec des espèces autochtones ou exotiques, ainsi que pour des cultures spécifiques, comme le thé et un oléagineux, le tung. Elle bénéficie également du tourisme vers les chutes d'Iguazú, à la frontière avec le Brésil, et des échanges frontaliers (migrations de travail, transports de marchandises, trafics en tous genres).
Le Chaco resta une terre indienne jusqu'aux années 1880, quand les rivalités frontalières, entre l'Argentine, le Paraguay et la Bolivie, motivèrent des expéditions militaires et l'incorporation de la région à l'espace national argentin à la fin du xixe siècle. Vaste plaine parcourue de grands cours d'eau, le Chaco est d'abord exploité pour le bois de quebracho dont on extrait le tanin, ce qui a entraîné une rapide déforestation. Sur les terres ainsi déboisées se développe la culture du coton, qui est elle-même fragilisée par la surexploitation des sols.
Les provinces de Salta, de Jujuy et de Tucumán ont été anciennement peuplées par les Espagnols, car plus proches du Haut-Pérou, et où l'influence des populations indigènes d'origine aymara et quechua a été la plus forte. Dans les plaines bien arrosées s'est développée la culture de la canne à sucre, autour de vastes installations industrielles – les engeños – qui mobilisaient jusqu'au milieu du xxe siècle une importante main-d'œuvre saisonnière, rendue inutile par la mécanisation, et qui souffrent aujourd'hui de la concurrence du sucre importé. Autre culture peuplante, le tabac, qui s'étend dans les vallées de Salta et de Jujuy. Entre ces deux villes, la découverte de la mine de fer de Zapla avait motivé, au début des années 1940, l'installation d'un grand complexe sidérurgique intégré, aujourd'hui presque arrêté faute de rentabilité.
La ville de Salta s'affirme par rapport à Jujuy et concurrence Tucumán comme centre organisateur du nord-ouest argentin, notamment dans le domaine du tourisme. La variété des paysages et la richesse des traditions culturelles attirent un flux croissant de touristes étrangers qui se dirigent notamment vers la Quebrada de Humahuaca, les vallées calchaquies (situées entre les provinces de Salta et de Tucumán) et les hauts plateaux. La puna argentine, à plus de 4 000 mètres d'altitude, prolonge la puna bolivienne et abrite des populations partageant une culture commune (aymara) et un même style de vie, mais qui jouissent en Argentine d'un meilleur niveau de vie lié à la présence plus dense de services (électricité rurale, postes de santé, écoles) et à l'élevage, notamment de lamas. Aux échanges de proximité avec la Bolivie et le Chili s'ajoutent le passage du commerce au long cours qui bénéficie de l'amélioration des routes et des postes-frontières.
La Patagonie
Bien qu'elle jouisse d'une renommée flatteuse pour le tourisme, la Patagonie se caractérise avant tout par ses grandes étendues vides et peu hospitalières. Les provinces de Patagonie couvrent près de 800 000 km2 et ne comptaient qu'un peu plus de deux millions d'habitants en 2010. Les distances sont très grandes entre les villes petites et moyennes, où se concentre la population. Cet ensemble fut incorporé tardivement au territoire national, après la « campagne du désert » (1879-1885), et fut ensuite très lentement occupé. On privilégia, dans un premier temps, les localisations littorales, plus faciles à desservir, et les sites du piémont, pour contrôler les passages vers le Chili et affirmer la souveraineté nationale. La trame de l'occupation actuelle reste encore marquée par ces choix : les principales villes sont sur la côte (Viedma, Comodoro Rivadavia, río Gallegos) et au débouché des passages andins (Bariloche, Neuquén). De très grands domaines, pouvant couvrir plusieurs milliers d'hectares, se répartissent sur les plaines et les plateaux intérieurs, et pratiquent majoritairement l'élevage ovin, responsable dans bien des régions de la dégradation des sols. Au nord, le long du río Negro, la fruticulture s'est solidement implantée, grâce à l'irrigation. Sur les pentes de la Cordillère, plus humides, l'exploitation forestière, parfois mal contrôlée, se combine avec les aires protégées des grands parcs nationaux.
Le peuplement et la mise en valeur de la Patagonie ont été stimulés par l'élevage, mais surtout par la production énergétique. C'est dans la province de Neuquén que l'on trouve pour la première fois du pétrole, et près de l'actuel Comodoro Rivadavia que cette activité prend son essor dans les années 1920, sous l'impulsion de l'entreprise nationale YPF. Le bassin austral, autour du détroit de Magellan, est exploré à partir des années 1950. Encore aujourd'hui, c'est en Patagonie que sont produits les deux tiers du gaz et du pétrole argentins, justifiant la construction de gazoducs et d'oléoducs vers les centres consommateurs de la région de Buenos Aires. L'équipement hydroélectrique du río Neuquén a renforcé le rôle de la Patagonie comme pourvoyeuse d'énergie pour le reste du pays. L'activité énergétique fournit une base économique aux principales villes : Comodoro Rivadavia, Neuquén, Río Gallegos, Río Grande. Toutefois, ces villes connaissent des difficultés dues à la privatisation de la compagnie nationale, qui s'est accompagnée de réductions d'emplois que ne parviennent à absorber ni le secteur public ni les activités émergentes. Il s'agit principalement d'autres activités extractives, dont la mine d'or de Cerro Colorado, des pêcheries industrielles, et du tourisme national (à la station de Bariloche, dans les Andes) et international (au glacier Perito Moreno, dans la province de Santa Cruz ainsi qu'à Ushuaia, devenue une escale pour les croisières d'agrément). Mais la trop grande fréquentation de quelques sites d'exception a des conséquences négatives : urbanisation incontrôlée des localités voisines, surcharge des sites et dégradation de la qualité des eaux.
La Patagonie est également pour l'Argentine la passerelle vers les terres auxquelles elle prétend : un secteur de l'Antarctique et les îles de l'Atlantique sud, dont les Malouines.
Entre les revenus énergétiques, dont une partie va directement aux provinces, assurant ainsi un bon niveau de services sociaux, la croissance de la demande touristique et le développement de l'administration des provinces qui requiert une main-d'œuvre qualifiée, la Patagonie attire de nombreux migrants venus du reste de l'Argentine. Elle reste toutefois une région fragile, du point de vue tant environnemental que social.
Grand pays agricole, l'Argentine a su se doter d'industries complexes, d'activités de formation de haut niveau, d'une vie culturelle remarquable. Toutefois, ses considérables ressources naturelles et humaines ne lui ont permis ni d'offrir des conditions de vie décentes à l'ensemble de sa population ni d'assurer la stabilité de son développement. La mise en valeur des territoires reste encore marquée par des conduites prédatrices et de grandes inégalités. Dans ces conditions, le défi pour l'Argentine n'est plus tant la possibilité d'exploiter de nouvelles ressources que d'en tirer le meilleur parti pour les Argentins.
Histoire
Construction de la nation
Les côtes de l'Argentine actuelle furent découvertes par des marins à la recherche de la mer du Sud. Ainsi, Diaz de Solis en 1515 reconnaît le río de la Plata, et Magellan en 1520 la côte de Patagonie, avant de franchir le détroit qui porte son nom. En 1617, Philippe III divise les terres de l'extrémité américaine en deux « gouvernements » (gobernación) du Paraguay et du Río de la Plata.
Les difficultés de l'empire colonial d'Amérique au xviiie siècle amènent la création alors d'une vice-royauté du Río de la Plata dont est issue l'Argentine actuelle. La médiocrité des administrateurs venus d'Espagne et les entraves que la Couronne opposait au développement des activités économiques et des relations commerciales du port hors du pacte colonial contribuent à coup sûr au mouvement d'autonomie puis d'indépendance qui gagne le Río de la Plata au début du xixe siècle. Mais ce sont les expéditions anglaises contre Buenos Aires – et l'incapacité de la Couronne espagnole à défendre sa vice-royauté – qui constituent l'élément détonant. La bourgeoisie et l'aristocratie du port et de la campagne qui ont dû assurer seules la résistance destituent le vice-roi et proclament, le 25 mai 1810, la « première junte ». L'anarchie gagne les territoires du Río de la Plata, assemblage de multiples cellules humaines et économiques, mal reliées entre elles et peu disposées à subir le joug politique et économique de la bourgeoisie du port. Les Constitutions unitaires promulguées en 1819 et 1826 se heurtent à la réalité du fédéralisme et de l'autonomie provinciale que représentent en 1820 les caudillos vainqueurs des forces de Buenos Aires à la bataille de Cepeda. Buenos Aires se replie sur elle-même et commence, sous l'administration de Rivadavia, à créer les institutions publiques nécessaires.
C'est donc sous le signe des caudillos et des luttes entre l'intérieur et Buenos Aires que l'Argentine s'engage dans l'indépendance.
Les difficultés et les crises de l'indépendance (1826-1852)
Dix ans après qu'elle a proclamé son indépendance, l'Argentine ne parvient toujours pas à se donner une structure politique et administrative. Il faudra attendre trente ans, jalonnés de crises intérieures et extérieures, pour que ce nouveau pays élabore ses moyens et ses objectifs de gouvernement. En 1826, les Provinces-Unies du Río de la Plata ne représentent plus qu'une fiction juridique et une vague aspiration : nombre de ces provinces promulguent des constitutions ou des règlements provisoires et sont dirigées par des caudillos, meneurs d'hommes et défenseurs vaillants des intérêts économiques régionaux.
La province de Buenos Aires, ouverte sur l'Océan et qui est en contact avec l'Europe, qui a animé la lutte pour l'indépendance, cherche à imposer un certain libéralisme économique et politique. Elle ne compte que 55 000 habitants et n'atteint même pas les rives du Salado, car, à moins de 150 kilomètres du Paraná et du Río de la Plata, s'étendent le domaine indien et les prairies.
Aussi sera-t-il difficile, pendant près d'un demi-siècle, d'ajuster les intérêts commerciaux de Buenos Aires, orientés vers l'Atlantique, et ceux des éleveurs de la campagne, exportateurs de cuirs et de viandes salées, aux ambitions des régions d'amont, contraintes de s'adapter à la politique décidée par la capitale et aux revendications des habitants des terres de l'Ouest et du Nord-Ouest. Ces dernières se voient peu à peu coupées de leurs débouchés andins, et l'artisanat textile qui s'y était implanté commence à souffrir de la concurrence des produits britanniques. À l'intérieur du pays, les groupes politiquement actifs se limitent en fait aux grands propriétaires et à quelques modestes cellules urbaines, aussi la résistance aux changements, que s'efforcent d'introduire les « idéologues » et commerçantsporteños – terme qualifiant les habitants de Buenos Aires –, y est-elle particulièrement tenace. Dans ces conditions, l'incapacité du groupe dirigeant porteño à penser réellement en termes nationaux et l'attachement des familles créoles des provinces aux particularismes régionaux plongent l'Argentine dans l'anarchie politique. La victoire de Buenos Aires et d'une certaine conception unitaire de l'intérêt national y met fin vers 1860, lorsque la révolution industrielle et la politique d'expansion commerciale suscitent dans l'Europe du Nord-Ouest un vif intérêt pour les grandes plaines de l'hémisphère Sud situées aux lisières de la zone tempérée. La classe dirigeante porteña saura alors construire en quelques décennies l'Argentine moderne mais en la coulant dans le moule hérité du proche passé hispano-colonial. Deux noms symbolisent cette époque : Rivadavia, qui doit abandonner son mandat présidentiel en 1827, et Rosas, qui, sans autre titre que celui de gouverneur de Buenos Aires, domine en fait l'histoire argentine de 1829 à 1852. Au premier, on doit la création des cadres juridiques et l'essai de mise en place des grands services de l'État. Cette œuvre organisatrice ne put cependant être appliquée que dans la province de Buenos Aires, car Rivadavia dut démissionner en 1827, après avoir reconnu l'indépendance de l'Uruguay, que le Brésil disputait à l'Argentine. C'est à cette époque que s'affirme la suprématie économique des négociants porteños liés aux intérêts commerciaux et financiers britanniques, et que se développent les exploitations pastorales de l'hinterland de Buenos Aires. Rosas, en évitant – au moins au début – de s'aliéner la nouvelle bourgeoisie du port, va asseoir définitivement en une vingtaine d'années la puissance des éleveurs pampéens. Il s'emploie à agrandir et à organiser le domaine occupé, entreprenant en 1833 la première expédition victorieuse contre les Indiens, qui lui permet de découper plus d'un million d'hectares de terres en vastes domaines assignés à sa clientèle. L'ordre qu'il fait régner dans les campagnes permet d'implanter les premières véritables estancias comprenant un début d'application des techniques pastorales et la mise en place de clôtures. Il devient alors possible d'introduire l'élevage du mouton pour la laine, ce qui exige un contrôle méthodique du troupeau. Les exportations de laine vers la Grande-Bretagne font ainsi rentrer peu à peu la Pampa – et par là même Buenos Aires – dans un important circuit d'échanges internationaux (alors que le marché des viandes salées se limitait au Brésil et aux Antilles).
Malgré la force de sa personnalité et, lorsqu'il le fallut, la vigueur de ses interventions, Rosas ne put et maintenir l'unité du pays et défendre le droit à l'originalité de chacun de ses éléments. Il lui devint aussi de plus en plus difficile de régner sur Buenos Aires en s'appuyant sur les éleveurs de la campagne et en flattant l'hostilité du peuple contre la bourgeoisie du port, ouverte aux nouveautés et accueillante aux négociants venus d'Europe. Vers le milieu du xixe siècle, la structure économique et sociale de l'Argentine a évolué. Les éleveurs et commerçants de la Pampa de Santa Fe et de l'Entre Ríos exigent la liberté de navigation sur le Paraná et l'Uruguay, et ils obtiennent sans peine l'appui de l'Angleterre, inquiète des prétentions de Rosas sur Montevideo, et même celui de la France de Louis-Philippe.
Lorsque les flottes de ces deux nations européennes organisent le blocus du Río de la Plata (1845-1849), les négociants de Buenos Aires se rallient au mouvement des pays d'amont et la coalition animée par Urquiza bat l'armée de Rosas à Caseros le 3 février 1852.
La mise en place des structures de l'Argentine moderne (1852-1880)
Caseros annonce une étape nouvelle dans le développement de l'Argentine. Les vainqueurs du dernier des grands caudillos – le seul qui entrevit ce que pouvait être une dictature populaire de style moderne – sentent l'urgence de rendre à ce qui reste de l'ancienne vice-royauté une structure équilibrée. Ils s'attachent à organiser enfin sur des bases juridiques et politiques stables un État national que l'on veut démocratique, présidentiel et fédéral. La Constitution votée en 1853 fixe un corps de doctrine qui restera, un siècle plus tard, la base du consensus national argentin. Le fédéralisme qu'elle proclame, en suivant à bien des égards le modèle des États-Unis, ne comprend pas seulement la reconnaissance des États provinciaux qui ont leur gouverneur, leur chambre, leur police, leur justice, leurs finances ; il signifie aussi la liberté de commerce intérieur, la liberté de navigation sur les fleuves et une répartition équitable des ressources nationales, entendons par là des droits perçus par la douane de Buenos Aires. La Constitution donne à l'exécutif des moyens d'action appréciables, mais elle préserve l'équilibre, cher aux « idéologues », entre les trois pouvoirs et consacre à la fois les droits individuels et les droits des provinces. Les négociants et les éleveurs de Buenos Aires repoussent une charte qui leur fait perdre la prééminence en droit et les oblige à partager les revenus du port : la province est la seule à refuser de ratifier la Constitution. La guerre – économique d'abord, militaire enfin – entre la « Confédération », qui a fixé sa capitale à Paraná et choisi comme président Urquiza, éleveur éclairé de l'Entre Ríos, et Buenos Aires se termine en 1861 à la bataille de Pavon, par la victoire quasi négociée de l'armée de Buenos Aires commandée par Mitre. Pavon marque, malgré des combats de retardement livrés encore par quelques caudillos populaires des provinces andines, l'achèvement du processus d'unification de l'Argentine, même si l'unité n'est acquise en droit et définitivement qu'en 1880 avec la fédéralisation de la ville de Buenos Aires et la fondation ex nihilo d'une nouvelle capitale de la province, la ville de La Plata, édifiée à 60 kilomètres de la capitale fédérale.
À partir de 1860 et jusqu'à la fin du siècle, l'aristocratie porteña, aristocratie de la terre et du négoce, intimement liée aux familles qui dominent les grands centres de l'intérieur (Córdoba, Santa Fe, Tucumán, Salta, Mendoza), dirige les destinées du pays. En l'ouvrant largement aux apports du monde extérieur, elle établit les bases et les structures de l'Argentine moderne, qui prend place dans le concert des nations. Chacun des présidents (Sarmiento, Avellaneda, Roca, Juárez Celman) met tour à tour l'accent sur tel ou tel instrument de cette ouverture et de ce renouveau. Instruction publique, laïque et obligatoire, développement de l'enseignement secondaire et universitaire : le nom de Sarmiento, illustre à bien des égards, reste attaché à une grande politique culturelle, placée sous la devise : « Éduquer le souverain. » Grâce à l'école, l'Argentine réussit à fondre peu à peu dans un moule national les fils de créoles, plus ou moins métissés, et les fils des immigrants qui débarquent massivement à partir de 1870. L'Argentine, vide d'hommes, fait appel à l'Europe, dans l'espoir de faire pendant aux États-Unis dans le sud du continent : de 1870 à 1930, elle accueille près de 6 millions d'immigrants, soit trois fois le volume de sa population au début de cette période. Ces hommes, venus surtout d'Italie et d'Espagne, à l'exception de quelques noyaux d'Europe centrale et d'Israélites, vont faire de l'Argentine un pays latin.
Immigration et croissance
Aux chiffres d'immigration se limite la comparaison avec les États-Unis. L'Argentine ne disposait ni des ressources minérales et énergétiques ni des élites dynamiques anglo-saxonnes maîtresses dans l'art du négoce et de la finance qui ont permis le développement prodigieux de la grande nation américaine. Ce pays n'a pas connu l'épopée de la Frontière et a ignoré dans les territoires indiens conquis dans leur ensemble en 1880 la formule si féconde de l'Homestead. Il en résulte que l'Argentine a dû céder aux grandes entreprises de l'Europe capitaliste, l'Angleterre en premier lieu, la France et l'Allemagne ensuite, le soin de mettre en place l'équipement en voies ferrées et en ports, les grands établissements industriels de transformation des viandes (frigorifiques) – avec dans ce secteur une forte participation nord-américaine – ou des bois (produits tannants extraits du quebracho), voire du sucre, et enfin l'organisation générale de ses ventes en même temps que de ses achats. C'est ainsi que l'Argentine est devenue en un quart de siècle une sorte d'annexe de l'Europe industrialisée du Nord-Ouest, et tout particulièrement de la Grande-Bretagne : elle participait à son approvisionnement en viandes, en grains et en laine et lui offrait un marché neuf en expansion démographique et sociale pour toute la gamme de ses fabrications. L'Europe méditerranéenne sous-développée était vouée, elle, au rôle de fournisseur de main-d'œuvre, l'immigrant producteur et consommateur. Les élites urbaines, du port de Buenos Aires particulièrement, en même temps maîtresses de la terre, tirèrent de ce statut privilégié de l'Argentine de tels avantages que le pays actif atteignit au début du siècle un haut niveau de prospérité, un stade élevé d'organisation générale, une grande vigueur intellectuelle et culturelle. Le point de départ de cette remarquable évolution se situe dans les années 1880, au moment où l'Argentine en plein éveil économique, démographique, politique et culturel refuse d'accepter plus longtemps la pression indienne qui, entre les sierras de Córdoba et le bas Paraná, réduit le territoire national à un couloir mal défendu. C'est l'époque où le Chili, en lutte avec les Araucans, tente également de repousser vers le sud la frontière du Bío-Bío. Aussi une course de vitesse s'engage-t-elle de part et d'autre des Andes pour le contrôle des vastes espaces méridionaux. En 1879, après bien des hésitations, l'Argentine résout d'un coup son problème national : une campagne militaire, dirigée par le ministre de la Guerre Roca, balaie les Indiens des plaines pampéennes et des plateaux du nord de la Patagonie. Le territoire argentin s'en trouve agrandi de près de 400 000 km2. Dans les années suivantes, le reste de la Patagonie et la Terre de Feu sont occupés, de même que le Chaco jusqu'au Pilcomayo. L'Argentine, qui atteint alors ses frontières actuelles, entre en conflit, aussi bien avec le Brésil – à propos des Misiones, butin qu'elle avait retiré de sa participation à l'écrasement du Paraguay par la Triple-Alliance (1865-1872) – qu'avec le Chili, qui conteste l'occupation de la Patagonie et des vallées andines. Le ressentiment chilien est particulièrement vif et les incidents se succèdent. L'Angleterre, choisie comme arbitre, impose un tracé de la frontière qui rejette le Chili sur la côte pacifique, mais lui laisse le contrôle des deux rives du détroit de Magellan et du cap Horn. Les deux États n'acceptent de se réconcilier qu'en 1902 et, de nos jours encore, l'irrédentisme chilien reste vivace.
La conquête brutale des terres indiennes faisait donc de l'Argentine une grande puissance sud-américaine. Il restait encore à les peupler et à les mettre en valeur. La terre était le seul bien que possédât l'État argentin, aussi la distribua-t-il généreusement en lots compacts, l'unité de compte étant le lot de 10 000 hectares. Dans les vingt dernières années du xixe siècle, moins de 2 000 personnes s'approprient 40 millions d'hectares. Ce pays vide n'a plus de terres à offrir aux immigrants qui débarquent massivement. Le domaine pampéen utile est entièrement réparti dès 1884 entre quelques centaines de souscripteurs (grandes familles de Buenos Aires et parfois de Córdoba, financiers anglais, français et autres Européens) et certains chefs militaires associés aux précédents. Le même phénomène se répète au Chaco et en Patagonie, mais les intérêts européens s'y taillent un domaine plus important. L'appropriation instantanée, par un groupe peu nombreux d'éleveurs argentins et de spéculateurs étrangers, de cette Argentine nouvelle conquise d'un bloc sans que se développe un mouvement pionnier comparable à celui que connurent les États-Unis constitue un phénomène original qui continue à marquer de son empreinte les structures et les mentalités du pays.
La conquête des terres indiennes coïncide avec la mise au point de la chaîne du froid : les viandes de la Pampa sont à la portée des marchés de l'Europe occidentale qui s'industrialise et s'urbanise.
L'estanciero réussit à associer la culture à l'élevage en subordonnant la première au second. Des villes portuaires comme Rosario ou Bahía Blanca, hier minuscules bourgades, sont devenues en peu d'années de gros centres commerciaux extrêmement actifs. En même temps, le chemin de fer permet d'unifier l'espace argentin. Le télégraphe et la diffusion de la presse de Buenos Aires jouent leur rôle dans cette prise de conscience de l'unité nationale et dans cette fusion de l'Argentine créole et de l'Argentine des immigrants. Mais ce grand essor est purement rural, et s'effectue dans le cadre d'une « division internationale du travail » voulue et proclamée par l'aristocratie terrienne qui dirige le pays.
L'ouverture politique : l'expérience radicale (1916-1930)
Il faut attendre, en effet, les années 1910-1920 pour que les descendants d'immigrés accèdent au pouvoir politique. Jusque vers 1915, l'élite traditionnelle dirige le mouvement, elle équipe et développe l'Argentine en s'enrichissant individuellement et collectivement. Cependant que les maîtres de la terre vivent leurs plus beaux moments, importent vers l'Argentine les œuvres d'art et attirent les capacités techniques et intellectuelles de l'Europe et singulièrement de la France, les masses immigrées qui ne trouvent guère de place à la campagne, ou seulement une place inconfortable, refluent vers la ville. Elles y constituent la nouvelle classe moyenne et les couches élevées du prolétariat naissant : 49 % d'étrangers dans la population de Buenos Aires en 1914, 35 % dans celle de Santa Fe, par exemple. Dans une économie en expansion rapide, l'ascension sociale des immigrés est relativement facile à la ville. Peu à peu, l'aristocratie ancienne leur accorde un pouvoir de participation dans le jeu politique argentin. La deuxième génération bénéficie des droits civiques ; Alfredo Palacios est, en 1904, le premier député socialiste d'Amérique. L'Union civique radicale réussit à imposer la revendication du suffrage universel obligatoire et secret et peut ainsi accéder au pouvoir en 1916, avec l'élection à la présidence de son caudillo, Hipolito Irigoyen. Le radicalisme, expression politique de la classe moyenne urbaine prise en charge par quelques caudillos de solide tradition créole et aristocratique, succède pour quatorze ans exactement à la « génération de 1880 », qui a marqué de son empreinte indélébile l'Argentine actuelle.
Non pas que le radicalisme marquât une rupture brutale avec l'ancien ordre des choses. Il se borna, en fait, à administrer avec plus ou moins de bonheur le legs de l'aristocratie sans en modifier la structure ou le contenu. Mais la Première Guerre mondiale et la grave crise qui lui fait suite font éclater les contradictions internes de l'économie et de la société argentines, masquées jusqu'alors par un processus d'expansion particulièrement rapide. Les petites industries de remplacement résistent mal au retour de la paix. Au chômage urbain répond le chômage rural, lié aux difficultés d'exportation des grains. Le système de « colonisation » agricole commence à craquer sous la pression des métayers incapables de payer des loyers exorbitants en période de crise. Ils créent leur syndicat et mènent en 1919 de grandes luttes agraires dans les « colonies » de Santa Fe et de la Pampa. La même année, d'importants mouvements de grève éclatent à Buenos Aires et Rosario, d'autres encore dans les domaines éloignés du Chaco ou de la Patagonie. À Córdoba, les étudiants déclenchent la « réforme universitaire », qui se donne pour but le rajeunissement du corps professoral et la mise à jour de méthodes fortement empreintes de scolastique. Les provinces sont secouées par des mouvements régionalistes et populaires, qui révèlent de nouveaux caudillos. La « Semana Trágica » du 7 au 14 janvier 1919 est caractérisée par des grèves, leur répression et un pogrom, le seul dans l’histoire des Amériques : entre 800 et 1 400 juifs sont massacrés à Buenos Aires, accusés d’être « maximalistas », anarchistes ou communistes et d’embrigader les ouvriers pour qu’ils se révoltent.
Dès 1921 cependant, l'Argentine entre dans une nouvelle période de prospérité. Elle atteint alors, en l'espace de deux ou trois ans, son plus haut niveau de production agricole et d'exportation de viandes ; elle connaît une remarquable aisance matérielle et attire de nouveau un million d'immigrants, lassés des convulsions européennes. Les tensions de l'immédiat après-guerre s'apaisent, mais chacun a pris conscience, dès lors, de la vulnérabilité du pays, entièrement dépendant des avatars économiques et politiques des nations avancées de l'hémisphère Nord. Les groupes sociaux et les clans chassés du pouvoir par les radicaux conspirent. Ils s'inquiètent des tendances émancipatrices qui se manifestent dans les quelques concentrations ouvrières (Buenos Aires, Rosario), estudiantines (La Plata, Córdoba), rurales (Santa Fe). Ils réussissent à persuader l'armée de sauver le pays de la désagrégation politique et sociale qui le menace. Le général Uriburu se charge en 1930 de renverser Irigoyen, que le peuple vient de réélire.
De la crise économique au péronisme : la promotion des masses urbaines (1930-1947)
À partir de 1930, l'armée ne quitte plus le devant de la scène. Elle ne réussira cependant ni à préserver la structure économique et sociale de l'Argentine libérale et rurale qui s'effondre sous le choc de la crise, ni, après 1943, à construire la nouvelle Argentine à laquelle rêvent certains cadres militaires.
La crise de 1930 servit en quelque sorte de révélateur. Le groupe conservateur qui reprend le pouvoir en 1931 sous la présidence du général Justo s'efforce de sauver les intérêts des maîtres de la terre. Ceux-ci s'orientent vers une formule d'élevage très extensif et une série d'organismes d'État est mise en place pour limiter la production et maintenir les cours. Une bonne partie des exploitants agricoles privés de terre afflue vers les grandes villes qui absorbent un million de ruraux entre 1930 et 1947. L'arrêt des importations détermine l'essor de fabrications nationales de substitution qui créent, autour de Rosario et surtout de Buenos Aires, un paysage industriel. Un prolétariat se constitue rapidement autour des centres urbains et, pour éponger ces excédents de main-d'œuvre, les administrations et services publics se gonflent d'emplois superflus et mal payés. La CGT constituée en 1930 se désagrège sous le poids de ces masses ouvrières dénuées d'expérience syndicale et de sens politique. Une nouvelle classe de petits entrepreneurs – souvent quelque peu aventuriers – surgit, à l'abri de solides barrières douanières. Ces groupes sociaux, très distincts, et même opposés, les uns venus de l'intérieur du pays, les autres issus de l'immigration, acquièrent peu à peu une commune aversion pour tout ce que le libéralisme politique et économique représentait dans l'Argentine des années 1930. De plus, on ressent dans ce pays peuplé d'Italiens et d'Espagnols les contrecoups de l'avènement du fascisme et de la guerre d'Espagne. Ces masses désorientées trouvent un corps de doctrine, ou mieux quelques idées simples, chez les groupes d'intellectuels nationalistes, catholiques de filiation maurrassienne le plus souvent, qui se développent dès avant 1930. Ces idées influencent aussi un noyau de cadres militaires qui rêvent d'une nouvelle Argentine, leader de l'Amérique latine.
L'Argentine de 1930 à 1940 entre de plain-pied dans la civilisation de masse. C'est l'époque où Buenos Aires s'entoure d'une ceinture de quartiers ouvriers, alors que les gratte-ciel s'élèvent dans le centre, où la radio et le cinéma deviennent dans toutes les villes des instruments de conditionnement culturel.
Cependant, le régime politique né du coup d'État militaire n'accorde aucune place à ces masses urbaines. Devant l'extension de la classe ouvrière et devant la prise de conscience politique qu'acquièrent les nouvelles classes moyennes, petits producteurs ruraux et négociants urbains de la région de Santa Fe-Rosario, entraînées par Lisandro de la Torre, il prend peur. La pression politico-policière et la fraude électorale dite « patriotique » font perdre peu à peu aux Argentins toute confiance dans la démocratie représentative chère aux libéraux. La Seconde Guerre mondiale a de profondes répercussions dans un pays partagé en deux camps et qui se réfugie dans la neutralité. Neutralité active, d'ailleurs, foncièrement favorable aux puissances de l'Axe malgré une tardive déclaration de guerre à l'Allemagne. C'est par rapport aux protagonistes du conflit États-Unis-Allemagne que se définissent les forces politiques en Argentine. Des premiers, on redoute l'intervention trop pressante dans les affaires du pays, dans la seconde, on voit le défenseur de l'idée nationale. Le 4 juin 1943, effrayé par la perspective d'un succès électoral du candidat à la présidence des groupes libéraux et conservateurs que soutiennent les États-Unis, un groupe d'officiers profascistes déclenche un nouveau coup d'État. Le pays erre à la dérive plusieurs mois, tiraillé entre la ligne politique des nouveaux maîtres et les réalités de la guerre mondiale et du commerce international ; car c'est l'époque où les Alliés puisent largement dans ce grenier d'Amérique du Sud qui retrouve ainsi une remarquable, mais fragile, prospérité. Aussi faut-il en définitive déclarer la guerre à l'Allemagne en janvier 1944. Mais déjà l'un des colonels de la nouvelle équipe a compris le parti que le régime militaire doit pouvoir tirer de ces masses fraîchement urbanisées et prolétarisées, dépourvues d'idéologie politique et à peu près inorganisées. Juan Perón crée et développe un secrétariat du Travail qui fait adopter certaines mesures favorables à la classe ouvrière. Il tisse peu à peu son réseau d'action et d'influence, accède en 1944 à la vice-présidence et brigue la présidence. En octobre 1945, les groupes conservateurs alliés aux partis de gauche traditionnels – partis de cadres, d'intellectuels et d'immigrés – manifestent leur opposition commune à l'autoritarisme du régime (« marche de la Constitution et de la Liberté ») ; les militaires qu'ils influencent obtiennent l'éviction de Perón, mais les cohortes d'ouvriers et de chômeurs des faubourgs qui envahissent la place du gouvernement imposent l'élargissement du « Chef ». Le 24 février 1946, des élections parfaitement libres lui assurent, avec 56 % des voix, la victoire sur le candidat de l'Union démocratique qui réunit tout le spectre de l'opposition, des conservateurs aux communistes. Une ère nouvelle commence pour l'Argentine.
Péronisme et après-péronisme
Les mutations sociales
Durant la période de construction et de développement de l'Argentine moderne, de 1880 à 1930, l'immigration a constitué le phénomène dominant. Cet afflux d'étrangers s'arrête avec la crise de 1930 et dès lors le mouvement démographique sera purement national. Il se révélera très rapide, comme il se doit pour une population jeune : 9 millions d'habitants au recensement de 1914, 16 millions à celui de 1947, 27 millions à celui de 1980, 32 millions à celui de 1991, le taux de croissance se situant désormais autour de 1 %. C'est là une donnée propre à toute l'Amérique latine et, dans le cas d'une nation aussi peu peuplée que l'Argentine, cette poussée serait bénéfique si elle ne s'était accompagnée d'un véritable déferlement humain vers les grandes villes, et plus particulièrement Buenos Aires, vidant les campagnes et l'intérieur du pays. La population de la capitale passe ainsi de 1 600 000 habitants en 1914 à 4 700 000 en 1947 et 7 500 000 en 1960. Entre 1943 et 1952, la capitale fédérale ne reçoit pas moins d'un million de migrants le plus souvent ruraux, qui abandonnent les régions périphériques de l'Argentine ou les campagnes pampéennes victimes de la crise ; le phénomène mérite d'être souligné car ce sont ces cabezitasnegras (« petites têtes noires » car la plupart proviennent de régions où le fond métis reste vivace) qui fournissent au péronisme sa masse de manœuvre et infligent aux possédants leur première grande peur.
Ce grand exode, qui connut son apogée entre 1940 et 1950, relève de deux causes principales : d'une part l'influence répulsive qu'exerce une structure agraire en grandes unités ne tolérant la petite exploitation que sous forme de métayage (200 000 métayers et fermiers en 1937), d'autre part la création hâtive d'innombrables entreprises industrielles ou destinées à assurer les activités tertiaires liées à celles-ci. Les conditions dans lesquelles s'est réalisée l'industrialisation par substitution d'importations se reflètent directement dans la structure, le comportement et les mentalités de la classe ouvrière et de la nouvelle bourgeoisie urbaine qui s'affirme durant cette période.
En 1947, on compte déjà plus de 850 000 ouvriers concentrés pour les trois quarts à Buenos Aires. D'ailleurs, sur 6 500 000 personnes actives, 60 % sont inscrites au titre de la main-d'œuvre rurale ou urbaine et 20 % sont des subalternes. Une personne sur cinq seulement peut être portée au compte des catégories socio-professionnelles moyennes ou supérieures. Or ces ouvriers, qui débarquent par trains entiers à Buenos Aires autour des années quarante et cinquante, sont des ruraux déracinés. Ils sont déroutés par leur premier contact avec la technologie industrielle, les premiers rapports avec le patronat et ses cadres – différents du paternalisme campagnard, même féroce – et dépourvus d'esprit de classe et d'expérience syndicale. Les doctrines et l'organisation politiques, celles notamment des mouvements qui se réclament du marxisme, transplantées en Argentine par les ouvriers qualifiés italiens et espagnols, n'atteignent pas ces hommes de l'intérieur, venus des régions les plus arriérées et qui avaient toujours vécu hors des circuits de l'Argentine politique. Dans les années 1945-1950, ils forment ainsi une masse humaine mal différenciée et désorientée, disponible pour toute aventure simple et revêtue des attraits de la réussite, qui leur donnerait l'illusion de jouer un rôle actif voire prépondérant dans le devenir national.
Parallèlement, le développement industriel et l'expansion des activités de liaison et de services, du tertiaire en un mot, entraînent l'ascension d'une importante classe moyenne passablement hétérogène. En effet, le caractère dépendant, en dernière analyse, du développement industriel place en porte à faux cette nouvelle classe, la troisième génération d'immigrés. À première vue, on exalte l'indépendance nationale qu'atteste cet effort d'industrialisation réalisé dans le domaine des biens de consommation et sous une vigoureuse protection douanière. Cependant, ce protectionnisme décrété par l'État ainsi que l'inflation soutenue qui encourage l'investissement hasardeux font à ces nouveaux riches un esprit de facilité tant dans la compétition sociale que dans leurs choix idéologiques. Lorsque s'élève le niveau des fabrications et des projets, la technologie d'abord et ensuite le capital proviennent des centres de commande du monde capitaliste, États-Unis et Europe occidentale. Il s'ensuit une relation de dépendance durement ressentie en même temps qu'une ouverture aux modes et aux idéologies en vogue des deux côtés de l'Atlantique nord. En ce sens, l'Argentine urbaine et moyenne est plus sensible que tout autre pays latino-américain aux sollicitations des mass media, et le conditionnement y est d'autant plus efficace et subtil que l'on s'enorgueillit de la filiation européenne.
Les nouvelles classes moyennes, enrichies après la guerre, sont donc ouvertes et généralement dépourvues d'agressivité politique. Aucun ressentiment parmi ces gens qui viennent à peine d'atteindre un statut supérieur et, loin de craindre la prolétarisation, qui, entre les deux guerres, menaça les vieilles classes de l'Europe, poursuivent leur ascension. En 1947, ils n'ont pas encore acquis le comportement type, les réactions de solidarité sociale qui seront les leurs dix ou quinze ans plus tard. Ils professeraient plutôt des idées aussi généreuses que confuses, où l'on retrouve le goût d'une certaine justice distributive et d'une certaine dignité sociale en même temps qu'une exaltation sommaire de la nation argentine et un culte de l'initiative et de la réussite dignes des traditions des pionniers. Sous-jacentes à toutes ces mutations subsistent quelques constantes politiques. Ainsi, la place accordée à l'armée depuis 1930 en tant que pierre angulaire de l'édifice national et responsable de la marche du pays, ou celle traditionnellement et institutionnellement consentie à l'Église catholique qui demeure très espagnole et couvre de son réseau de relations tout le champ de vie d'un Argentin, ou encore des héritages du fond créole comme le respect de la force, l'exaltation du « machismo » et le besoin d'autorité. L'opprobre qui frappera par la suite la démocratie parlementaire de style européen est le fruit de l'expérience en Argentine depuis 1930.
Or ce mépris du libéralisme politique s'associe volontiers, à la fin de la guerre, à une hostilité spontanée envers le libéralisme économique que prône l'aristocratie du négoce et de l'élevage liée à la ville-port de Buenos Aires. En effet, les prolétaires déplacés des provinces misérables ou appauvries expriment leur ressentiment envers la capitale opulente et exploiteuse et la classe qui la symbolise ; les nouveaux riches de la « fabrique », d'origine urbaine et généralement étrangère, sont repoussés par cette aristocratie traditionnelle et se refusent encore à se couper de la masse des immigrés urbains de formation démocratique, voire égalitaire. Aussi lorsqu'un petit groupe d'intellectuels nationalistes, allié à une partie de la caste militaire, propose une idéologie et un système qui associent l'autorité politique au nationalisme économique et à la promotion individuelle du prolétaire au nom de la justice sociale, tout un mouvement se développe-t-il rapidement pour appuyer le chef militaire qui se lance dans cette aventure.
L'ère péroniste (1945-1955)
Le péronisme affronte les élections du 24 février 1946 sous les sigles du parti laboriste, formé de syndicalistes soucieux de promotion ouvrière et d'une fraction dissidente du radicalisme qui monopolisait traditionnellement les votes populaires. Les deux mouvements réunis donnent à Perón, candidat à la présidence, 56 % des voix. Il triomphe de la coalition qui réunit radicaux, socialistes, communistes et libéraux.
Deux ans plus tard, Perón impose la fusion des mouvements, qui avaient jusqu'alors gardé une certaine autonomie, en un parti justicialiste dont il fait l'instrument de son pouvoir personnel.
En 1946-1947, l'Argentine est encore maîtresse, avec l'Australie, du marché international des grains et des viandes ; elle dispose d'énormes réserves monétaires, après avoir été créancière de tous les belligérants. Perón utilise cette situation financière exceptionnelle pour racheter les grands services publics qui avaient été concédés à des compagnies étrangères, notamment les Chemins de fer, construits par des sociétés anglaises et françaises. Il pratique également, dans les premières années, une politique de largesses qui donne à l'Argentine une impression d'aisance et de facilité. Il développe la législation sociale mise au point antérieurement par le ministère du Travail sous sa direction, donnant enfin aux ouvriers des campagnes et des usines, ainsi qu'aux employés et subordonnés, un statut juridique, des moyens de défense et de contestation, bref, une place dans la société. Cela est suffisant pour que s'affirment les masses ouvrières qui sentent pour la première fois que l'État les soutient dans leurs conflits avec le patronat. Pour l'observateur européen, les conquêtes ouvrières du péronisme peuvent paraître banales et ne signifier qu'une légère correction des rapports sociaux en économie capitaliste ; pour l'Argentine, qui sort de l'âge pré-industriel, c'est une révolution que l'aristocratie porteña ne pardonnera jamais.
Perón, cependant, malgré la démagogie des discours et des attitudes, prend soin de ne pas affecter sensiblement les structures économiques du pays : le capitalisme national est vigoureusement encouragé et, à quelques exceptions près, les investissements étrangers ne sont pas attaqués, aucune réforme n'est sérieusement envisagée. Sous l'influence directe de théoriciens fascistes et phalangistes, il s'attache, d'autre part, à mettre en place des organes de type corporatif, n'obtenant qu'un succès mitigé. Aussi ne peut-on s'étonner que la contradiction du péronisme, démagogie verbale et gestuelle d'une part, maintien des structures vilipendées de l'autre, ne finisse par éclater. À partir de 1950, la situation commence à se dégrader. Une sécheresse prolongée affecte les récoltes, entraînant l'arrêt des exportations et même le rationnement de la viande en 1952 ; les cours internationaux des produits agricoles baissent, les réserves de devises s'épuisent et l'inflation s'accélère. Plus fondamentalement encore, aucun investissement conséquent dans les fabrications de base n'ayant été réalisé, le développement industriel est enrayé, les coûts s'élèvent et la crise gagne aussi ce secteur privilégié. Or c'est le moment où s'opère une véritable dichotomie du couple Perón. Evita, qui, sans le veto de l'armée, aurait été désignée vice-présidente en 1952, s'adonne à une sorte de passion du pauvre, répandant à travers tout le pays les bienfaits de sa fondation, soulignés de discours enflammés, tandis que son époux, revenant sur la politique distributionniste de ses débuts, donne des gages aux militaires et aux industriels. La mort d'Eva Perón, le 26 juillet 1952, plonge le pays dans une atmosphère d'hystérie collective soutenue par de vigoureuses pressions administratives. La crise économique s'aggrave, l'infrastructure argentine non rénovée devenant incapable de répondre aux efforts qu'on exige d'elle. Elle entraîne une crise politique particulièrement sensible parmi les classes moyennes désorientées par le double appel à la démagogie ouvriériste et nationaliste et au capital étranger, cependant que le régime prend un tour de plus en plus policier. Le conflit qui s'engage alors avec l'Église vient donner une caution morale précieuse aux bourgeois et aux aristocrates ainsi qu'à une partie de la marine et à quelques secteurs de l'armée qui commencent à s'inquiéter de la mégalomanie du chef, mais aussi de la possibilité que ses outrances verbales ne déclenchent un véritable mouvement de révolution sociale. Après l'échec du 16 juin 1955, un coup d'État militaire réussit de justesse en septembre, dans un climat de passivité générale. Le 20, Perón s'embarque à bord d'une canonnière paraguayenne : la « Révolution libératrice » triomphe.
L'après-péronisme : la tentation militaire
À cause du niveau social et culturel d'un pays qui se caractérise, en Amérique latine, par son haut degré d'alphabétisation et d'instruction générale, son solide équipement urbain et son puissant mouvement ouvrier, il paraît impossible aux équipes libérales qui abattent la dictature en 1955 de retourner au régime de participation politique limitée, cher aux conservateurs. Mais la moyenne bourgeoisie, industrielle et commerciale, et l'aristocratie terrienne qui reprennent le pouvoir n'ont évidemment pas acquis la maturité politique qui leur permettrait de supporter et de canaliser dans le cadre d'institutions démocratiques les tensions qui devaient logiquement naître d'une libéralisation totale de la vie politique. Aussi de multiples solutions de participation restreinte ou contrôlée furent-elles tentées et éprouvées ces dix dernières années selon un mouvement pendulaire qui aboutit à un régime militaire. À partir du moment où l'on accepte d'éliminer du jeu politique la masse suspecte de contamination péroniste, il n'est point d'autre issue possible que le remplacement des élections par la désignation militaire, dans l'exacte mesure où la masse ouvrière continue à s'exprimer par le péronisme et où celui-ci obtient, à toute élection libre, la majorité des suffrages (en 1957 et 1965, par exemple). Il dispose d'un tiers des voix environ ; beaucoup plus dans certaines circonscriptions comme les banlieues de Buenos Aires, alors que l'atomisation des partis traditionnels éparpille les votes hostiles de droite ou de gauche. De plus, les votes péronistes se portent massivement, sur ordre, vers tel ou tel groupement minoritaire autorisé, qui peut par là même s'emparer démocratiquement du pouvoir soit au niveau de l'État fédéral (c'est le cas de l'élection du président Frondizi), soit dans les États provinciaux (on comptait trois gouverneurs péronistes au moment du coup d'État de 1966).
Cependant, la coalition des éléments hostiles à la suppression de toute démocratie réussit à reculer jusqu'en 1966 l'instauration officielle d'une dictature militaire stable. Cette résistance s'appuie, passivement, sur la majorité de la population, et particulièrement les classes moyennes, attachées à un système représentatif où elles jouent normalement un rôle prédominant et qui, d'ailleurs, ne semblent pas professer une bien grande admiration pour les cadres militaires. Elle regroupe la plupart des chefs de file des partis traditionnels, interprètes de ces classes et peu enclins à quitter les allées du pouvoir quelle que soit leur hostilité au péronisme, une bonne partie de l'aristocratie financière et industrielle qui désire offrir aux marchés internationaux des capitaux l'image d'un pays respectueux des règles constitutionnelles et assuré d'une certaine stabilité, et aussi d'importants groupes militaires soucieux d'éviter un nouveau discrédit des forces armées, déjà responsables de l'aventure péroniste et que les tentations de la dictature peuvent précipiter dans l'anarchie, comme cela faillit se produire en 1963.
On comprend, dès lors, que de multiples formules aient été essayées pour offrir l'apparence du respect des formes démocratiques tout en imposant une politique conforme aux besoins des classes sociales minoritaires mais dominantes, avant que les forces armées ne se décident, de guerre lasse, à poser le problème politique dans toute sa brutalité, c'est-à-dire à prendre en charge directement le destin de la nation.
L'« après-péronisme » : les principales étapes
La « Révolution libératrice »
Une période confuse suit la victoire militaire obtenue en septembre 1955 par la marine et certains éléments de l'armée. Dès le 13 novembre, le général Lonardi, de tendance nationaliste et autoritaire, cède la place au général Aramburu, partisan du retour aux normes de la démocratie républicaine. 1956 et 1957 représentent deux années de transition et de tension, de reconstruction économique et politique aussi. Le gouvernement s'emploie à ranimer l'agriculture languissante pour obtenir à nouveau des disponibilités en viandes et en céréales destinées à l'exportation. L'aristocratie terrienne, qui avait dû payer une partie de l'effort d'industrialisation, devient donc la première bénéficiaire du nouveau cours. Les rouages du pouvoir politique et administratif sont pris en charge et remis en mouvement par les juristes et aussi, fait nouveau, par les jeunes technocrates issus les uns et les autres des classes supérieures et moyennes que représentent les partis conservateurs et radicaux. Les structures syndicales sont généralement respectées au nom de la réconciliation nationale jusqu'à ce qu'éclate en juin 1956 une révolte péroniste, vigoureusement écrasée. Les universités deviennent de bouillonnants foyers de recherches scientifiques, pédagogiques et politiques, et l'on en crée de nouvelles. L'Argentine semble assoiffée de culture ; une remarquable éclosion de talents, de modes et d'écoles, en littérature comme dans les arts plastiques, lui redonne, en Amérique latine et en Europe, la place et le prestige qu'elle avait perdus au temps des dictatures idéologiques. Ce dynamisme et cette ouverture de la culture continueront à se développer malgré les soubresauts et les crises qui secoueront le pays. La vie politique renaît selon les vieilles règles et avec les vieux partis, notamment à l'occasion de la désignation et de la réunion d'une Assemblée consultative qui rétablit la Constitution de 1856. La scission du mouvement radical permet ainsi au groupe « Intransigeant » – de tendance réformiste proche de la gauche intellectuelle –, animé par Arturo Frondizi, de s'allier à Perón, en vue des élections de 1958. Cette entente secrète assure la victoire de A. Frondizi, élu président de la nation sur un programme de développement de l'industrie nationale, de satisfaction des revendications sociales et de libéralisme politique.
La démocratie restreinte
Peu après son élection, le président Frondizi, pris dans un étau que resserrent les mouvements et syndicats péronistes d'un côté, les chefs militaires de l'autre, s'emploie tout à la fois à louvoyer et à pratiquer une véritable politique de fuite en avant, une course contre le temps pour créer des situations irréversibles, modifier des mentalités politiques héritées de 1930 et remodeler certaines des structures économiques du pays. Il cherche à opposer aux vieilles querelles des politiciens une mystique du développement national qui mobiliserait toutes les classes sociales et notamment les couches influencées par Perón dans la construction économique d'une Argentine moderne. Mais ce développement se réaliserait, cette fois, au profit non tant de la petite bourgeoisie industrielle que des grandes sociétés internationales chargées de renouveler l'infrastructure, d'implanter les industries de base (sidérurgie, pétrochimie) et de mettre en valeur les réserves pétrolières. La contradiction majeure d'une telle politique devient si apparente que le président Frondizi ne peut, malgré son extraordinaire habileté tactique, se maintenir au pouvoir le temps nécessaire à la constitution d'une force politique qui le soutienne. Il s'agit, en effet, de créer un puissant réseau d'intérêts argentins, liés à ce boom économique animé de l'extérieur, qui puisse exalter la politique frondiziste au nom du mythe de la technique et de la « Nouvelle Argentine », et attirer les couches supérieures de la classe ouvrière. Du moins à partir du moment où celle-ci pourrait en retirer quelques avantages, même mineurs, après avoir été soumise à l'austérité salariale en vue de financer le rééquipement du pays, et, partant, à une pression policière tour à tour bénigne ou violente. Conçue sur de telles bases par l'équipe de Frondizi, la politique de front national, que secouaient de mois en mois les mouvements d'humeur, armés ou non, de tel ou tel groupe militaire, ne peut qu'aboutir à un échec électoral. Subtil tacticien et froid technocrate, Frondizi n'a rien d'un meneur de foules. Il croit cependant le mouvement suffisamment lancé, et les péronistes conscients de l'enjeu, pour tenter l'expérience d'élections libres en mars 1962. Il se trompe, et la victoire péroniste dans les principales provinces donne l'argument nécessaire aux ultras des forces armées pour déposer le président.
L'Argentine se trouve alors plongée, pour plus d'un an, dans une crise économique et sociale dont on recherche, anxieusement, la solution. Durant cette période, au prix de plusieurs affrontements publics, parfois sanglants (printemps de 1963), les militaires règlent leurs comptes et procèdent à une épuration : l'armée s'empare des bases de la marine et les officiers « ultras » des trois armes sont éliminés de manière à permettre un dernier essai de démocratie contrôlée. Le général Onganía, le vainqueur de ces combats fratricides, devient le garant de cette ultime tentative.
Les candidatures péronistes et celles de leurs alliés ne sont pas admises aux élections de juillet 1963 : il s'agit de désigner le successeur constitutionnel du président Frondizi et les membres de l'ensemble des corps électifs du pays. On observe une éclipse du péronisme et une grande dispersion des votes, dont bénéficient en définitive les « radicaux du peuple », fidèles représentants de la vieille garde radicale, pâles interprètes des classes moyennes traditionnelles, notamment celles qui sont liées à la bureaucratie, et de certaines couches ouvrières très qualifiées, influencées par les premières. Le président Illia, qui doit s'appuyer ainsi sur un mouvement minoritaire (25 % des voix) et extrêmement divisé, s'attache à gérer les intérêts de l'Argentine en bon père de famille. Il élargit au maximum, compte tenu de la pression militaire, les libertés individuelles et collectives. Prenant le contre-pied des technocrates de Frondizi, il mène une politique discrètement nationaliste. Il se trouve aussitôt en butte à d'efficaces attaques, tantôt directes, tantôt sournoises, des intérêts économiques argentins et étrangers qu'un certain nombre de mesures – plutôt des demi-mesures – lèsent ou menacent de léser (par exemple, l'annulation des contrats pétroliers souscrits par le président Frondizi). Le président Illia doit affronter les résistances des classes dominantes de la nation que représentent d'un côté le groupe Frondizi, de l'autre les conservateurs classiques, et qu'appuie une grande partie de l'armée, ainsi que l'opposition du mouvement péroniste soucieux de profiter au maximum des possibilités de reconquête politique qu'offre le rétablissement des formes normales de la vie démocratique. Le président, que soutient mal un gouvernement divisé et impuissant à susciter un mouvement d'adhésion populaire sur une politique toute en demi-teintes, suspend littéralement son action. Il donne à l'Argentine une impression d'inefficacité et d'enlisement, malgré la reprise de l'activité économique stimulée par d'excellentes récoltes et par la relance de la consommation – et de l'inflation – grâce à d'importantes hausses de salaires. Les succès péronistes aux élections législatives partielles de 1965 qui font espérer un triomphe aux élections des gouverneurs provinciaux en 1967, et même aux présidentielles de 1969, servent une fois de plus d'argument aux forces armées pour s'emparer du pouvoir, sous le prétexte de l'efficience, le 28 juin 1966.
L'échec : la « révolution » militaire de juin 1966
Il ne s'agit pas, cette fois, d'assurer la gestion du pays, de procéder à une remise en ordre et de créer ainsi les conditions favorables au fonctionnement normal des institutions consacrées par la tradition juridique argentine, comme ce fut le cas en 1955-1958 et en 1962-1963, mais bien d'instaurer un nouveau système politique qui ne recherche sa légitimité que dans le soutien officiel des forces armées et, comme tel, se veut révolutionnaire.
L'Acte et le Statut de la révolution argentine, documents qui définissent un régime politique autoritaire et témoignent d'une vocation économique libérale, prennent le pas sur la Constitution. Ils sont signés des trois commandants en chef, qui désignent comme président le général Onganía, que le président Illia avait mis à la retraite. Dès lors, le président Onganía devient le chef unique d'une nation, dont les éléments conservateurs les plus ouverts et les plus pragmatiques, liés aux principaux groupes financiers étrangers qui recommencent à investir en Argentine, contrôlent désormais la vie économique. Parallèlement, d'importants leviers de développement du pays (l'industrie lourde et la planification par exemple) dépendent partiellement d'organismes à forte participation militaire et dont l'esprit nationaliste est évident. La responsabilité politique a été confiée aux idéologues nationalistes, choisis également parmi les plus pragmatiques. La vie politique est officiellement arrêtée puisque tous les corps délibératifs ont été supprimés, depuis le conseil municipal jusqu'au Sénat, tous les partis interdits et leurs biens confisqués. Toutes les autorités élues ont été remplacées, le plus souvent par des militaires de tous les grades. Un ensemble impressionnant de lois répressives ou visant à l'encadrement des populations a été promulgué mais, jusqu'au printemps de 1968, non appliqué, exerçant ainsi une pression discrète, toutefois efficace, dans le sens de l'autocensure de l'expression des idées et de l'autocontrôle du comportement. L'Université a été mise au pas, sans autre réaction qu'un exode de professeurs et de chercheurs parmi les plus qualifiés de Buenos Aires. Les mouvements de grève ont été vigoureusement réprimés et les organisations syndicales qui avaient tacitement soutenu le coup d'État, humiliées, divisées et épurées, dans l'espoir d'obtenir des vieux hiérarques syndicaux, péronistes ou réformistes indépendants, la reconstitution d'une CGT disposée à collaborer avec le régime. De profondes réformes des structures formelles de la haute administration ont été réalisées sans que les changements d'organigramme paraissent affecter les mécanismes réels de prises de décision.
Le président Onganía, qui s'est fixé des objectifs aussi vagues qu'ambitieux, maintient l'équilibre entre les deux tendances dominantes de son gouvernement, chacune s'imaginant apparemment qu'elle tirera profit de l'usure de l'autre, et assure qu'il a tout le temps de développer son action en trois longues étapes : développement économique, justice sociale, organisation politique. Mais l'indifférence d'un peuple que vingt-cinq ans d'aventures politiques et les faillites successives des personnalités auxquelles il avait confié son destin ont rendu fataliste fait qu'en 1966 les responsables politiques ont acquis, dans leur grande majorité, la conviction que les voies démocratiques ne permettent plus de vaincre les difficultés économiques, sociales et politiques de l'après-péronisme, et certains même réclament ouvertement l'intervention de l'armée. On s'explique, dans ces conditions, l'espèce de consensus silencieusement accordé au coup d'État par le peuple.
De la « révolution argentine » au « grand accord national » (1966-1973)
La dictature du général Onganía et celle qui suivit le coup d'État de 1976 ont plus d'un trait commun : même résignation initiale d'une opinion publique traumatisée par l'instabilité et l'impuissance des institutions représentatives, même incertitude sur les intentions réelles d'un pouvoir qui prétend imposer à sa guise les transformations économiques et sociales qu'il estime indispensables à la mise en place d'un nouveau cadre politique, même équilibre savant entre des militaires « nationalistes » préposés à la planification et au développement des industries de base et des technocrates libre-échangistes chargés d'ouvrir aux capitaux étrangers les secteurs les plus rentables de l'économie, même plan de stabilisation par le blocage des salaires et la liquidation des entreprises et des services publics, même recours aux dévaluations monétaires et à la suppression du contrôle des changes pour favoriser les intérêts du secteur agro-exportateur et les grandes firmes multinationales, même mépris à l'égard des organisations politiques et même suspicion à l'encontre des organisations syndicales, même attitude répressive contre les mouvements de grève et même mise au pas de la presse et de l'Université.
Les insurrections populaires de mai-juin 1969 à Rosario et à Córdoba révélèrent l'ampleur des tensions engendrées par cette stratégie, et le mouvement de contestation qui gagna la majorité de la population contraignit même le haut commandement militaire à destituer le président Onganía en juin 1970.
L'interrègne de Roberto Levingston dure neuf mois, le temps que la guérilla urbaine se développe, que les grèves ouvrières se durcissent, que la Rencontre nationale des Argentins mobilise à Rosario communistes, péronistes et radicaux pour un programme démocratique et d'indépendance nationale, que le péronisme et le radicalisme populaire s'unissent pour réclamer dans un manifeste intitulé L'Heure du peuple l'organisation d'élections libres et, en fin de compte, que de nouveaux troubles à Córdoba fassent sentir à l'état-major interarmes l'urgence de trouver une issue politique à la crise (25 mars 1971).
Chargé de négocier avec les principales forces politiques un « grand accord national » qui permettrait à l'armée de se désengager sans perdre la face, le général Lanusse sait habilement désamorcer les complots d'une opposition militaire animée par ses deux prédécesseurs, mais il ne parvient ni à éviter une nouvelle détérioration de la situation économique, ni à faire accepter aux travailleurs la réduction de leur pouvoir d'achat par l'inflation et le chômage, ni à dissiper le malaise d'une opinion publique qui ne s'inquiète pas moins du durcissement de la répression que du développement du terrorisme révolutionnaire, et ces échecs ne lui laissent plus d'autre choix que de manœuvrer en retraite jusqu'aux élections du 11 mars 1973 et de passer la main au président élu Hector Cámpora, fidèle entre les fidèles du général Perón.
La restauration péroniste (1973-1976)
La restauration péroniste va tenter de renouveler l'expérience de 1946, mais les conditions ne sont plus les mêmes : l'économie est désormais passée sous la dépendance technologique et financière des firmes multinationales, la classe ouvrière est plus expérimentée et plus combative, et le mouvement péroniste lui-même est déchiré par des contradictions d'autant plus vives que l'âge et l'état de santé du Guide suprême posent déjà le problème de sa succession.
Ces contradictions s'exacerbent rapidement dès l'entrée en fonction du président Cámpora (25 mai 1973) et, le 20 juin, devant deux millions de fervents venus de toutes les provinces attendre le retour du général Perón, une violente fusillade met aux prises les formations spéciales des Jeunesses péronistes, adeptes d'un « socialisme national », et le service d'ordre mis en place par la vieille garde syndicaliste et la camarilla de José López Rega, l'éminence grise du régime.
Le général Perón ne manque pas de vitupérer le jour suivant « ceux qui prétendent déformer le mouvement » et, après consultation du haut commandement des trois armes, il ne laisse pas d'autre choix au président Cámpora et au vice-président Solano Lima que de renoncer à leur charge devant le Congrès (14 juill.). Devenu une fois de plus l'ultime recours devant le chaos, il est plébiscité le 23 septembre avec sa femme « Isabelita » par 61,85 % des suffrages, mais, comme en témoignent l'assassinat du secrétaire général de la CGT, José Rucci (25 sept.), et la destitution du recteur de l'université de Buenos Aires, Rodolfo Puiggros (2 oct.), la lutte des factions et les règlements de comptes se poursuivent.
Pendant les neuf mois qu'il lui reste à vivre, le général Perón aura beau vouloir rassurer l'opinion, il ne pourra faire cesser ni les attentats ni les enlèvements et, lorsqu'il disparaît, le 1er juillet 1974, la violence ne connaît plus de frein sous le gouvernement hésitant d'Isabelita, prisonnière du « clan raspoutinien » de l'aventurier López Rega. Publiant, le 23 mars 1976, un bilan du terrorisme et de la répression depuis le 25 mai 1973, La Prensa le chiffre à 1 358 victimes dont 66 militaires, 170 policiers, 445 guérilleros et 677 civils.
Ce n'est pourtant pas dans la montée du terrorisme, déjà enrayée à la fin de 1975, qu'il faut voir la principale raison du nouveau coup d'État militaire de mars 1976, mais dans la décomposition de l'appareil péroniste et la faillite de la politique économique et sociale définie par le « pacte social », signé le 8 juin 1973 entre le ministre des Finances, José Gelbard, la CGT et la CGE, et le « plan triennal pour la reconstruction et la libération nationale », publié le 22 décembre 1973. Parmi les multiples signes de cet effondrement, nous citerons seulement la démission de José Gelbard (27 oct. 1974) et la valse de ses successeurs, le mécontentement ouvrier particulièrement vif à Córdoba et l'attitude de plus en plus critique de la CGT à l'égard de López Rega (juill. 1975), les protestations de la puissante Société rurale argentine et le malaise compréhensible de l'ensemble de la population devant un taux mensuel d'inflation de 48 % pendant le second semestre de 1975.
La « réorganisation nationale » après le 24 mars 1976
Dans le texte où la junte militaire a défini, trois jours après son coup d'État, son programme de « réorganisation nationale », on peut lire qu'elle se proposait comme but suprême de « mettre en place une souveraineté politique fondée sur le fonctionnement d'institutions constitutionnelles revitalisées », et, entre autres objectifs préalables, d'« éliminer la subversion » et de « promouvoir le développement économique », notamment « en offrant à l'initiative et aux capitaux privés, nationaux et étrangers, les facilités nécessaires pour participer à l'exploitation des richesses nationales ».
Pendant toute la durée de la présence des militaires au pouvoir, on en a surtout remarqué les aspects répressifs de ce programme ; mais, en soulignant à plusieurs reprises que la subversion « couvre le domaine social, économique, culturel et psychologique en plus du domaine militaire », le général Videla n'avait-il pas lui-même laissé entendre que les arrestations arbitraires, les tortures, les disparitions et les exécutions sommaires pouvaient n'avoir d'autre motif que de faire taire toute protestation contre la politique de redéploiement de son ministre de l'Économie, Martínez de Hoz ?
Malgré la « paix sociale » obtenue à ce prix et malgré l'atout enviable de quatre excellentes récoltes en cinq ans, le général Videla n'a manifestement pas réussi à transmettre le pouvoir dans de bonnes conditions au général Viola, ancien commandant en chef de l'armée de terre, qui a pris ses nouvelles fonctions le 29 mars 1981.
Ce dernier passait pour être plus ouvert que son prédécesseur au dialogue et à la négociation, mais les longues délibérations qui ont précédé sa désignation laissaient deviner que son activité serait étroitement surveillée par la junte des commandants en chef des trois armes (Leopoldo Fortunato Galtieri, Armando Lambruschini, Omar Graffigna). Le gouvernement qu'il a constitué est assez révélateur à cet égard : si l'attribution des Affaires étrangères à Oscar Camilión indiquait qu'un pont avait été établi avec les frondizistes du MID (Mouvement pour l'intégration et le développement), la nomination de Lorenzo Sigaut, de Jorge Aguado et de Eduardo Oxenford à la direction des Affaires économiques représentait une évidente concession à la bourgeoisie industrielle, agraire et commerçante, qui jugeait l'orientation de Martínez de Hoz trop exclusivement favorable à l'agrobusiness et aux grandes banques, et les postes clefs de l'Intérieur, de la Défense et de l'Action sociale continuaient à être détenus par des militaires. Un autre pas fut accompli en direction des péronistes avec la libération de l'ex-présidente « Isabelita » le 6 juillet 1981, mais diverses déclarations montraient que le haut commandement redoutait de se laisser entraîner sur la même pente que le général Lanusse en 1973 et qu'il continuerait donc à subordonner le rétablissement des instances démocratiques à la création fort aléatoire d'un grand parti conservateur capable d'assurer sans secousse la relève du régime. Restait à savoir si cet immobilisme politique serait compatible avec la persistance des difficultés économiques auxquelles l'Argentine se trouvait confrontée depuis la fin de 1979.
L'oligarchie terrienne n'a pas tardé, en tout cas, à protester par le canal du journal La Prensa contre le rétablissement de la taxe à l'exportation des céréales, et les critiques du grand quotidien conservateur ont même été si vives que le gouvernement lui a retiré toute publicité officielle, mesure contre laquelle l'ensemble de la presse s'est aussitôt élevée. D'un autre côté, à l'appel de l'ancien secrétaire général du SMATA, le puissant syndicat de l'automobile, le mécontentement populaire contre l'insécurité de l'emploi et les difficultés d'existence s'est si massivement exprimé à Buenos Aires le 17 juin 1981, que La Nación a pu écrire le lendemain : « Il existe une atmosphère de tension considérable dans la République. Il n'est que de sortir dans la rue pour s'en apercevoir. » Mais la Conférence épiscopale a été beaucoup plus nette en affirmant : « Il y a une crise d'autorité qui ne peut être résolue que par la restauration de l'état de droit, conformément à la Constitution. »
C'est dans ces circonstances que les principales formations politiques représentées au Parlement avant le coup d'État de 1976 (Parti justicialiste, Union civique radicale, Parti radical intransigeant et Fédération démocrate-chrétienne) se sont unies pour réclamer le retour progressif à la démocratie et, dans l'immédiat, la libération des détenus politiques et syndicaux, la vérité sur les « disparus », la défense de la production nationale et l'amélioration du niveau de vie des travailleurs. Cet accord s'est même étendu par la suite au Parti communiste, qui exerçait une influence non négligeable dans les grands centres ouvriers, mais cette volonté unitaire ne s'est pas manifestée aussi fortement au niveau syndical, et la rivalité qui continuait à opposer les péronistes « durs » de la CGT aux « modérés » de la « commission intersectorielle » n'est sans doute pas étrangère à l'insuccès de la grève du 22 juillet 1981, lancée sur le mot d'ordre – assez peu mobilisateur, il est vrai – de « relance de la production ».
La guerre des Malouines (avril-juin 1982)
S'il y eut un projet politique de la dictature militaire qui rencontra l'adhésion unanime des Argentins, ce fut sans conteste la « récupération » des Malouines. À l'approche de l'anniversaire des cent cinquante ans d'« usurpation » des îles par les Britanniques – le 3 janvier 1833 –, la cause apparaissait non seulement comme un moyen de retrouver une cohésion nationale derrière le gouvernement militaire en perte de vitesse, mais également comme juste. Toutefois, le déroulement de la guerre révèle une dramatique interprétation du jeu des relations internationales de la part des dirigeants argentins.
Le 2 avril 1982, à l'annonce de la prise de la capitale de l'archipel, Port Stanley – rebaptisée presque immédiatement Puerto Argentino –, par une troupe de cinq cents soldats argentins, plusieurs milliers de personnes se rassemblent à Buenos Aires, sur la place de Mai, pour clamer leur enthousiasme. L'adhésion à l'invasion – considérée comme une reconquête – est presque totale. Les mères des disparus de la dictature soutiennent l'entreprise, adoptant pour l'occasion le slogan « Les Malouines sont argentines, les disparus aussi ». Elles se joignent ainsi à la ferveur nationaliste qui touche même certains prisonniers politiques demandant des aménagements de peine afin de se porter volontaires à la glorieuse « récupération » du territoire national.
Pourtant, par ce coup de force, la junte au pouvoir, dirigée par le général Galtieri, commet une bévue diplomatique aux graves conséquences. Elle est convaincue que Londres, peu intéressé par ces terres désolées de l'extrême Sud, ne réagira pas, ou peu, à la violation de son territoire. Cette certitude est le résultat d'une analyse, pour le moins optimiste, reposant sur la foi du soutien inconditionnel des États-Unis, sur les difficultés liées à la politique intérieure du gouvernement britannique et sur l'adhésion de la communauté internationale à sa cause.
Bien que le gouvernement américain de Ronald Reagan soit mieux disposé que la précédente administration démocrate envers la junte, qui constitue à ses yeux un partisan zélé de sa politique anticommuniste en Amérique latine, cela ne signifie pas pour autant la remise en cause de sa plus fidèle alliance au sein de l'OTAN dans une période de réactivation de la guerre froide. La Maison-Blanche se trouve dans la délicate position de médiateur entre deux de ses alliés. Elle cherche, sans succès, à prévenir la junte de la détermination des Britanniques. Après quoi, elle offre un soutien technologique non négligeable à la Royal Navy, en lui fournissant notamment des avions équipés de la dernière génération de missiles air-air Sidewinder.
Les Britanniques réagissent très rapidement au coup de force argentin. Alors que les conseillers de la junte argentine avaient perçu les difficultés de Margaret Thatcher à s'imposer politiquement, y compris au sein de sa majorité, l'affront infligé à la souveraineté de l'Empire offre à la Dame de fer un moyen de galvaniser le Parlement et le peuple derrière elle. Elle n'hésite pas à envoyer la flotte, ni même à commencer les hostilités militaires en coulant, le 2 mai, le croiseur Général Belgrano, fleuron de la marine argentine, hors de la zone d'exclusion définie par les Anglais.
Quant à l'hypothèse du soutien de la communauté internationale, elle reposait sur la perception du conflit comme étant de l'ordre d'une libération nationale contre une puissance coloniale. Les experts argentins pensaient ainsi obtenir facilement l'adhésion de l'ONU. Mais, les Kelpers (les habitants des îles) n'avaient pas été consultés, n'avaient pas participé à la « libération » et, de fait, se montraient plus favorables à rester dans l'Empire britannique qu'à intégrer une dictature à l'économie vacillante. Le principe d'autodétermination des peuples, qui sous-tend la cause de la décolonisation, n'était donc pas respecté. Ainsi, le Royaume-Uni, dès le 3 avril, obtient la condamnation de l'Argentine par le Conseil de sécurité de l'ONU, qui la qualifie de pays agresseur. Quant à l'opinion publique internationale, elle prend le régime argentin pour ce qu'il est : une dictature militaire au sombre bilan en matière de droits de l'homme.
Les opérations militaires se déroulent rapidement et sans surprise. Durant les mois d'avril et de mai, alors que la flotte britannique se dirige vers le cône sud puis organise le blocus des îles, les soldats argentins – au nombre de 10 000, dont plus de la moitié de conscrits – creusent des tranchées dans l'attente du débarquement. Celui-ci commence le 21 mai. Après de sanglants combats qui font plus de 600 morts du côté argentin, les troupes britanniques, composées uniquement de professionnels, obtiennent la reddition le 14 juin, des mains du général Menéndez, alors gouverneur des îles, à Port Stanley.
La débâcle des Malouines porte un coup fatal au régime militaire. La fièvre patriotique fait place à une défiance envers la dictature, qui se manifeste par des protestations et rassemblements réclamant le retour à la démocratie. Le général Galtieri démissionne de la présidence dès le 16 juin 1982. La désignation d'un nouveau chef de la junte est malaisée car le conflit, toujours latent, entre les différentes armes au sein de la junte s'exacerbe avec la défaite. Le général Bignone est finalement désigné le 1er juillet par l'armée de terre, mais sans la participation des autres armes, et alors que la marine entre en rébellion. Néanmoins, une nouvelle junte se forme en septembre afin de négocier au mieux les intérêts militaires lors de la transition vers un régime démocratique. Elle demeure sous la présidence de Reynaldo Bignone qui a promis la tenue d'élections pour le 30 octobre 1983.
La consolidation démocratique
Après leur défaite face aux Britanniques dans la guerre des Malouines en 1982, les militaires argentins, totalement discrédités et de plus en plus ouvertement critiqués pour leurs méthodes violentes de gouvernement, doivent laisser le pouvoir aux civils. Auparavant, ils cherchent à se prémunir contre tout recours à la justice en établissant une loi d'amnistie couvrant la période de la dictature des juntes successives. Si cette loi est rapidement battue en brèche par le premier gouvernement démocratiquement élu en 1983, le jugement des crimes est loin pour autant d'être une bataille gagnée. L'autre héritage de la dictature est une situation économique désastreuse avec laquelle le pays n'en finit pas de se démener. L'impunité et la dette extérieure sont les deux thèmes qui marquent la période allant de la fin de la dictature à nos jours : deux fils rouges qui se rejoignent curieusement dans le nœud de la crise déclenchée en décembre 2001.
La présidence de Raúl Alfonsín (1983-1989)
La « théorie des deux démons »
L'image de l'armée comme rempart de la nation contre les agressions extérieures a volé en éclats avec la défaite militaire dans les îles Malouines. La critique, jusqu'alors principalement portée par les familles des disparus, en particulier les « mères de la place de Mai » qui dénoncent les méthodes employées durant la guerre antisubversive, s'étend simultanément à des affaires de lâcheté ou d'incompétence touchant des officiers durant cette guerre. La vaillance que les militaires ont affichée face aux « subversifs », ennemis infiniment moins puissants, a manifestement fait faux bond face à une véritable armée. Une attitude que les Argentins ne pardonnèrent pas, d'autant que les combats avaient fait des centaines de morts, essentiellement parmi les conscrits.
Alors qu'il négocie la passation de pouvoir aux civils, le dernier gouvernement militaire du général Bignone entérine une loi d'amnistie censée protéger les membres de l'armée pour les crimes commis durant la répression. Le leader de l'Union civique radicale (UCR) Raúl Alfonsín est élu, le 30 octobre 1983, face à son rival péroniste, en partie en raison de la virulence avec laquelle il dénonce cette loi. Dès avant la passation de pouvoir, fixée au 10 décembre, il désigne une équipe de juristes pour concevoir les cadres légaux qui permettront de juger les crimes commis, notamment l'assassinat, la torture, la séquestration, le vol d'enfants, l'appropriation des biens des victimes et la disparition de personnes. Le nombre de disparus, avancé par les associations de défense des droits de l'homme, atteint 30 000 personnes.
Les juristes désignés cherchent à réconcilier tous les secteurs de la société postdictatoriale en concluant à une responsabilité partagée des deux protagonistes d'un conflit qui est resté étranger à l'immense majorité des Argentins mais qui a ruiné leurs vies : c'est la « théorie des deux démons ». Celle-ci trouve son application concrète dans deux décrets présidentiels, premier acte politique d'Alfonsín, qui incriminent les neuf chefs militaires des trois premières juntes, et sept dirigeants survivants de groupes guérilleros.
Le procès et la condamnation des généraux (entre avril et décembre 1985) est une première en Amérique latine. Toutefois, l'objectif politique de réconciliation nationale n'est pas atteint. D'une part, les familles des victimes ne veulent pas abandonner les poursuites contre l'ensemble des auteurs des crimes, et pas seulement les hauts responsables. D'autant qu'à la demande d'Alfonsín, une enquête portant sur les exactions commises, menée par la Commission nationale sur les disparitions (Conadep) et présidée par l'écrivain Ernesto Sábato, est ouverte. Les conclusions rendues dans le rapport NuncaMás (« Jamais plus »), en septembre 1984, mettent à mal la « théorie des deux démons ». Non seulement l'ampleur des crimes dépasse les pires craintes formulées auparavant par les associations des familles des victimes et de défense des droits de l'homme, mais elle met également en évidence l'implication des corps d'armée dans leur intégralité. D'autre part, dans les casernes règne l'incompréhension la plus totale : les militaires estiment avoir gagné la guerre contre la subversion et il leur paraît aberrant que les vaincus jugent les vainqueurs. Opposés à toute poursuite judiciaire, ils assimilent rapidement, et abusivement, le nouveau gouvernement à leurs anciens ennemis.
« Point final » et « Obéissance due »
Le procès des généraux ne clôt pas la question des crimes commis durant la dictature. Le problème demeure durant toute la présidence d'Alfonsín, participant, avec la crise économique, à miner les espoirs suscités par le régime démocratique, sans toutefois le remettre en question.
Le président Alfonsín, qui souhaite en finir avec les enquêtes et les procès parce qu'ils créent un climat de constante agitation dans les casernes, fait voter la loi du « punto final » le 23 décembre 1986, fixant une date butoir au-delà de laquelle il ne sera plus possible d'intenter d'actions en justice. Toutefois, ce qui apparaissait comme une concession importante faite aux militaires et un moyen de clore ce chapitre, provoque une nouvelle crise. Des milliers de nouveaux cas sont présentés devant les tribunaux avant la date butoir.
La réaction des militaires, acculés par la mobilisation, a lieu durant la semaine sainte de 1987. La mutinerie des carapintadas (littéralement « figures peintes », en référence au camouflage utilisé par les militaires rebelles), menée par le lieutenant-colonel Aldo Rico, provoque une manifestation de plus de trois cent mille personnes dans toutes les grandes villes du pays, en soutien à Alfonsín. Celui-ci se trouve en position de force pour négocier la reddition des militaires, auxquels il a pourtant octroyé de nouvelles concessions : désormais prévaut le principe selon lequel les subalternes n'ont fait que leur devoir en obéissant, assurant aux présumés exécutants l'irresponsabilité juridique. Cependant, cette loi dite de l'« Obéissance due », présentée au Parlement le 5 juin 1987, ne réussit pas à apaiser les milieux militaires. Si les officiers ont gagné l'assurance de ne plus être poursuivis en justice, la question de leur carrière n'est pas pour autant réglée. En effet, les promotions doivent être approuvées par le Sénat qui fait souvent barrage, soit sous la pression des organismes de défense des droits de l'homme attentifs aux listes de promotions, soit par les sénateurs eux-mêmes anciennes victimes de la répression (en particulier parmi les péronistes). Cette question provoque des frondes sporadiques dans les milieux militaires, accentuant l'impression d'un gouvernement incapable de maîtriser la situation.
Mais la mobilisation massive de la population en faveur du régime démocratique menacé montre la position, désormais ferme, de rejet d'un nouveau gouvernement militaire. La démocratie est défendue, quand bien même elle serait impuissante à résoudre les graves problèmes économiques auxquels les Argentins sont quotidiennement confrontés.
Hyperinflation
Durant toute la période de la présidence d'Alfonsín, l'inflation ne cesse d'augmenter, la hausse des prix atteint 5 000 % en 1989, et les diverses mesures gouvernementales, tel le plan Austral lancé en 1985, n'enrayent pas le phénomène. De même, la dette extérieure, encombrant héritage de la dictature qui l'a multipliée par quatre durant sa gestion, ne cesse de s'accroître et devient un poids qui entrave toute politique sociale. Les Argentins sont condamnés à voir le prix du pain tripler en l'espace d'une journée, et la spéculation devient un sport national. L'hyperinflation est un traumatisme qui pèse lourd dans les consciences et permet, en grande partie, de comprendre le succès d'un homme qui se présente comme providentiel : Carlos Sául Menem.
Les syndicats sont un autre facteur presque permanent de déstabilisation du gouvernement d'Alfonsín. Le péronisme, dont le Parti (justicialiste) connaît une profonde crise suite, entre autres, à la première défaite électorale de son histoire en 1983, manifeste son opposition à travers la CGT, principale centrale syndicale qui lui est traditionnellement acquise. Ce ne sont pas moins de treize grèves générales qui jalonnent le sexennat radical. Après l'élection présidentielle du 14 mai 1989 qui voit la victoire du péronisme, Saúl Ubaldini, le leader de la CGT, va jusqu'à exiger du président de la République qu'il « laisse la place à ceux qui ont des solutions ». Ce que fait effectivement Alfonsín le 8 juillet 1989, anticipant de cinq mois la date de passation de pouvoir prévue par la Constitution.
La présidence Menem (1989-1999)
« Suivez-moi ! »
Durant les derniers mois de l'année 1988, au moment le plus fort de l'hyperinflation, Carlos Menem, le gouverneur péroniste de la province de La Rioja, au bagout impressionnant, fait campagne avec un slogan aussi imprécis que lapidaire : « Suivez-moi ! » Élu président avec 49,2 % des voix, il ne tarde pas à donner une orientation imprévue au péronisme qu'il assure vouloir moderniser de fond en comble, l'associant étroitement au néolibéralisme. Alors que, auparavant, le péronisme se caractérisait, au niveau économique, par une tendance au protectionnisme et à l'étatisation des services publics, Menem prend une direction radicalement opposée. 1992 est décrétée « année des privatisations », tandis que l'amnistie a été octroyée aux militaires : le pays poursuit, à marche forcée, son entrée sur le marché mondial, perçu comme un présent radieux dans lequel le passé trouble n'a pas sa place.
Cette ouverture du marché s'accompagne d'un souci d'intégration régionale à travers le Mercosur (Marché commun du Sud réunissant Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay). L'axe central de cette zone économique naît en novembre 1985, sur la base d'accords commerciaux passés entre le Brésil et l'Argentine, qui s'accompagnent d'un engagement à la consultation mutuelle sur les questions de politique internationale. Mais l'acte fondateur du Mercosur est le traité d'Asuncíon signé en mars 1991. Le dynamisme de cette structure est illustré par les échanges commerciaux. Ainsi, la part des exportations de l'Argentine dans la zone passe de 8 % à 25 % entre 1986 et 1996. Mais la position systématiquement pro-américaine de Menem, qui souhaite faire du pays le « meilleur ami » des États-Unis dans la région, perturbe les relations avec le Brésil. La consolidation de l'intégration régionale est délaissée pour un horizon plus global. En particulier, l'Argentine soutient le projet de Washington visant à la création d'un seul marché commun réunissant tous les pays du continent – à l'exception de Cuba – à l'horizon de 2005, à travers la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA).
Privatisation et corruption
Le plan économique dessiné par l'emblématique Domingo Cavallo, ministre de l'Économie avec des pouvoirs étendus, repose sur la stabilité de la monnaie nationale qui permettrait de retrouver la confiance des milieux financiers nationaux et internationaux. La mesure phare est la parité obtenue artificiellement entre le nouveau peso argentin et le dollar américain. Le plan semble fonctionner ; les petits épargnants croient à nouveau en leur monnaie et les institutions financières favorisent l'octroi de crédits avantageux qui relancent la consommation, celle-ci devant servir de moteur à l'industrialisation. Le plan recèle néanmoins de nombreux inconvénients qui apparaissent progressivement.
La spéculation entre le dollar et ce « sous-dollar » qu'est devenu le peso ne cesse pas pour autant. Le pouvoir d'achat démesuré des Argentins est un puissant frein à l'industrialisation, car il devient moins onéreux d'importer que de produire. Il en résulte un profond déséquilibre de la balance commerciale, obligeant l'État, via la Banque nationale, à acheter massivement sa propre monnaie afin de maintenir la parité, une mesure qui s'avère très coûteuse. Ces dispositions achèvent la transformation de l'économie. Le pays consomme de plus en plus et produit de moins en moins.
C'est l'orthodoxie libérale qui est appliquée après concertation avec les experts du Fonds monétaire international (FMI). Cette institution offre sa confiance au pays auquel elle ne cesse d'accorder de nouveaux emprunts, en dépit de la corruption – notamment lors des privatisations –, qui atteint des sommets propres à inquiéter l'opinion publique. D'importants fleurons de l'industrie nationale, dont les compagnies de transports aériens, d'énergie, de téléphonie, sont inexplicablement bradés.
Néanmoins, la crise de l'hyperinflation semble définitivement révolue. La confiance des milieux financiers permet une grande facilité de crédit pour les Argentins qui ont l'impression d'avoir atteint le « premier monde », une expression fort usitée durant l'ère Menem, et d'avoir réalisé ce vieux rêve de représenter l'« extrême Occident » (Alain Rouquié). La population sait gré de cet argent facile à Carlos Menem qui, bien qu'éclaboussé par de multiples scandales de corruption, est réélu le 14 mai 1995.
Néanmoins, les laissés-pour-compte de l'essor économique sont toujours plus nombreux et le début de ce second mandat voit apparaître deux types de contestations, au départ relativement marginales mais dont l'ampleur ne va cesser de croître. D'une part, les chômeurs s'organisent en piquets de grève coupant les voies de communication. Exclus du miracle économique argentin, ces piqueteros manifestent leur mécontentement et leur désespoir en réclamant des subsides à l'État. D'autre part se constitue l'association HIJOS, formée d'enfants de victimes de la dictature, dont les actions posent de nouveau la question des procès des anciens tortionnaires.
Amnisties
Comme son prédécesseur, le président Menem a finalement cherché à clore le dossier de la dictature. Parachevant les lois du « Point final » et de l'« Obéissance due », il a octroyé dès 1989 l'amnistie présidentielle aux généraux incarcérés ainsi qu'aux anciens guérilleros. L'objectif de réduire la fracture entre civils et militaires est atteint, la grogne des casernes a cessé. La page semble être tournée, mais au prix d'un abandon de toute procédure judiciaire à l'encontre des criminels de la dictature. Le sentiment que l'impunité prévaut dans ce pays se généralise et s'intensifie tout au long des années 1990, d'autant que les affaires de corruption touchant les plus hautes personnalités de l'État se succèdent sans que la justice intervienne, soit parce que des lois lui lient les mains, soit parce que ses agents sont eux-mêmes impliqués.
Par ailleurs, deux éléments notamment ravivent la blessure toujours ouverte de la dictature.
En 1995 est confirmé le modus operandi de la disparition des corps, par la voix d'un ancien officier de marine qui avoue que la grande majorité des prisonniers étaient jetés à la mer, encore vivants et sous sédatifs. Cette révélation soulève l'indignation, y compris dans des secteurs traditionnellement favorables aux militaires.
Presque simultanément, HIJOS organise ses premiers « scratchs ». La pratique consiste à signaler bruyamment la résidence d'un ex-tortionnaire, répertorié par l'association, afin que l'opprobre du voisinage s'abatte sur lui. Sous ses aspects généralement festifs, car elle met en scène l'exaspération de la population, cette nouvelle forme de justice illustre l'incapacité de l'État à maintenir ses fonctions régaliennes. Les dossiers brûlants – les plus médiatisés –, qu'ils proviennent du passé dictatorial ou des affaires de corruption en cours, n'aboutissent ni à des jugements ni à des condamnations exemplaires. La défiance envers le pouvoir judiciaire s'étend progressivement à l'ensemble des institutions et la crise touche tous les fondements de l'État. Le sentiment que les institutions ont pour seule fonction de défendre ceux d'en haut contre ceux d'en bas se généralise. La cohésion nationale, pourtant soutenue par un fort sentiment identitaire, est en passe d'éclater. L'agent déclencheur de la crise sera économique.
La crise totale de 2001 : l'Argentinazo
En 1999, le pays que laisse Menem à son successeur radical Fernando de la Rúa est exsangue. Les fruits de la privatisation des entreprises publiques semblent avoir été engloutis par la corruption généralisée. Avec la croissance la plus basse de l'Amérique latine en 2000, le néolibéralisme à l'argentine est un échec patent. Celui-ci se confirme durant l'année 2001 avec la plus grave crise économique et sociale qu'ait connue le pays dans son histoire récente, menaçant de faire voler en éclats toutes les structures et institutions. On parle de « banqueroute d'une nation », qui culmine avec les émeutes de décembre 2001. La crise prend alors une tournure institutionnelle avec la succession de cinq présidents en moins de deux semaines. Le pays retrouvera un semblant de stabilité sous la présidence de Néstor Kirchner, pourtant arrivé au pouvoir, en mai 2003, avec une très faible légitimité.
Du corralito au cacerolazo
Le système économique mis en place par le ministre de l'Économie Domingo Cavallo reposait en grande partie sur la confiance des milieux financiers internationaux et des petits épargnants locaux. Cette confiance se brise en quelques mois. Malgré les conditions drastiques qu'il impose, le FMI n'est plus disposé à signer un chèque en blanc et refuse, en novembre 2001, un nouvel emprunt à l'Argentine ; le pays est en cessation de paiement. Les petits épargnants retirent alors massivement leur argent des banques ; c'est le « vendredi noir » du 30 novembre 2001. Afin de stopper l'hémorragie, Domingo Cavallo décrète le corralito, une mesure qui consiste à bloquer les dépôts bancaires et les salaires de tous les Argentins. L'objectif est d'assurer la viabilité financière de l'État afin de reconquérir la confiance internationale. Mais elle provoque un immense mécontentement populaire. Les 19 et 20 décembre, en dépit de la proclamation de l'état d'urgence, des millions de manifestants défilent dans d'interminables cacerolazos (concerts assourdissants de casseroles) dans toutes les villes du pays.
La valse des présidents
Contraint à la démission, le président de la Rúa s'enfuit en hélicoptère le 21 décembre 2001. Les présidents se succèdent alors à un rythme effréné, tandis que la rue scande sans relâche : « Qu'ils s'en aillent tous, qu'il n'en reste pas un seul ». Toutes les autorités, en particulier la Cour suprême, sont prises à parti et déconsidérées. Et pourtant, si la crise institutionnelle est indéniable et d'une ampleur jamais atteinte, il est remarquable qu'elle n'ait donné lieu à aucune rupture constitutionnelle majeure. Chaque nouveau président (Ramón Puerta, Adolfo Rodríguez Saá, Eduardo Camaño et Eduardo Duhalde) est désigné selon l'ordre prévu par la Constitution. Dans ce pays où l'histoire est scandée par les coups d'État, le déroulement de la crise confirme le rejet unanime de la baïonnette dans les affaires publiques.
Crise sociale et formes nouvelles du politique
La crise se caractérise d'abord par une paupérisation généralisée : plus de 40 % de la population, dont une partie importante de la classe moyenne, se retrouve en dessous du seuil de pauvreté. Notons que ce chiffre a doublé de 1999 à 2001.
De la crise surgissent des réponses originales, entendues comme des inventions ou innovations politiques, économiques et sociales. Peu nombreuses, des entreprises ayant fait faillite dans le sillage de la crise sont réouvertes par les salariés eux-mêmes qui s'organisent en coopératives de production et choisissent une redistribution égalitaire des gains. C'est le cas de l'usine de pièces automobiles Forja San Martin.
L'expérience, plus ample mais relativement brève (2002-2003), des assemblées de quartier exprime la volonté des classes moyennes de s'organiser, de prendre en main leur destin. Elles se constituent sur le modèle des piqueteros, avec des blocages et des occupations de locaux – souvent des banques –, et cherchent à développer des formes de démocratie directe, poursuivant la sévère critique de la démocratie représentative à l'œuvre dans les grandes manifestations.
Les lieux perçus comme l'émanation de pouvoirs oppressifs sont pris pour cible. Les pratiques de HIJOS se généralisent. D'énormes happenings sont organisés devant des lieux symboliques comme l'École de mécanique de l'armée (ESMA), centre de torture sous la dictature, ou le Parlement, qui reçoivent les défécations de dizaines de manifestants dans un mierdazo organisé par un groupe d'artistes. Que ces bâtiments fassent l'objet d'un même traitement marque bien le lien qui est fait entre passé et présent. Tous deux sont le symbole de l'impunité : celle des tortionnaires de la dictature et celle des corrompus de l'ère Menem.
La présidence de Néstor Kirchner
Élu en mai 2003, le gouverneur péroniste de la province de Santa Cruz (Patagonie) Néstor Kirchner poursuit dans une large mesure la politique menée par son prédécesseur Eduardo Duhalde (1er janvier 2002-25 mai 2003). Fondée sur le pragmatisme, elle est dictée par une situation jugée quasi ingouvernable. Il y a une grande part de laisser-faire, en particulier vis-à-vis des expériences menées à la base, tels que la collecte et le recyclage des déchets dans les grandes villes, qui s'instituent en économie de subsistance.
Mais peu à peu se dessinent les contours d'une politique propre à Kirchner, qui vise à répondre aux deux grandes questions de la période : la politique de la mémoire de la dernière dictature, en particulier le jugement des anciens tortionnaires, et les moyens de sortir durablement du marasme économique.
Réhabilitation des victimes
Au début de son mandat, Néstor Kirchner souffre d'un manque de légitimité. Il n'a obtenu que 23 % des suffrages exprimés lors d'une élection marquée par une forte abstention et un vote blanc massif, et où il n'y eut pas de second tour, son adversaire Carlos Menem ayant préféré se retirer devant une défaite prévisible.
Issu lui-même des milieux péronistes touchés par la répression, Kirchner a des gestes symboliques en faveur des victimes de la dictature. En particulier, il annonce la conversion de l'ESMA en musée de la mémoire, le 24 mars 2004 (jour anniversaire du coup d'État).
Mais il ne se contente pas de mesures symboliques : tout l'arsenal juridique qui protégeait les crimes commis durant la dictature est démantelé. Il décide d'une profonde réforme de la Cour suprême. La nomination des juges est désormais soumise au débat public. En outre, tous les juges en poste à son arrivée sont remplacés, soumis à des procès politiques par le Sénat ou menacés de l'être. Ainsi rénovée, la Cour déclare, en 2004, inconstitutionnelles les lois d'amnistie, et la reprise des procès est effective en 2006.
Ces gestes permettent au président de se donner une identité politique de centre gauche auparavant très tenue, problème que rencontre désormais quiconque se réclame du péronisme. Car si ce courant continue d'occuper la majeure partie de la scène politique, comme pendant les soixante dernières années, il est de plus en plus difficile à cerner, tant il a été traversé par toutes les doctrines politiques connues, depuis la gauche révolutionnaire des Montoneros durant les années 1970 jusqu'à la droite néolibérale de Carlos Menem, en passant par plusieurs gauches réformistes ou encore l'extrême droite d'inspiration fasciste. Les multiples essais théoriques sur les « transformations du péronisme » apparaissent surtout comme le signe d'une impossible définition, devenue la seule marque distinctive de ce courant.
Pragmatisme social
L'attitude de laisser-faire adoptée face aux initiatives économiques menées à la base et qui fonctionnent, même quand elles sont illégales, a également contribué à ancrer le gouvernement Kirchner à gauche.
Ainsi, la répression exercée sur les entreprises occupées par les salariés se fait moins sévère, au point que certains en viennent à penser qu'il existe une sorte d'approbation tacite de l'exécutif. D'autant plus que les entreprises gérées par les travailleurs montrent, pour certaines – à l'instar de la plus emblématique d'entre elles, la fabrique de carrelage Zanón rebaptisée FASINPAT, pour « Fabrique sans patron » – dans l'État de Neuquén, les indices d'un dynamisme qui tend à prouver la viabilité de l'expérience. Néanmoins, la récupération et l'autogestion est un phénomène social et économique tout à fait marginal dans le pays, bien qu'il ait marqué les esprits au-delà des frontières, particulièrement dans les mouvements altermondialistes, en tant que modèle économique alternatif.
L'incidence à long terme des formes d'organisation économique et sociale qui ont vu le jour après la crise de 2001 est une question en suspens mais qui demeure importante, moins pour l'ampleur du phénomène qu'en raison du statut de laboratoire social que l'Argentine a ainsi acquis.
Stabilité économique et Mercosur
Sur le plan économique également, Kirchner poursuit dans une large mesure la politique de son prédécesseur. Qualifiée de « néo-développementalisme », par le sociologue argentin Julio Godio, en référence au plan économique mené par l'ancien président Arturo Frondizi à la fin des années 1950, celle-ci rompt avec le dogme de la parité entre le peso et le dollar et se présente comme une alliance entre l'État et le capital productif. Son artisan est le ministre de l'Économie Roberto Lavagna. En conservant ce ministre emblématique de la « normalisation » de l'économie en 2002, Kirchner se présente comme le dauphin de Duhalde.
L'essentiel était de sortir du corralito, mesure socialement explosive, sans pour autant permettre aux petits épargnants de vider les caisses. Pour recouvrer la confiance de ceux-ci, le ministre de l'Économie avait besoin de la solvabilité de la Réserve fédérale, impossible à obtenir sans la garantie du FMI Lavagna se distingue par sa capacité à négocier avec l'institution internationale, qui accepte des rééchelonnements de la dette, l'objectif étant de payer celle-ci intégralement afin de se libérer d'un organisme dont les ingérences sont très impopulaires, car il est jugé responsable de la crise de 2001. Néanmoins, le remboursement intégral de la dette argentine au FMI en janvier 2006 peut apparaître comme un maquillage, dans la mesure où il s'accompagne d'un nouvel emprunt, à un taux plus élevé, auprès de l'Espagne.
Le renforcement du Mercosur, à travers un approfondissement et un élargissement, devient la pierre angulaire de la politique internationale du pays. La volonté de réactiver cette structure est venue du président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, qui a trouvé en Kirchner un allié important pour, dans un premier temps, négocier auprès des instances financières internationales (déclaration de Copacabana en mars 2004). Cette intégration régionale marque également la fin des « relations charnelles » avec Washington, sous l'ère Menem. Car le Mercosur apparaît de plus en plus comme un rempart contre la superpuissance des États-Unis. D'autant que, vu la coloration de gauche de la plupart des dirigeants politiques de la zone, il s'agit également d'un positionnement stratégique peu bienveillant à l'égard des États-Unis. Cela se confirme avec l'adhésion du Venezuela du très anti-américain Hugo Chávez au Mercosur en juillet 2006.
Outre le fait qu'elle a confirmé la consolidation du régime démocratique, la douloureuse crise de 2001 donne l'espoir d'une voie alternative au développement, dont il appartient désormais aux pays concernés de définir les contours.
La présidence de Cristina Fernández de Kirchner
Si la présidence de Nestor Kirchner a été marquée par un pragmatisme politique pour sortir de la crise de 2001 et reconstruire l'État, celle de son épouse Cristina Fernández de Kirchner, élue dès le premier tour de l'élection présidentielle le 28 octobre 2007, est caractérisée par un retour en force des confrontations idéologiques.
Le temps des confrontations
Cristina Fernández de Kirchner entre à la Casa Rosada à l'âge de cinquante-quatre ans, après une carrière parlementaire commencée en 1989 comme députée puis comme sénatrice du Parti justicialiste, et après avoir été la conseillère de son époux.
Dès les débuts de sa présidence, les indices de la croissance économique, du chômage ou de l'inflation sont objets de constantes controverses. En effet, l'Institut national des statistiques perd sa crédibilité à la suite de sa mise sous tutelle gouvernementale par le ministre du Commerce intérieur, Guillermo Moreno, un proche des époux Kirchner. Ainsi, les chiffres varient fortement selon les sources, ce qui révèle bien plus leurs orientations politiques qu'une réalité statistique, renforçant de la sorte les lectures idéologiques de la situation du pays.
Le gouvernement Kirchner doit affronter une première grave crise qui polarise durablement la vie politique argentine. Le 10 mars 2008, le ministère de l'Économie adopte une résolution fixant la taxe à l'exportation des principaux oléagineux et céréales en fonction de leurs prix sur le marché mondial. Le soja, devenu l'une des principales sources de dividendes du pays, connaît une flambée des prix, augmentant ainsi immédiatement la taxe de 9 %. Dès le lendemain, les agriculteurs (« le Campo », c'est-à-dire le secteur agricole), traditionnellement divisés entre les organisations représentant les petits exploitants et celles regroupant les grands propriétaires terriens, manifestent tous ensemble contre cette mesure. Les principales routes du pays sont coupées à la manière des piqueteros de la crise de 2001, sauf que ce sont les secteurs les plus favorisés par la reprise économique qui se mobilisent. C'est pourquoi la présidente les qualifie de « piquets de l'abondance ». Le gouvernement tente cependant d'aménager une taxe différenciée pour les petits exploitants mais le front reste uni et le conflit s'installe dans la durée. Bientôt, les grandes villes connaissent des problèmes d'approvisionnement, Buenos Aires voit réapparaître des cacerolazos (concerts assourdissants de casseroles) tandis que les prix des aliments augmentent tous les jours. Le pays se trouve divisé entre les pour et les contre le Campo, sans plus de place pour le dialogue.
La crise prend fin de manière aussi abrupte qu'inattendue. La présidente, cherchant à légitimer la taxe controversée, décide de la sanctionner par une loi. Mais celle-ci est rejetée au Sénat, le 17 juillet 2008, à la suite du vote décisif du vice-président Julio Cobos qui inaugure ainsi une situation institutionnelle inédite en passant ipso facto dans l'opposition. Ce n'est là que la moindre des conséquences car le pays reste profondément divisé, il a subi un manque à gagner de plusieurs milliards de dollars, la manne que l'État espérait obtenir s'évanouit et le pouvoir de Cristina est aussi érodé que sa popularité.
Nestor subit le contrecoup de ces revers, le 28 juin 2009, lors des élections législatives anticipées pour le renouvellement de la moitié de la Chambre des députés et du tiers du Sénat. Le Front pour la victoire, la coalition péroniste qu'il dirige dans la province de Buenos Aires, n'arrive qu'en deuxième position derrière le parti de droite Union Pro. Par ailleurs, les partisans du Front pour la victoire perdent la majorité dans les deux Chambres. La politique des époux Kirchner est donc sévèrement désavouée.
Cette situation est d'autant plus difficile à renverser que le quotidien Clarín, dont le groupe est propriétaire de 70 % des médias argentins et dont la direction possède des intérêts dans l'industrie agroalimentaire, est passé dans l'opposition durant le conflit avec le Campo. Le gouvernement tente de briser ce quasi-monopole médiatique, en promulguant diverses lois anticoncentration et en favorisant les médias concurrents qui reçoivent des financements publics. Par ailleurs, en avril 2010, l'enquête judiciaire visant à identifier l'origine des fils adoptifs de la présidente du groupe Clarín est rouverte afin d'établir si ces derniers ne seraient pas des enfants volés sous la dictature. La Casa Rosada publie aussi, en août 2010, un rapport dénonçant comment Clarín a acquis frauduleusement la principale usine de papier du pays durant le régime militaire. Il s'agit de révéler les liens entre la direction du journal et les dignitaires de la dictature.
Ces attaques de la présidente Kirchner s'inscrivent dans une politique plus large des époux Kirchner qui permet la réouverture des procès pour crimes contre l'humanité. Ainsi, des dizaines de militaires sont jugés, dont l'ancien dictateur Jorge Videla, qui est condamné à plusieurs reprises, et le capitaine Alfredo Astiz, surnommé « l'ange blond de la mort », qui est notamment reconnu coupable de la disparition des religieuses françaises Alice Domon et Léonie Duquet, séquestrées en décembre 1977. Cette position, qui met fin à l'impunité, est applaudie par les principales organisations de défense des droits de l'homme. Ainsi, la fondation des Mères de la place de Mai participe activement à des programmes sociaux de l'État, même si des scandales de malversation ternissent son action.
En plus d'un ambitieux programme de logements sociaux, le gouvernement multiplie les initiatives envers les plus démunis. En 2009, une allocation est allouée aux parents pauvres (3,5 millions d'enfants sont concernés). La même année, un programme prévoit la distribution d'ordinateurs portables à tous les élèves du primaire et du secondaire. De plus, l'Argentine, portée par une croissance moyenne de 7 % du PIB par an, cherche à développer le secteur des sciences et technologies, en investissant sur le retour au pays des scientifiques argentins installés à l'étranger (plan R@ices) et en multipliant les bourses d'étude et de recherche. Ces divers programmes gouvernementaux constituent ce que les partisans du régime appellent le « modèle K ». Celui-ci doit mener à l'indépendance économique du pays tout en développant l'insertion sociale. Toutefois, la hausse constante des prix des denrées de première nécessité empêche la hausse du pouvoir d'achat des Argentins et réduit donc l'impact de cette politique sociale. Par ailleurs, la présidence Kirchner est jugée d'autant plus progressiste qu'elle promeut des mesures libérales concernant la société. Ainsi, le mariage homosexuel est autorisé par l'adoption d'une loi en juillet 2010.
Au niveau international, la croissance économique argentine contraste avec la crise financière et économique qui touche particulièrement les pays développés depuis 2008. Plusieurs pays sud-américains, également épargnés, se lancent dans un rééquilibrage diplomatique sur la scène internationale. Ainsi, douze d'entre eux décident de s'unir au sein d'un organisme politique et économique supranational, l'Unasur (Union des nations sud-américaines), dont Nestor Kirchner devient le premier secrétaire général en mai 2010. Cette nouvelle structure soutient notamment la revendication argentine sur les îles Malouines, casus belli avec le Royaume-Uni. L'annonce par Londres, en février 2010, d'un projet d'exploration et d'exploitation d'hydrocarbures dans une zone au large des îles considérée par Buenos Aires comme relevant de sa souveraineté ranime les tensions. Cette dernière menace de rétorsions économiques les compagnies pétrolières qui collaboreraient au projet britannique.
Au niveau de la politique intérieure, Nestor Kirchner reste le leader incontesté du péronisme, seule force politique en mesure de gouverner l'ensemble du pays face à une opposition extrêmement fragmentée. C'est pourquoi son décès, survenu le 27 octobre 2010, laisse le pays dans l'expectative durant plusieurs semaines. Jusqu'alors, peu d'analystes considéraient que Cristina Fernández de Kirchner dirigeait réellement le pays : le pouvoir serait resté entre les mains de son époux, lequel était d'ailleurs appelé à être réélu lors de l'élection présidentielle de 2011.
La fin du « modèle K »
La seconde présidence de Cristina Fernández de Kirchner est marquée par un essoufflement du modèle de développement inclusif promu depuis le début des années 2000 et fondé sur l’exploitation des ressources naturelles accompagnée de politiques de redistribution. Dans un contexte de dépréciation générale des économies latino-américaines, due notamment à la baisse du prix des matières premières, la croissance argentine, qui dépassait les 8 % depuis 2003, s’est ainsi résorbée à partir de 2012, pour devenir quasi nulle à partir de 2014. Ces difficultés font planer le spectre d’une nouvelle crise, celle du début des années 2000 ayant fortement marqué les esprits. Les tensions sont d’autant plus fortes que le gouvernement et l’opposition continuent de s’affronter sur la validité des principaux indicateurs socio-économiques : en 2014, le taux de pauvreté est estimé à 23 % par les uns, à 38 % par les autres, de même que l’inflation, qui ne dépasse pas 24 % selon les chiffres officiels, mais que d’autres estiment à 39 %. La polarisation politique s’accentue donc sur la période, et les critiques envers le gouvernement s’accumulent, touchant aussi bien sa gestion économique que son rapport aux institutions. La création en 2014 d’un Secrétariat de coordination stratégique pour la pensée nationale est ainsi vue comme une tentative de renforcer l’hégémonie idéologique du kirchnérisme sur l’appareil d’État. Mais, surtout, le thème de la corruption revient au centre de l’agenda politique et médiatique, et les affaires judiciaires impliquant des membres du gouvernement se multiplient, visant notamment le vice-président Amado Boudou, qui est directement inculpé par un tribunal en juin 2014.
C’est dans ce climat de fin de règne que se déroule l’élection présidentielle de 2015. Le scrutin est remporté par le candidat de droite Mauricio Macri, fils d’un richissime entrepreneur italo-argentin, homme d’affaires et ancien président du club de football Boca Juniors. Celui-ci s’était lancé en politique en début des années 2000, et fut à la tête de la ville autonome de Buenos Aires de 2007 à 2015. Avec l’élection de Mauricio Macri, c’est la première fois qu’un candidat ne se définissant ni comme péroniste ni comme radical remporte une élection présidentielle libre en Argentine. Autre nouveauté : c’est la première élection présidentielle qui se joue au second tour, celui-ci étant remporté par Macri avec 51 % des suffrages exprimés. Et sa victoire personnelle se double du triomphe de son parti, Propuesta Republicana (PRO, Proposition républicaine) dans la province de Buenos Aires, la plus peuplée du pays, bastion traditionnel du péronisme : ce succès électoral de la droite peut donc être qualifié d’historique. Le parti présidentiel concentre ainsi entre ses mains les trois principaux centres symboliques du pouvoir en Argentine : la nation, la province de Buenos Aires et la capitale fédérale. Mauricio Macri est porté au pouvoir par une coalition intitulée Cambiemos (« Changeons ») incluant notamment son propre parti, et l’Union civique radicale. La campagne électorale s’est articulée autour d’un triptyque caractéristique du républicanisme libéral argentin : lutte contre l’autoritarisme, lutte contre la corruption et promotion de l’ouverture du pays sur le monde. Le président nouvellement élu se présente ainsi en défenseur de la liberté d’expression, de l’indépendance de la justice, tout en maintenant un programme économique libre-échangiste opposé aux politiques de redistribution des gouvernements Kirchner, accusées de clientélisme.
La présidence de Mauricio Macri
La présidence de Mauricio Macri est marquée par la centralité des questions économiques. Caractérisée par une orientation libérale, la politique menée dès la fin de 2015 repose sur une baisse des dépenses publiques et une ouverture au commerce extérieur par la suppression des contrôles sur le taux de change. Présentée comme « gradualiste », la politique adoptée permet à la coalition gouvernementale de remporter les élections législatives de mi-mandat de 2017, face à une opposition divisée. La majorité obtenue n’en est pas moins relative à la Chambre des députés, et le gouvernement est minoritaire au Sénat : les réformes doivent ainsi être négociées au cas par cas, notamment avec les secteurs conservateurs du péronisme, dont le rôle est central.
En parallèle, le gouvernement de Mauricio Macri est caractérisé par un durcissement des politiques sécuritaires, incarné par la figure de sa ministre de la Sécurité Patricia Bullrich. Celle-ci soutient notamment le policier Luis Chocobar, inculpé pour homicide volontaire après avoir tiré sur un suspect en fuite en 2017. À la suite de cet épisode, le gouvernement met en place un protocole étendant l’usage des armes à feu par les forces de l’ordre, habilitées à en faire usage au-delà des cas de légitime défense. En parallèle, la politique de maintien de l’ordre se durcit vis-à-vis des mouvements sociaux. Milagro Sala, figure de l’indigénisme et dirigeante de l’organisation politique et sociale Túpac Amaru intervenant dans les quartiers populaires, est ainsi incarcérée pour « association illicite » en janvier 2016, ce qui soulève de nombreuses protestations au niveau international – elle sera condamnée en 2019 à treize ans de prison. Un autre cas emblématique est celui de Santiago Maldonado, disparu en août 2017 à l’issue d’une opération de gendarmerie dans une communauté mapuche au sud du pays, et dont le corps est retrouvé près de deux mois plus tard.
À partir de 2018, la situation économique du pays se dégrade de nouveau, et le gouvernement contracte un prêt record de 57 milliards de dollars auprès du FMI (seuls 44 milliards seront finalement déboursés) qui n’entraîne pas pour autant une reprise économique, et l’Argentine entre en récession en 2018 et en 2019. Celle-ci est combinée avec un taux de pauvreté qui atteint 35 % de la population, et un des taux d’inflation les plus élevés du monde, dépassant les 50 % à la fin de l’année 2019.
L’opposition au gouvernement de Macri, marquée par la division électorale jusqu’en 2017, se restructure progressivement. À l’approche de l’élection présidentielle de 2019, Cristina Fernández de Kirchner renonce à se présenter et propulse la candidature d’Alberto Fernández, ancien chef de cabinet de Néstor Kirchner entré en dissidence, afin de restaurer l’unité du péronisme. Fort d’une capacité de dialogue reconnue, renforcée par sa longue trajectoire politique au sein des différentes tendances du péronisme, Alberto Fernández parvient à unifier les principaux représentants de ce courant politique protéiforme. Lors des élections primaires simultanées et obligatoires d’août 2019, il obtient près de 48 % des suffrages exprimés, distançant largement le président sortant Macri, qui ne récolte que 32 % des voix.
La présidence d’Alberto Fernández
Alberto Fernández est élu président de l’Argentine le 27 octobre 2019, avec 48 % des voix, dès le premier tour. Il maintient son score des élections primaires du mois d’août, mais Mauricio Macri parvient néanmoins à réduire l’écart, en obtenant 40 % des suffrages exprimés : le gouvernement devra donc composer avec une opposition de droite qui reste compétitive malgré la défaite. Fait notable, c’est la première fois depuis le retour à la démocratie en 1983 qu’un président non péroniste termine son mandat. Dans les années qui suivent, les dynamiques du gouvernement d’Alberto Fernández rendent compte des intérêts souvent divergents des membres de la coalition au pouvoir. Celle-ci regroupe en effet un conglomérat disparate, comprenant notamment les secteurs les plus kirchnéristes – qui répondent à Cristina Fernández de Kirchner, laquelle accède alors à la vice-présidence – et des péronistes plus conservateurs, incarnés notamment par Sergio Massa.
Le programme électoral d’Alberto Fernández se structure autour de trois chantiers principaux : une réforme du système judiciaire, la légalisation de l’avortement et une intervention accrue de l’État dans l’économie nationale. La pandémie de Covid-19 vient néanmoins rapidement déjouer ces plans initiaux. Le confinement décrété par le gouvernement national le 20 mars 2020 a été particulièrement strict et long ; la scolarisation en présentiel ne commencera, par exemple, à être rétablie progressivement qu’au début de l’année 2021, selon les provinces concernées. La gestion de la pandémie a eu des effets délétères, contribuant à affaiblir un tissu économique et social déjà très éprouvé, accentué par la difficulté du gouvernement à financer des mesures compensatoires.
Alors que les mesures antipandémiques sont en place, le président présente, en juillet 2020, son projet de réforme de la justice, visant à en accroître les moyens tout en promouvant une meilleure répartition des tribunaux sur le territoire national. Ce projet, mal reçu par l’appareil judiciaire, n’aboutit pas, mais donne lieu à des tensions croissantes entre pouvoirs exécutif et judiciaire : la Cour suprême est ainsi paralysée pendant près de deux ans, ses membres faisant même l’objet d’une tentative de destitution parlementaire. Le gouvernement prête ainsi le flanc à une série d’accusations de politisation de la justice : Alberto Fernández chercherait à remettre en cause l’indépendance des tribunaux pour éviter une condamnation pénale à sa vice-présidente. Mise en cause dans une affaire de détournement de fonds publics, Cristina Fernández de Kirchner est condamnée en décembre 2022 à six ans d’emprisonnement en première instance. Lors des manifestations de protestation qui entourent son procès, auxquelles elle prend part, elle échappe de justesse à une tentative d’assassinat.
Le mandat d’Alberto Fernández est néanmoins marqué par l’approbation parlementaire de l’interruption volontaire de grossesse. Cette loi constitue l’aboutissement d’un mouvement social d’ampleur, né dans les années 2000, ayant donné lieu à des manifestations massives en 2017 et 2018, et suscité l’attention internationale à l’occasion d’une première tentative de légalisation de l’avortement, sous le gouvernement de Mauricio Macri – qui n’avait pas soutenu la mesure. En décembre 2020, cette fois, la loi est approuvée par les deux chambres parlementaires, ce qui fait de l’Argentine le quatrième pays d’Amérique latine à adopter cette mesure.
Ce succès gouvernemental est contrebalancé par une gestion très conflictuelle des enjeux économiques. Le programme du gouvernement Fernández reposait initialement sur une remise en cause des politiques d’austérité menées sous celui de Mauricio Macri, par une relance de la consommation, du développement industriel et des exportations. Cet agenda était toutefois conditionné par la renégociation des conditions du prêt contracté auprès du FMI en 2018. Le ministre de l’Économie Martín Guzmán, économiste hétérodoxe disciple de Joseph Stiglitz, parvient, au début de 2022, à un accord avec l’institution internationale. Il est rapidement attaqué sur sa gauche par les proches de Cristina Kirchner au sein du gouvernement, qui critiquent les concessions qui y sont faites, et y voient la cause des mauvais résultats de la coalition gouvernementale aux élections législatives intermédiaires de novembre 2021 – perdues face à l’opposition de droite. Le ministre de l’Économie démissionne en juillet 2022, et est remplacé à son poste par Sergio Massa. Malgré son profil plus libéral, celui-ci est néanmoins soutenu par les dirigeants du camp kirchnériste, qui voient dans cette alliance un moyen d’affaiblir l’influence du président : ce dernier, de moins en moins impliqué dans la gestion gouvernementale, se fait discret. Ce changement de ministre n’entraîne pas pour autant de modification de la trajectoire économique empruntée par le pays, qui affiche une série d’indicateurs catastrophiques. L’année 2023 est ainsi caractérisée par une inflation de 211 % (une des plus élevées du monde) et un taux de pauvreté atteignant les 40 %. Un épisode de sécheresse exceptionnel occasionne par ailleurs une baisse draconienne des recettes publiques prélevées sur les exportations : à l’approche de l’élection présidentielle, les réserves de la Banque centrale argentine sont négatives. Malgré ce bilan catastrophique, c’est le ministre de l’Économie lui-même, Sergio Massa, que le camp gouvernemental choisit de présenter à l’élection présidentielle de 2023.
L’arrivée au pouvoir de Javier Milei
Dans ce contexte d’économie en berne et de polarisation politique exacerbée, les élections primaires d’août 2023 sont marquées par une surprise : la percée électorale du candidat d’extrême droite Javier Milei, ancien chroniqueur de télévision, inconnu du paysage politique deux ans auparavant. Crédité de 30 % des voix, Milei arrive en tête de ce scrutin, se revendiquant de l’« anarcho-capitalisme » et du « paléo-libertarianisme » : son programme combine mesures ultralibérales sur le plan économique (notamment la dollarisation de l’économie et la suppression de la Banque centrale) et mesures ultraconservatrices sur le plan social et culturel, alliant opposition au droit à l’avortement et remise en cause du consensus mémoriel sur la dictature. La base sociale d’appui du candidat Milei se situe principalement dans la jeunesse et les quartiers populaires dominés par l’économie informelle. Néanmoins, entre le premier tour, qui se tient au mois d’octobre – où il arrive en deuxième position derrière Sergio Massa, tout en maintenant son score de 30 % des voix – et le second tour, il parvient à élargir ses soutiens, fort du ralliement des principaux dirigeants de la droite classique – notamment l’ancien président Macri – et d’une majorité des électeurs issus des classes supérieures. Le 19 novembre 2023, il l’emporte largement, avec près de 56 % des suffrages exprimés, face au ministre de l’Économie sortant.
Pour mettre en œuvre son programme, le président Milei doit composer avec un Parlement fragmenté, où les membres de son parti ne constituent qu’une faible minorité (environ 15 % des députés et 10 % des sénateurs). Quelques jours après son entrée en fonction, il signe un décret comprenant 366 mesures de libéralisation de l’économie et du Code du travail, accompagnées de restrictions du droit de grève et de manifestation. Allié avec une partie de l’ancienne coalition Cambiemos, il tente également de faire voter une loi dite « omnibus », comprenant 664 mesures, dont l’octroi de facultés législatives exceptionnelles au gouvernement en matière d’économie, de finances et de sécurité. Confronté aux exigences négociatrices d’une partie de l’opposition, le gouvernement retire le texte, puis le soumet à nouveau dans une version allégée : près de six mois après la prise de fonction de Milei, son premier texte de loi est finalement adopté. Il permet de poser les premières pierres du projet de transformation libérale de l’économie porté par le nouveau gouvernement. Sur le plan de la politique extérieure, l’année 2024 est également marquée par l’activisme international de Javier Milei, appuyé sur les réseaux de l’extrême droite globale, qui génère de nombreuses tensions avec certains partenaires traditionnels de la diplomatie argentine (Espagne et Brésil en particulier).
Chronologie contemporaine
Pour l’histoire récente du pays, voir aussi ARGENTINE, chronologie contemporaine
Économie
Après avoir connu la prospérité d'une économie de rente fondée sur l'exportation d'aliments et de matières premières agricoles, un développement industriel précoce et suffisamment solide pour traverser la grande crise des années 1930, l'Argentine est entrée dans une longue phase de déclin au tournant des années 1960. Les tensions inflationnistes s'aggravent au point de provoquer plusieurs épisodes d'hyperinflation. La dette publique et la dette extérieure s'élèvent jusqu'à atteindre un niveau insoutenable, à l'origine de crises financières récurrentes. Le recul de l'industrialisation, qui s'amorce alors, entraîne la dégradation des conditions de vie d'une frange considérable de la population. Telles ont été, pendant quatre décennies, les principales manifestations de ce processus de déclin, qui a débouché sur la crise de 2001-2002.
La gravité de cette crise, qui s'est notamment traduite par le défaut de la dette publique, la brusque dévaluation de la monnaie nationale, la rupture généralisée des contrats, une profonde détérioration de la situation des banques et un véritable « choc de pauvreté » pour une grande partie de la population du pays, a fait craindre l'ouverture d'une longue période de turbulences et d'instabilité. Néanmoins, dans un environnement international très favorable, la croissance est redevenue vigoureuse dès l'année 2003. Le retour des excédents budgétaire et extérieur a redonné des marges de manœuvre à la politique économique et de nouvelles perspectives de croissance.
De l'âge d'or au déclin : 1860-1990
Une économie émergente avant la lettre
La longue période inaugurée par l'établissement de l'unité nationale en 1860 (avec l'incorporation de la Province de Buenos Aires à la Confédération argentine) et à laquelle met fin la grande crise des années 1930 se caractérise par un processus de développement fondé sur la valorisation auprès du monde entier des ressources naturelles du pays.
Alors très liée à l'économie britannique, l'économie argentine est pleinement insérée dans la division internationale du travail. Elle fournit au monde des matières premières agricoles, de la viande bovine et des céréales notamment. Ses exportations et le développement induit par la spécialisation internationale en font une économie émergente particulièrement dynamique au cours de cette période. L'expansion de la production est cependant entièrement due à l'exploitation de nouvelles terres et à l'incorporation de main-d'œuvre supplémentaire ; à long terme, la productivité agricole stagne.
La rente extraite de l'activité agricole entraîne l'apparition d'activités urbaines mais aussi industrielles, qui à leur tour favorisent la croissance du pays. Le développement industriel apparaît ainsi très précoce en Argentine, grâce au redéploiement d'anciennes activités d'artisanat autour des activités exportatrices. La croissance du pays est alors en phase avec celle des économies les plus développées.
La grande crise des années 1930
Lors de la crise des années 1930, les exportations s'effondrent et l'économie est complètement déstabilisée, ce qui induit des modifications radicales dans la conduite de la politique économique et dans la gestion d'ensemble du pays. De nouvelles institutions sont mises en place : des commissions et des comités de régulation commencent à intervenir dans le domaine économique. La Banque centrale, créée en 1935, prend les rênes de la politique monétaire jusqu'alors complètement subordonnée au mouvement des réserves. Sur ces nouvelles bases institutionnelles, un nouveau régime de croissance se met en place. Celui-ci va permettre la sortie de crise et l'approfondissement du développement industriel.
La crise de 1930 puis la Seconde Guerre mondiale rendent difficile l'importation de biens d'équipement. L'expansion de l'activité industrielle repose alors surtout sur la mobilisation de la main-d'œuvre rendue abondante par la forte immigration d'origine européenne. Dans ces conditions, la productivité s'accroît peu. En outre, la progression de l'emploi est accompagnée par la montée en puissance d'un syndicalisme combatif, qui s'oppose aux mécanismes concurrentiels de formation des salaires. Le nouveau régime, fondé sur l'industrie, se caractérise par une salarisation d'ampleur similaire à celle des économies les plus développées à cette époque.
Industrialisation, économie autocentrée et tensions inflationnistes (1950-1975)
De la seconde moitié des années 1950 jusqu'au milieu des années 1970, l'industrie orientée vers le marché intérieur poursuit son essor. L'emploi poursuit sa progression, ainsi que les salaires et la productivité. Dans ce domaine, les gains résultent pour l'essentiel de la généralisation du taylorisme et du développement d'industries à rendements d'échelle croissants, comme la sidérurgie et l'automobile, associées souvent à l'implantation des firmes multinationales.
Les exportations augmentent de manière significative et se diversifient. Tout en restant majoritairement composées de produits agricoles, celles-ci comprennent désormais des produits industriels et, vers la fin des années 1960, apparaissent même des exportations de biens plus sophistiqués du point de vue technologique.
Le processus d'industrialisation par substitution d'importations et sa réussite relative s'accompagnent cependant de problèmes de financement : le secteur industriel est débiteur net vis-à-vis des autres secteurs de l'économie. En outre, les importations d'intrants et de biens de capital sont subordonnées aux recettes des exportations agricoles. La croissance de l'activité industrielle, comme celle de l'économie argentine dans son ensemble, se fait en dents de scie.
Lors de la phase ascendante du cycle d'activité, la hausse des salaires, celle de la consommation et des investissements tendent à faire augmenter les importations et à diminuer les soldes exportables (hausse de la consommation de viande par exemple), d'où la dégradation des comptes extérieurs. Les politiques de stabilisation conjoncturelle, qui sont alors mises en œuvre, visent à restaurer l'équilibre extérieur en ralentissant la croissance de la demande interne : gel des salaires, politique monétaire restrictive et diminution des dépenses publiques font diminuer les importations et remonter les soldes exportables.
Ces mouvements cycliques vont persister pendant la période 1964-1974. Cependant, avec la montée des exportations industrielles au tournant des années 1960, il n'est plus nécessaire pour stabiliser l'économie de faire autant chuter le niveau d'activité. Les périodes de dégradation de balance des paiements seront dès lors suivies de ralentissements et non plus de récessions. Mais, en même temps, les dévaluations, l'un des principaux instruments d'ajustement, engendrent une hausse des prix qui exacerbe la lutte pour le partage des revenus : à la lutte pour défendre le pouvoir d'achat des salariés, les syndicats exigent l'indexation des salaires sur les prix. La spirale « dévaluation-prix-salaires », qui se met en place, crée un processus inflationniste que le financement monétaire des déficits publics ne fait que renforcer.
Tentatives de libéralisation, décennie perdue et hyperinflation
Ces tensions débouchent sur la crise inflationniste du milieu des années 1970, qui bouleverse la conception du mode de régulation de l'économie qui prévalait depuis l'après-guerre : l'incapacité des institutions de l'époque à stabiliser la croissance nourrit l'idée que la poussée inflationniste est imputable à un blocage des mécanismes de marché. Une première grande action de stabilisation, d'ouverture et de déréglementation de l'économie est tentée par le régime militaire, qui gouverne le pays de 1976 à 1983.
Une limitation stricte de la hausse des salaires monétaires (et une chute très prononcée des salaires réels) doit permettre la reconstitution des profits. Mais, pour ce faire, c'est tout un ensemble d'institutions qu'il faut défaire ou refaire : affaiblissement des syndicats, modification du régime monétaire, élimination des barrières commerciales et des limites aux mouvements de capitaux et, enfin, transformation des modalités d'intervention de l'État.
Le régime de change, qui est mis en place en 1976, a pour objectif de couper court aux anticipations inflationnistes, en fixant à l'avance le taux de dévaluation de la monnaie. Parallèlement, l'indexation des salaires est éliminée et la monétisation du déficit est interdite (la Banque centrale ne pouvant plus financer le déficit du Trésor).
Cependant, la convergence attendue entre les prix et le taux de dévaluation de la monnaie ne se réalise pas. L'écart qui persiste attire massivement les capitaux spéculatifs et pousse l'endettement (puis le surendettement) des agents économiques (l'État en premier lieu, les entreprises – y compris les banques – et les ménages). Ces entrées de capitaux favorisent, à leur tour, l'appréciation réelle de la monnaie et un abandon du régime monétaire se fait de plus en plus pressant.
Le déficit extérieur devenu insoutenable, le pays déclare la cessation des paiements externes (1981-1982). Le secteur bancaire est en pleine crise. En même temps, sur le front de la politique externe, la guerre des Malouines de 1982, déclenchée par le régime militaire, contre le Royaume-Uni, accélère la dégradation de la situation économique.
Entre 1980 et 1990, l'activité économique va ainsi marquer un ralentissement important. Le chômage ne cesse d'augmenter et le taux d'investissement reste très au-dessous des moyennes historiques. En même temps, des poussées hyperinflationnistes se font sentir dans un contexte de forts dérèglements fiscaux et monétaires. Ces derniers sont la conséquence directe du poids accru d'une contrainte extérieure structurelle d'un type nouveau, résultant des transferts financiers nécessaires pour faire face au service de la dette extérieure. Différentes politiques économiques d'assainissement vont se succéder sans parvenir à juguler l'instabilité conjoncturelle, marquée par l'ampleur des mouvements des prix relatifs, du taux de change et des salaires.
La stratégie mise en place par la dictature militaire aura donc eu comme résultat – après une éphémère embellie des profits – l'effondrement de l'accumulation industrielle (ouvrant la voie à un processus de désindustrialisation), la redéfinition de la contrainte extérieure sous la forme d'une imposante dette extérieure (la troisième du monde sous-développé de l'époque) et l'hyperinflation, devenue un danger permanent tout au long des années 1980, avant de se concrétiser en 1989 et en 1990. Après cette « décennie perdue », le pays est à la veille d'un virage radical quant à son modèle de développement.
Des réformes libérales des années 1990 à la grande crise de 2001
Le nouveau départ des années 1990 : le régime monétaire de « convertibilité »
La profonde restructuration de l'économie argentine débute avec la mise en place d'un nouveau régime monétaire proposé par Domingo Cavallo, alors ministre de l'Économie du gouvernement du président Menem, élu en 1989. L'objectif de ce régime est d'éloigner définitivement le risque d'une nouvelle poussée hyperinflationniste.
En mars 1991, le Parlement argentin adopte la loi de « convertibilité » qui met en place un currencyboard (caisse d'émission ou conseil monétaire). Mis en œuvre à de nombreuses reprises au cours du xixe siècle, ce régime monétaire et de change est redevenu d'actualité avec sa réinstauration à Hong Kong en 1983. Pendant les années 1990, un certain nombre de pays en proie à des dérives inflationnistes y ont eu recours (Estonie, Lituanie, Bosnie, Bulgarie) ou ont envisagé de le faire (Indonésie, Russie...).
Dans ses principes, un currencyboard impose des limites en matière de création monétaire et suppose une stricte discipline budgétaire, un système bancaire en bonne santé et une recherche de compétitivité fondée sur d'autres moyens que la dévaluation. Dans la pratique, la technique du currencyboard peut être appliquée avec plus ou moins de rigueur.
Dans le cas de l'Argentine, le currencyboard mis en place repose sur un taux de change fixe (1 peso = 1 dollar) et la convertibilité totale entre la monnaie nationale et le dollar. Le régime bimonétaire qui se trouve ainsi instauré impose des limites strictes à la création monétaire. Les avoirs de réserve internationaux – constitués par les réserves de change et, dans une faible proportion, par des titres de la dette publique en dollars – doivent couvrir, au moins à 100 %, la base monétaire, c'est-à-dire les engagements monétaires de la Banque centrale (billets et pièces, dépôts à vue des institutions financières auprès de la Banque centrale et comptes spéciaux). La Banque centrale, devenue indépendante en 1992, se transforme ainsi en un « bureau d'émission ». Il n'est alors plus possible de dédier la politique monétaire aux objectifs internes du pays. Similaire dans son fonctionnement à l'étalon or, ce régime est extrêmement sensible aux chocs externes, dans la mesure où la Banque centrale ne peut également plus jouer le rôle de prêteur en dernier ressort en cas de crise financière.
Le « boom » de la convertibilité (1991-1998) et les réformes structurelles
Une fois la « convertibilité » mise en place, l'inflation connaît une réduction spectaculaire alors que le PIB enregistre une croissance de plus de 5 % en moyenne annuelle entre 1991 et 1998. Le nouveau régime monétaire suscite en effet un retournement spectaculaire des anticipations en matière d'inflation.
Cette croissance non inflationniste s'accompagne d'un vaste programme de libéralisation au moyen de transformations structurelles et institutionnelles : privatisations massives, relance des processus de libéralisation financière et d'ouverture commerciale (interrompus puis contrariés dans les années 1980), création du Mercosur (l'union douanière constituée en 1991 par l'Argentine, le Brésil, l'Uruguay et le Paraguay, à laquelle se sont associés pendant les années 1990 le Chili et la Bolivie). L'amélioration de l'environnement macroéconomique facilite la maîtrise des finances publiques et, en même temps, on assiste à une reprise de l'investissement productif (le taux d'investissement se redresse à 21 % en moyenne sur la période 1991-1998 après être tombé à environ 13 % en 1990).
Ce cycle de croissance est brièvement interrompu en 1995 par l'onde de choc que produit la crise mexicaine de décembre 1994 (« effet tequila »). Handicapée aux yeux des investisseurs par un déficit croissant de la balance courante, l'Argentine subit à plein l'effet de contagion. La Bourse chute, le flux des investissements de portefeuille se contracte, tandis que le gouvernement applique des politiques très restrictives et adopte des mesures pour sauver le système financier, déstabilisé par la très forte hausse du taux d'intérêt interbancaire, la diminution des dépôts et la décision des épargnants de quitter les établissements de petite taille censés être plus vulnérables. Les autorités se décident à mettre en place un système de garantie des dépôts et, avec le concours du FMI et de la Banque mondiale, d'autres mesures permettant d'assurer le rôle de prêteur en dernier ressort auquel la Banque centrale avait renoncé dans le cadre du régime monétaire en vigueur. La contraction de la demande domestique produite par le choc exogène et l'expansion des exportations vers le Brésil (dont la demande intérieure est relancée à la suite du plan Real) permettent toutefois assez rapidement un rééquilibrage du solde commercial. L'économie argentine renoue avec la croissance dès 1996.
Une succession de chocs externes défavorables (1997-2000)
Elle va cependant avoir beaucoup plus de mal à encaisser la succession de crises financières qui font suite à l'effondrement du baht thaïlandais en juillet 1997. La crise asiatique de 1997, la crise russe de 1998, puis la crise monétaire brésilienne de janvier 1999 suscitent un phénomène de méfiance des marchés vis-à-vis des titres souverains émergents et frappent fortement les obligations argentines : les primes de risque de celles-ci augmentent, ce qui renchérit le coût du financement extérieur et fait monter les taux d'intérêt domestiques.
Outre la contagion financière, la crise internationale se propage à travers les canaux commerciaux. En 1998, la chute des prix des céréales et du pétrole détériore considérablement les termes de l'échange (prix des exportations rapportés à ceux des importations). Le solde commercial s'en trouve d'autant plus affecté que la croissance des échanges mondiaux s'affaiblit. Les volumes exportés – de produits industriels en particulier – diminuent, tandis que la demande intérieure s'effondre. Ce contexte tranche nettement avec celui qui avait permis de réagir à l'« effet tequila ». En outre, le taux de change du peso vis-à-vis des principaux partenaires commerciaux et corrigé de l'inflation (taux de change effectif réel) tend à s'apprécier. Cette appréciation commence à éroder la « compétitivité-prix » des secteurs exportateurs, et ce d'autant plus que le peso, rattaché au dollar en vertu du régime de change en vigueur, subit mécaniquement l'appréciation de la monnaie américaine vis-à-vis de l'euro alors que l'Europe constitue un partenaire commercial très important pour l'Argentine.
Au total, les chocs externes, financiers et commerciaux pèsent lourdement sur la balance courante et induisent des anticipations défavorables : précédée par le ralentissement de l'investissement, l'activité économique subit un coup d'arrêt brutal à partir de l'été 1998. En 1999-2000, la récession est aggravée par les politiques d'austérité appliquées sous la conditionnalité des accords conclus avec le FMI alors que le service de la dette publique externe pèse de plus en plus lourdement sur les finances publiques. Le stock de dette publique engendre un déséquilibre financier difficilement maîtrisable qui fait une nouvelle fois planer la perspective du défaut.
Les faiblesses endogènes de l'économie
Les chocs externes ont opéré sur des déséquilibres et des fragilités endogènes déjà perceptibles au milieu des années 1990.
Du côté de l'offre, on assiste à une profonde restructuration. Au cours des années 1990, les deux tiers de la croissance de la valeur ajoutée globale sont dus aux secteurs liés aux privatisations (transports, communications, électricité), à l'intermédiation financière, aux services immobiliers, et au secteur minier, qui dans leur ensemble créent peu d'emplois. Les secteurs qui auparavant avaient été les plus générateurs d'emplois (administration publique, industrie manufacturière et construction-BTP) sont désormais ceux qui contribuent le moins à la croissance. L'industrie, fortement affectée par l'ouverture commerciale et l'appréciation du change, réalise de forts gains de productivité mais voit son poids se réduire tant dans le PIB que dans l'emploi. L'industrie, y compris les BTP, est aussi le secteur qui subit le plus l'effondrement de la croissance à partir de 1998.
Du côté de la demande, on constate que la consommation est le principal moteur de la croissance pour la période 1990-2000. Dans un cadre de stagnation de revenus en termes réels, la consommation des ménages est essentiellement soutenue par l'accroissement du crédit domestique. Bien que l'investissement se soit redressé par rapport aux années 1980, son niveau reste insuffisant pendant les années 1990 (un peu moins de 20 % du PIB en moyenne en 1991-1998). Et son effondrement est le principal facteur qui précipite la récession à la fin des années 1990. Les exportations constituent, pendant cette période, le seul facteur d'expansion de la demande globale, mais leur poids dans le PIB est encore très faible et, de ce fait, leur contribution à la croissance reste marginale.
La structure des prix relatifs a largement influencé la performance des différents secteurs de l'économie au cours des années 1990. À l'opposé de celle qui prévalait au cours des années 1980, la nouvelle structure de prix qui résulte de l'ouverture commerciale favorise les secteurs abrités de l'économie au détriment des secteurs de biens échangeables.
C'est une dynamique de croissance et d'accumulation fort dépendante du crédit – et donc du financement extérieur – en l'absence d'un accroissement suffisant des exportations nettes – et très peu génératrice d'emplois qui s'est mise en place pendant les années 1990. Dans ces conditions, la succession des chocs exogènes intervenus à la fin des années 1990 ne pouvait que déstabiliser la croissance et porter atteinte à la régulation du système sans que les autorités puissent y faire face, en raison notamment de la rigidité du régime monétaire. En outre, celui-ci conduisait, en cas de choc externe grave, à la mise en place d'ajustements déflationnistes – par exemple, des baisses de salaires nominaux – qui ont débouché sur l'approfondissement brusque des inégalités et de la pauvreté. D'où la concrétisation d'un scénario de crise multidimensionnelle, dont une crise de légitimité pouvant rejaillir sur la stabilité politique et sociale du pays.
La grande crise de 2001
Dans un contexte de déflation et de fortes sorties de capitaux – associées à une diminution persistante des dépôts bancaires, la crise ouverte a été déclenchée en décembre 2001 par la mise en place du corralito (le gel des dépôts bancaires) et la suspension du déboursement d'une tranche du prêt accordé par le FMI, remettant en cause l'accord en vigueur avec cette institution.
Bien que largement anticipée par les marchés et les observateurs, cette crise a frappé par sa gravité et son caractère multidimensionnel. L'indignation de la population face au gel des dépôts et à la dégradation de la situation économique a contraint le gouvernement de l'ancien président de la Rúa à la démission, dans un contexte de graves troubles sociaux et de discrédit total de la classe politique.
La situation d'insolvabilité financière dans laquelle l'État s'enfonçait depuis plusieurs années débouche, en décembre 2001, sur le défaut de paiement de la dette publique externe. En janvier 2002, l'abandon du currencyboard et l'adoption d'un régime de flottement entraînent une dépréciation brutale du peso (le dollar est passé de 1 à plus de 3,5 pesos en sept mois) dans un cadre de méfiance généralisée à l'égard de la monnaie nationale.
Au cours de l'année 2002, le PIB chute de plus de 10 %, tandis que les recettes fiscales de l'État en défaut s'effondrent. L'inflation fait sa réapparition (environ 70 % d'augmentation des prix en 2002, pour le panier de base de la ménagère). La menace de l'hyperinflation et le refus de la monnaie nationale font planer la perspective d'une dollarisation de fait. La dévaluation, l'accélération de l'inflation et la montée en flèche du chômage, qui atteint plus de 21,5 % de la population active en 2002, produisent un véritable « choc de pauvreté ». La moitié de la population se retrouve au-dessous du seuil de pauvreté, ce qui frappe d'autant plus que l'Argentine se caractérisait, jusqu'aux années 1980, par des indicateurs sociaux bien meilleurs que ceux de la plupart de ses voisins latino-américains.
L'après-crise de 2001 : redressement et nouveau mode de croissance
De l'effondrement à la sortie de crise
Après le défaut de la dette publique externe et la brutale dévaluation du peso, les autorités instaurent, alors que la crise bat son plein, une « pésification asymétrique » des actifs et des passifs du système bancaire : 1 peso par dollar pour les crédits bancaires et 1,4 peso par dollar pour les dépôts. Cela affecte durement la situation patrimoniale des institutions financières, et ce d'autant plus que celles-ci ont vu leurs portefeuilles de créances douteuses augmenter de manière exponentielle (le premier débiteur étant l'État argentin). On craint alors que l'économie argentine ne sombre dans une dépression sans fin. Ce scénario noir n'aura pourtant pas lieu.
Tout d'abord, le contexte international joue dans un sens très favorable. Le solde commercial redevient fortement excédentaire, non seulement en raison de la chute des importations, mais aussi grâce à la très bonne tenue des prix et de la demande des matières premières exportées par l'Argentine. Grâce à l'excédent courant considérable et grâce également à un prêt du Venezuela, les réserves de change se reconstituent. Ensuite, les autorités adoptent des mesures pour renflouer les finances publiques. En particulier, l'application de taxes sur les exportations permet de renflouer le budget de l'État – qui, soulagé par le non-paiement de la dette en défaut, redevient excédentaire. Cela facilite la mise en œuvre de programmes sociaux qui vont contribuer à maîtriser les tensions dues à l'aggravation de la pauvreté. Les premiers éléments d'un cercle vertueux se mettent en place : les finances publiques se renforcent, des subventions sont accordées pour maîtriser l'inflation et il est moins difficile d'envisager des mécanismes de compensation pour les banques en difficulté et les épargnants affectés par le gel des dépôts bancaires.
Ces tendances favorables sur le plan économique sont renforcées par la réduction des incertitudes sur le plan politique, avec l'élection du président Nestor Kirchner en mai 2003, qui très rapidement conquiert une forte légitimité interne, grâce notamment à son discours de moralisation de la vie publique et de fermeté dans les négociations avec le FMI – qui n'a pas apporté son concours au redressement de l'économie argentine –, les entreprises des services publics privatisés et les créanciers internes et externes.
Restructuration de la dette en défaut et amélioration des ratios financiers
Dans la mesure où cela permettait d'avancer vers la normalisation des relations financières internationales, la restructuration de la dette publique a été un moment important du processus de redressement de l'économie argentine. En mars 2005, le gouvernement du président Kirchner réussit à conclure l'opération de restructuration de la dette. Les obligations non honorées (un peu plus de 81 milliards de dollars, auxquels s'ajoutent les intérêts non payés après la suspension des remboursements, soit au total environ 100 milliards de dollars), soit un peu plus de la moitié de la dette publique totale à la fin de septembre 2004, vont être échangées contre de nouveaux titres, moyennant une décote substantielle par rapport au prix d'émission initial. Le résultat est extrêmement bénéfique : à la suite de sa proposition unilatérale a priori non négociable, 76 % des détenteurs de titres acceptent d'échanger leurs obligations contre de nouveaux bons assortis d'une décote d'environ 50 % en termes nominaux.
Trois principaux facteurs expliquent le succès du gouvernement argentin pour faire accepter sa proposition. Premièrement, il existe un noyau dur de créanciers locaux, constitué pour l'essentiel par les fonds de pension et autres investisseurs institutionnels argentins, qui détiennent 38 % de la dette restructurée et qui participent dans leur quasi-totalité à l'échange. Deuxièmement, la conjoncture financière internationale du moment, qui se caractérise par une abondance de liquidités et par de faibles rendements, rend très attractifs certains bons proposés lors de l'échange, tels que ceux libellés en pesos et indexés sur l'inflation argentine. Troisièmement, les grandes banques d'investissement et les fonds spécialisés – notamment américains – se portent massivement acquéreurs des titres en défaut à une valeur de marché très basse. Bien que réalisée avec succès, la restructuration laisse en suspens près de 20 milliards de dollars détenus pour l'essentiel par les petits porteurs les plus intransigeants, qui préfèrent jouer la carte d'une éventuelle réouverture des négociations de la part du gouvernement argentin. Cela étant, les ratios de solvabilité, sans retrouver leur niveau d'avant 2001, se redressent significativement.
Profitant de ses excédents courants et l'accumulation de réserves de change, l'Argentine – à l'instar du Brésil – décide de régler de façon anticipée l'intégralité de ses dettes vis-à-vis du FMI, soit 9,8 milliards. Les autorités expliquent qu'elles vont ainsi s'affranchir de la conditionnalité des programmes du FMI et recouvrer leur autonomie dans la conduite de la politique économique.
La dette publique totale est stabilisée autour de 70 % du PIB – ce qui constitue un ratio encore élevé – alors que la dette extérieure totale rapportée tant aux exportations qu'au PIB chute plus fortement. Les primes de risque des euro-obligations souveraines de l'Argentine redescendent à leur minimum historique en janvier 2007.
Au-delà du rebond, une nouvelle phase de croissance
La reprise amorcée se confirme et une croissance dite « asiatique » s'installe en Argentine à partir de 2003 : la croissance du PIB avoisine les 9 % en moyenne annuelle entre 2003 et 2006.
Cette phase de forte croissance est tirée, côté offre, par l'industrie et le secteur du BTP, ainsi que par les services de transport et commerce, alors que les autres services, publics et financiers, n'ont pas été dynamiques – contrairement à la situation des années 1990. Côté demande, l'activité économique est encouragée par l'essor des exportations, relayé par celui de la consommation et de l'investissement. L'amélioration de l'emploi, la recomposition salariale (même si les salaires réels peinent à retrouver le niveau d'avant la crise), les faibles taux d'intérêt et la forte hausse des achats de biens durables – qui avaient été pour une bonne partie « reportés » lors de la dépression de 1998-2002 – expliquent la relance de la consommation privée. Le taux d'investissement se redresse également, grâce notamment aux petites et moyennes entreprises, en partant des niveaux très bas de 2001-2002, pour atteindre près de 22 % en 2006, le taux le plus élevé depuis 1983.
Le dynamisme de l'activité économique est soutenu par un policy mix (articulation des politiques monétaire et budgétaire) expansionniste. La gestion de la masse monétaire et du taux de change repose sur une politique de « peso faible » qui cherche à encourager le redressement de l'industrie et à promouvoir les exportations. L'intervention systématique de la Banque centrale sur le marché de changes, à travers des achats de devises, a instauré de facto un régime de parité quasi fixe en termes nominaux (1 dollar pour 3 pesos), alors que le peso argentin s'est déprécié en termes réels par rapport à d'autres monnaies telles que celle du Brésil, l'un des principaux partenaires commerciaux de l'Argentine.
Le bilan conjoncturel de l'économie argentine se révèle ainsi très favorable : la croissance est vigoureuse et les excédents budgétaire et extérieur donnent des marges de manœuvre considérables aux gouvernants. La forte croissance a permis de réduire le taux de chômage, qui est passé au-dessous de la barre de 10 %, et de faire reculer la pauvreté, qui reste cependant à un niveau extrêmement élevé, avec plus de 30 % de la population totale en 2006.
Le retour de l’inflation
La maîtrise de l'inflation reste alors l'un des défis posés aux autorités. Bien qu’elle ait fortement baissé au sortir de la crise (3,7 % en 2003 et 6,1 % en 2004, contre 41 % en 2002), elle s'est ensuite ravivée (proche des 10 % en 2006).
Les origines de cette inflation sont diverses. Premièrement, la dépréciation du peso, intervenue lors de la phase aiguë de la crise de 2001-2002, a entraîné la montée en flèche des prix des biens échangeables. Deuxièmement, la politique du « peso faible » s'est traduite par une forte augmentation des réserves de change et par une forte expansion monétaire, dans la mesure où les achats de dollars par la Banque centrale n'ont été que partiellement stérilisés (par des achats compensatoires de titres libellés en pesos). Troisièmement, la croissance vigoureuse de la demande et la hausse des salaires réels intervenues à partir de 2004 ont également été une source importante d'inflation. Quatrièmement, le fait qu'une partie des exportations argentines consiste en produits alimentaires a avivé, en période d'essor des exportations, la rivalité entre la demande extérieure et la demande domestique, source de tensions sur les prix.
La stratégie consistant à négocier des accords de prix sectoriels avec les principaux producteurs, moyennant l'octroi de subventions aux secteurs concernés, s'est révélée efficace pour faire face à ce regain d'inflation. Mais une telle politique économique ne peut être tenue très longtemps, sous peine de créer d'importantes distorsions entre les différents secteurs. L'extrême faiblesse, dans les années 2000, des investissements dans les infrastructures de base, particulièrement dans le domaine de l'énergie, a été de nature à étouffer le potentiel de croissance de l'économie argentine. Rétablir l'effort d'investissement en la matière implique de pouvoir se référer à des règles claires, notamment pour fixer les tarifs des services publics.
La période 2007-2019 : Macri et le retour des péronistes
Après la crise majeure de 2001 et le retour à une croissance économique forte après 2003, la crise des subprimes en 2007-2008 affecte de nouveau le pays. La croissance s’effondre en 2009 (–5 %), mais reprend assez vite dans les années 2010 et 2011 (autour de 9 %), avant de retomber à un niveau plus faible voire négatif durant le reste de la décennie 2010 (entre 1 et 3 % jusqu’en 2017, mais –2 et –1 % en 2018 et 2019). La grande crise financière de 2008 a donc relativement épargné l’Argentine, comme les autres pays d’Amérique latine. La raison en est que les équilibres internes avaient été rétablis et l’endettement externe réduit dans les années 2000.
Les huit années de la présidence de Cristina Fernández de Kirchner (2007-2015) sont caractérisées par des dépenses publiques non contrôlées et un protectionnisme élevé, qui isolent le pays en le laissant très endetté, avec un déficit budgétaire considérable, des prix des services publics maintenus bas artificiellement et des manipulations outrageuses des statistiques.
Les dépenses publiques passent de 23 % du PIB en 2002 à 30 % en 2008 et 42 % en 2015. Les prix mondiaux des matières premières ont augmenté jusqu’en 2010, permettant d’abord un boom de l’économie argentine, mais leur baisse après 2012 révèle des faiblesses structurelles, reflétées par la chute du peso par rapport au dollar, de 4 pour 1 en 2010 à 8,5 pour 1 à la fin de 2014.
Rappelons que l’Argentine a un lourd passé de difficultés économiques. Ainsi, elle a dû se déclarer en faillite sur sa dette externe neuf fois entre 1838 et 2019, son PIB a baissé durant vingt-deux années de 1960 à 2019, enfin l’inflation y est toujours élevée alors qu’elle a été jugulée dans les autres pays d’Amérique latine, excepté au Venezuela.
Beaucoup d’observateurs dans le pays et à l’extérieur font remonter une partie de ces problèmes à l’arrivée de Juan Perón aux affaires en 1946, dans un pays riche dont le niveau de vie était alors équivalent à celui de la Belgique, les réformes structurelles d’ampleur menées par le général, au pouvoir une décennie, avec son épouse Evita, conduisant à un secteur étatique et bureaucratique toujours plus étendu et à un secteur productif toujours plus réduit.
Bénéficiant d’une division de ses adversaires, un président libéral est élu en décembre 2015, Mauricio Macri, issu du centre droit, le premier à ne pas appartenir au courant péroniste ou radical depuis 1916. Si cette élection a pu sembler prometteuse, la lenteur des réformes entreprises, la réticence à réduire les subventions, aides et allocations diverses, la réduction des impôts et la hausse des retraites, contribuant conjointement à augmenter la dette, ont finalement raison de son programme de redressement.
Macri s’était engagé à lever le contrôle des capitaux appliqué en 2011, à mettre en place un système de changes flottants, à réduire les dépenses et à établir des prix réalistes pour les services publics. Seules les deux premières réformes ont été engagées la première année de son mandat, les autres ayant été retardées pour conserver l’adhésion de l’opinion. Et le déficit public s’est accru dès 2016, tandis que l’inflation restait élevée.
En outre, la politique économique menée a manqué de cohérence et de constance, selon la formule de l’hebdomadaire britannique The Economist, « trop de cuisiniers voulant pratiquer différentes recettes en même temps » : certains cherchant à vaincre l’inflation, d’autres à stimuler la croissance, d’autres encore à rééquilibrer le budget. Quelques-uns voulaient un peso faible pour favoriser les exportations, d’autres une monnaie stable pour combattre la hausse des prix…
En 2018, les dépenses publiques ont légèrement diminué pour atteindre 40 % du PIB, mais le déficit s’est élevé à 4 %. Le pays a dû de nouveau demander l’aide du FMI qui, sur la base des réformes initiées, a accordé un prêt massif de 57 milliards de dollars, soit le montant le plus élevé jamais accordé par cette institution. Malgré cela, un an plus tard, tous les signaux sont au rouge, l’inflation annuelle s’élève à 55 %, la cote du pays est rétrogradée à un très bas niveau par les agences de notation, la pauvreté est en hausse et la croissance négative (– 3 % en 2019). Le peso s’est effondré une fois de plus face au dollar, perdant un tiers de sa valeur en un an ; Macri doit réinstaurer un contrôle des changes en septembre 2019 (avec pour conséquence un développement du marché noir, exactement comme sous les présidences Kirchner), les investissements étrangers se sont raréfiés, la dette externe (80 % en devises) atteint 100 % du PIB.
La tentative de Mauricio Macri de faire enfin de l’Argentine « un pays normal » a échoué et les péronistes unis reviennent au pouvoir en octobre 2019. Une élection test durant l’été 2019 laissait prévoir le résultat d’octobre ; en prévision du retour du laxisme avec les péronistes, les sorties de capitaux se sont accrues, l’inflation s’est accélérée, la monnaie a chuté encore davantage. Lors de la campagne électorale de l’automne 2019, le président Macri a tenté de convaincre les électeurs que le retour des péronistes signifierait une évolution du pays « à la vénézuélienne », mais son opposante, Cristina Fernández de Kirchner, a déjoué cette tactique en faisant appel à un péroniste modéré, Alberto Fernández (sans lien de parenté avec elle). L’élection de ce dernier marque le retour d’un péroniste à la présidence ; Cristina Fernández de Kirchner accepte le second rôle de vice-présidente.
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Écrit par
- Jacques BRASSEUL : professeur émérite des Universités en sciences économiques
- Romain GAIGNARD : maître assistant des facultés des lettres et sciences humaines, professeur à l'université nationale de Cuyo-Mendoza, Argentine
- Roland LABARRE : maître assistant à l'université de Paris-VIII
- Luis MIOTTI : maître de conférences à l'université de Paris-Nord, chercheur au Centre d'économie de Paris-Nord, UMR CNRS, économiste au service de la recherche Natixis
- Carlos QUENAN : maître de conférences à l'Institut des hautes études de l'Amérique latine, université Paris-III-Sorbonne nouvelle, économiste au service de la recherche Natixis
- Jérémy RUBENSTEIN : doctorant, Centre de recherche sur l'Amérique latine et le monde ibérique (CRALMI)
- Sébastien VELUT : professeur de géographie à l'Institut des Hautes études d'Amérique latine, Université de Paris III-Sorbonne nouvelle
- David COPELLO : docteur en science politique, maître de conférences en sociologie à l'Institut catholique de Paris
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- Écrit par Sylvie LÉGER
- 574 mots
Écrivain argentin. Avocat, journaliste rédacteur du journal El Mercurio, Alberdi émigra à Montevideo après avoir étudié au Chili. Son œuvre de penseur et de jurisconsulte est considérable ; engagé politiquement, il appartient à l'Asociación de Mayo et publie plusieurs pamphlets...
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ALFONSÍN RAÚL (1927-2009)
- Écrit par Encyclopædia Universalis
- 528 mots
Raúl Alfonsín, premier président argentin élu démocratiquement après la sanglante dictature militaire de 1976-1983, est mort d'un cancer, le 31 mars 2009 à Buenos Aires, à l'âge de quatre-vingt-deux ans.
Né le 12 mars 1927 à Chascomús, dans la province de Buenos Aires, Raúl Ricardo...
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