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ARGENTINE

Nom officiel République argentine
Chef de l'État et du gouvernement Javier Milei - depuis le 10 décembre 2023
Capitale Buenos Aires
Langue officielle Espagnol
Population 45 538 401 habitants (2023)
    Superficie 2 780 400 km²

      Article modifié le

      Histoire

      Construction de la nation

      Les côtes de l'Argentine actuelle furent découvertes par des marins à la recherche de la mer du Sud. Ainsi, Diaz de Solis en 1515 reconnaît le río de la Plata, et Magellan en 1520 la côte de Patagonie, avant de franchir le détroit qui porte son nom. En 1617, Philippe III divise les terres de l'extrémité américaine en deux « gouvernements » (gobernación) du Paraguay et du Río de la Plata.

      Les difficultés de l'empire colonial d'Amérique au xviiie siècle amènent la création alors d'une vice-royauté du Río de la Plata dont est issue l'Argentine actuelle. La médiocrité des administrateurs venus d'Espagne et les entraves que la Couronne opposait au développement des activités économiques et des relations commerciales du port hors du pacte colonial contribuent à coup sûr au mouvement d'autonomie puis d'indépendance qui gagne le Río de la Plata au début du xixe siècle. Mais ce sont les expéditions anglaises contre Buenos Aires – et l'incapacité de la Couronne espagnole à défendre sa vice-royauté – qui constituent l'élément détonant. La bourgeoisie et l'aristocratie du port et de la campagne qui ont dû assurer seules la résistance destituent le vice-roi et proclament, le 25 mai 1810, la « première junte ». L'anarchie gagne les territoires du Río de la Plata, assemblage de multiples cellules humaines et économiques, mal reliées entre elles et peu disposées à subir le joug politique et économique de la bourgeoisie du port. Les Constitutions unitaires promulguées en 1819 et 1826 se heurtent à la réalité du fédéralisme et de l'autonomie provinciale que représentent en 1820 les caudillos vainqueurs des forces de Buenos Aires à la bataille de Cepeda. Buenos Aires se replie sur elle-même et commence, sous l'administration de Rivadavia, à créer les institutions publiques nécessaires.

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      C'est donc sous le signe des caudillos et des luttes entre l'intérieur et Buenos Aires que l'Argentine s'engage dans l'indépendance.

      Les difficultés et les crises de l'indépendance (1826-1852)

      Dix ans après qu'elle a proclamé son indépendance, l'Argentine ne parvient toujours pas à se donner une structure politique et administrative. Il faudra attendre trente ans, jalonnés de crises intérieures et extérieures, pour que ce nouveau pays élabore ses moyens et ses objectifs de gouvernement. En 1826, les Provinces-Unies du Río de la Plata ne représentent plus qu'une fiction juridique et une vague aspiration : nombre de ces provinces promulguent des constitutions ou des règlements provisoires et sont dirigées par des caudillos, meneurs d'hommes et défenseurs vaillants des intérêts économiques régionaux.

      La province de Buenos Aires, ouverte sur l'Océan et qui est en contact avec l'Europe, qui a animé la lutte pour l'indépendance, cherche à imposer un certain libéralisme économique et politique. Elle ne compte que 55 000 habitants et n'atteint même pas les rives du Salado, car, à moins de 150 kilomètres du Paraná et du Río de la Plata, s'étendent le domaine indien et les prairies.

      Gaucho - crédits : Ascent/ PKS Media Inc./ The Image Bank/ Getty Images

      Gaucho

      Aussi sera-t-il difficile, pendant près d'un demi-siècle, d'ajuster les intérêts commerciaux de Buenos Aires, orientés vers l'Atlantique, et ceux des éleveurs de la campagne, exportateurs de cuirs et de viandes salées, aux ambitions des régions d'amont, contraintes de s'adapter à la politique décidée par la capitale et aux revendications des habitants des terres de l'Ouest et du Nord-Ouest. Ces dernières se voient peu à peu coupées de leurs débouchés andins, et l'artisanat textile qui s'y était implanté commence à souffrir de la concurrence des produits britanniques. À l'intérieur du pays, les groupes politiquement actifs se limitent en fait aux grands propriétaires et à quelques modestes cellules urbaines, aussi la résistance aux changements, que s'efforcent d'introduire les « idéologues » et commerçants porteños – terme qualifiant les habitants de Buenos Aires –, y est-elle particulièrement tenace. Dans ces conditions, l'incapacité du groupe dirigeant porteño à penser réellement en termes nationaux et l'attachement des familles créoles des provinces aux particularismes régionaux plongent l'Argentine dans l'anarchie politique. La victoire de Buenos Aires et d'une certaine conception unitaire de l'intérêt national y met fin vers 1860, lorsque la révolution industrielle et la politique d'expansion commerciale suscitent dans l'Europe du Nord-Ouest un vif intérêt pour les grandes plaines de l'hémisphère Sud situées aux lisières de la zone tempérée. La classe dirigeante porteña saura alors construire en quelques décennies l'Argentine moderne mais en la coulant dans le moule hérité du proche passé hispano-colonial. Deux noms symbolisent cette époque : Rivadavia, qui doit abandonner son mandat présidentiel en 1827, et Rosas, qui, sans autre titre que celui de gouverneur de Buenos Aires, domine en fait l'histoire argentine de 1829 à 1852. Au premier, on doit la création des cadres juridiques et l'essai de mise en place des grands services de l'État. Cette œuvre organisatrice ne put cependant être appliquée que dans la province de Buenos Aires, car Rivadavia dut démissionner en 1827, après avoir reconnu l'indépendance de l'Uruguay, que le Brésil disputait à l'Argentine. C'est à cette époque que s'affirme la suprématie économique des négociants porteños liés aux intérêts commerciaux et financiers britanniques, et que se développent les exploitations pastorales de l'hinterland de Buenos Aires. Rosas, en évitant – au moins au début – de s'aliéner la nouvelle bourgeoisie du port, va asseoir définitivement en une vingtaine d'années la puissance des éleveurs pampéens. Il s'emploie à agrandir et à organiser le domaine occupé, entreprenant en 1833 la première expédition victorieuse contre les Indiens, qui lui permet de découper plus d'un million d'hectares de terres en vastes domaines assignés à sa clientèle. L'ordre qu'il fait régner dans les campagnes permet d'implanter les premières véritables estancias comprenant un début d'application des techniques pastorales et la mise en place de clôtures. Il devient alors possible d'introduire l'élevage du mouton pour la laine, ce qui exige un contrôle méthodique du troupeau. Les exportations de laine vers la Grande-Bretagne font ainsi rentrer peu à peu la Pampa – et par là même Buenos Aires – dans un important circuit d'échanges internationaux (alors que le marché des viandes salées se limitait au Brésil et aux Antilles).

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      Malgré la force de sa personnalité et, lorsqu'il le fallut, la vigueur de ses interventions, Rosas ne put et maintenir l'unité du pays et défendre le droit à l'originalité de chacun de ses éléments. Il lui devint aussi de plus en plus difficile de régner sur Buenos Aires en s'appuyant sur les éleveurs de la campagne et en flattant l'hostilité du peuple contre la bourgeoisie du port, ouverte aux nouveautés et accueillante aux négociants venus d'Europe. Vers le milieu du xixe siècle, la structure économique et sociale de l'Argentine a évolué. Les éleveurs et commerçants de la Pampa de Santa Fe et de l'Entre Ríos exigent la liberté de navigation sur le Paraná et l'Uruguay, et ils obtiennent sans peine l'appui de l'Angleterre, inquiète des prétentions de Rosas sur Montevideo, et même celui de la France de Louis-Philippe.

      Lorsque les flottes de ces deux nations européennes organisent le blocus du Río de la Plata (1845-1849), les négociants de Buenos Aires se rallient au mouvement des pays d'amont et la coalition animée par Urquiza bat l'armée de Rosas à Caseros le 3 février 1852.

      La mise en place des structures de l'Argentine moderne (1852-1880)

      Bartolomé Mitre - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

      Bartolomé Mitre

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      Caseros annonce une étape nouvelle dans le développement de l'Argentine. Les vainqueurs du dernier des grands caudillos – le seul qui entrevit ce que pouvait être une dictature populaire de style moderne – sentent l'urgence de rendre à ce qui reste de l'ancienne vice-royauté une structure équilibrée. Ils s'attachent à organiser enfin sur des bases juridiques et politiques stables un État national que l'on veut démocratique, présidentiel et fédéral. La Constitution votée en 1853 fixe un corps de doctrine qui restera, un siècle plus tard, la base du consensus national argentin. Le fédéralisme qu'elle proclame, en suivant à bien des égards le modèle des États-Unis, ne comprend pas seulement la reconnaissance des États provinciaux qui ont leur gouverneur, leur chambre, leur police, leur justice, leurs finances ; il signifie aussi la liberté de commerce intérieur, la liberté de navigation sur les fleuves et une répartition équitable des ressources nationales, entendons par là des droits perçus par la douane de Buenos Aires. La Constitution donne à l'exécutif des moyens d'action appréciables, mais elle préserve l'équilibre, cher aux « idéologues », entre les trois pouvoirs et consacre à la fois les droits individuels et les droits des provinces. Les négociants et les éleveurs de Buenos Aires repoussent une charte qui leur fait perdre la prééminence en droit et les oblige à partager les revenus du port : la province est la seule à refuser de ratifier la Constitution. La guerre – économique d'abord, militaire enfin – entre la « Confédération », qui a fixé sa capitale à Paraná et choisi comme président Urquiza, éleveur éclairé de l'Entre Ríos, et Buenos Aires se termine en 1861 à la bataille de Pavon, par la victoire quasi négociée de l'armée de Buenos Aires commandée par Mitre. Pavon marque, malgré des combats de retardement livrés encore par quelques caudillos populaires des provinces andines, l'achèvement du processus d'unification de l'Argentine, même si l'unité n'est acquise en droit et définitivement qu'en 1880 avec la fédéralisation de la ville de Buenos Aires et la fondation ex nihilo d'une nouvelle capitale de la province, la ville de La Plata, édifiée à 60 kilomètres de la capitale fédérale.

      À partir de 1860 et jusqu'à la fin du siècle, l'aristocratie porteña, aristocratie de la terre et du négoce, intimement liée aux familles qui dominent les grands centres de l'intérieur (Córdoba, Santa Fe, Tucumán, Salta, Mendoza), dirige les destinées du pays. En l'ouvrant largement aux apports du monde extérieur, elle établit les bases et les structures de l'Argentine moderne, qui prend place dans le concert des nations. Chacun des présidents (Sarmiento, Avellaneda, Roca, Juárez Celman) met tour à tour l'accent sur tel ou tel instrument de cette ouverture et de ce renouveau. Instruction publique, laïque et obligatoire, développement de l'enseignement secondaire et universitaire : le nom de Sarmiento, illustre à bien des égards, reste attaché à une grande politique culturelle, placée sous la devise : « Éduquer le souverain. » Grâce à l'école, l'Argentine réussit à fondre peu à peu dans un moule national les fils de créoles, plus ou moins métissés, et les fils des immigrants qui débarquent massivement à partir de 1870. L'Argentine, vide d'hommes, fait appel à l'Europe, dans l'espoir de faire pendant aux États-Unis dans le sud du continent : de 1870 à 1930, elle accueille près de 6 millions d'immigrants, soit trois fois le volume de sa population au début de cette période. Ces hommes, venus surtout d'Italie et d'Espagne, à l'exception de quelques noyaux d'Europe centrale et d'Israélites, vont faire de l'Argentine un pays latin.

      Immigration et croissance

      Aux chiffres d'immigration se limite la comparaison avec les États-Unis. L'Argentine ne disposait ni des ressources minérales et énergétiques ni des élites dynamiques anglo-saxonnes maîtresses dans l'art du négoce et de la finance qui ont permis le développement prodigieux de la grande nation américaine. Ce pays n'a pas connu l'épopée de la Frontière et a ignoré dans les territoires indiens conquis dans leur ensemble en 1880 la formule si féconde de l'Homestead. Il en résulte que l'Argentine a dû céder aux grandes entreprises de l'Europe capitaliste, l'Angleterre en premier lieu, la France et l'Allemagne ensuite, le soin de mettre en place l'équipement en voies ferrées et en ports, les grands établissements industriels de transformation des viandes (frigorifiques) – avec dans ce secteur une forte participation nord-américaine – ou des bois (produits tannants extraits du quebracho), voire du sucre, et enfin l'organisation générale de ses ventes en même temps que de ses achats. C'est ainsi que l'Argentine est devenue en un quart de siècle une sorte d'annexe de l'Europe industrialisée du Nord-Ouest, et tout particulièrement de la Grande-Bretagne : elle participait à son approvisionnement en viandes, en grains et en laine et lui offrait un marché neuf en expansion démographique et sociale pour toute la gamme de ses fabrications. L'Europe méditerranéenne sous-développée était vouée, elle, au rôle de fournisseur de main-d'œuvre, l'immigrant producteur et consommateur. Les élites urbaines, du port de Buenos Aires particulièrement, en même temps maîtresses de la terre, tirèrent de ce statut privilégié de l'Argentine de tels avantages que le pays actif atteignit au début du siècle un haut niveau de prospérité, un stade élevé d'organisation générale, une grande vigueur intellectuelle et culturelle. Le point de départ de cette remarquable évolution se situe dans les années 1880, au moment où l'Argentine en plein éveil économique, démographique, politique et culturel refuse d'accepter plus longtemps la pression indienne qui, entre les sierras de Córdoba et le bas Paraná, réduit le territoire national à un couloir mal défendu. C'est l'époque où le Chili, en lutte avec les Araucans, tente également de repousser vers le sud la frontière du Bío-Bío. Aussi une course de vitesse s'engage-t-elle de part et d'autre des Andes pour le contrôle des vastes espaces méridionaux. En 1879, après bien des hésitations, l'Argentine résout d'un coup son problème national : une campagne militaire, dirigée par le ministre de la Guerre Roca, balaie les Indiens des plaines pampéennes et des plateaux du nord de la Patagonie. Le territoire argentin s'en trouve agrandi de près de 400 000 km2. Dans les années suivantes, le reste de la Patagonie et la Terre de Feu sont occupés, de même que le Chaco jusqu'au Pilcomayo. L'Argentine, qui atteint alors ses frontières actuelles, entre en conflit, aussi bien avec le Brésil – à propos des Misiones, butin qu'elle avait retiré de sa participation à l'écrasement du Paraguay par la Triple-Alliance (1865-1872) – qu'avec le Chili, qui conteste l'occupation de la Patagonie et des vallées andines. Le ressentiment chilien est particulièrement vif et les incidents se succèdent. L'Angleterre, choisie comme arbitre, impose un tracé de la frontière qui rejette le Chili sur la côte pacifique, mais lui laisse le contrôle des deux rives du détroit de Magellan et du cap Horn. Les deux États n'acceptent de se réconcilier qu'en 1902 et, de nos jours encore, l'irrédentisme chilien reste vivace.

      La conquête brutale des terres indiennes faisait donc de l'Argentine une grande puissance sud-américaine. Il restait encore à les peupler et à les mettre en valeur. La terre était le seul bien que possédât l'État argentin, aussi la distribua-t-il généreusement en lots compacts, l'unité de compte étant le lot de 10 000 hectares. Dans les vingt dernières années du xixe siècle, moins de 2 000 personnes s'approprient 40 millions d'hectares. Ce pays vide n'a plus de terres à offrir aux immigrants qui débarquent massivement. Le domaine pampéen utile est entièrement réparti dès 1884 entre quelques centaines de souscripteurs (grandes familles de Buenos Aires et parfois de Córdoba, financiers anglais, français et autres Européens) et certains chefs militaires associés aux précédents. Le même phénomène se répète au Chaco et en Patagonie, mais les intérêts européens s'y taillent un domaine plus important. L'appropriation instantanée, par un groupe peu nombreux d'éleveurs argentins et de spéculateurs étrangers, de cette Argentine nouvelle conquise d'un bloc sans que se développe un mouvement pionnier comparable à celui que connurent les États-Unis constitue un phénomène original qui continue à marquer de son empreinte les structures et les mentalités du pays.

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      La conquête des terres indiennes coïncide avec la mise au point de la chaîne du froid : les viandes de la Pampa sont à la portée des marchés de l'Europe occidentale qui s'industrialise et s'urbanise.

      L'estanciero réussit à associer la culture à l'élevage en subordonnant la première au second. Des villes portuaires comme Rosario ou Bahía Blanca, hier minuscules bourgades, sont devenues en peu d'années de gros centres commerciaux extrêmement actifs. En même temps, le chemin de fer permet d'unifier l'espace argentin. Le télégraphe et la diffusion de la presse de Buenos Aires jouent leur rôle dans cette prise de conscience de l'unité nationale et dans cette fusion de l'Argentine créole et de l'Argentine des immigrants. Mais ce grand essor est purement rural, et s'effectue dans le cadre d'une « division internationale du travail » voulue et proclamée par l'aristocratie terrienne qui dirige le pays.

      L'ouverture politique : l'expérience radicale (1916-1930)

      Il faut attendre, en effet, les années 1910-1920 pour que les descendants d'immigrés accèdent au pouvoir politique. Jusque vers 1915, l'élite traditionnelle dirige le mouvement, elle équipe et développe l'Argentine en s'enrichissant individuellement et collectivement. Cependant que les maîtres de la terre vivent leurs plus beaux moments, importent vers l'Argentine les œuvres d'art et attirent les capacités techniques et intellectuelles de l'Europe et singulièrement de la France, les masses immigrées qui ne trouvent guère de place à la campagne, ou seulement une place inconfortable, refluent vers la ville. Elles y constituent la nouvelle classe moyenne et les couches élevées du prolétariat naissant : 49 % d'étrangers dans la population de Buenos Aires en 1914, 35 % dans celle de Santa Fe, par exemple. Dans une économie en expansion rapide, l'ascension sociale des immigrés est relativement facile à la ville. Peu à peu, l'aristocratie ancienne leur accorde un pouvoir de participation dans le jeu politique argentin. La deuxième génération bénéficie des droits civiques ; Alfredo Palacios est, en 1904, le premier député socialiste d'Amérique. L'Union civique radicale réussit à imposer la revendication du suffrage universel obligatoire et secret et peut ainsi accéder au pouvoir en 1916, avec l'élection à la présidence de son caudillo, Hipolito Irigoyen. Le radicalisme, expression politique de la classe moyenne urbaine prise en charge par quelques caudillos de solide tradition créole et aristocratique, succède pour quatorze ans exactement à la « génération de 1880 », qui a marqué de son empreinte indélébile l'Argentine actuelle.

      Non pas que le radicalisme marquât une rupture brutale avec l'ancien ordre des choses. Il se borna, en fait, à administrer avec plus ou moins de bonheur le legs de l'aristocratie sans en modifier la structure ou le contenu. Mais la Première Guerre mondiale et la grave crise qui lui fait suite font éclater les contradictions internes de l'économie et de la société argentines, masquées jusqu'alors par un processus d'expansion particulièrement rapide. Les petites industries de remplacement résistent mal au retour de la paix. Au chômage urbain répond le chômage rural, lié aux difficultés d'exportation des grains. Le système de « colonisation » agricole commence à craquer sous la pression des métayers incapables de payer des loyers exorbitants en période de crise. Ils créent leur syndicat et mènent en 1919 de grandes luttes agraires dans les « colonies » de Santa Fe et de la Pampa. La même année, d'importants mouvements de grève éclatent à Buenos Aires et Rosario, d'autres encore dans les domaines éloignés du Chaco ou de la Patagonie. À Córdoba, les étudiants déclenchent la « réforme universitaire », qui se donne pour but le rajeunissement du corps professoral et la mise à jour de méthodes fortement empreintes de scolastique. Les provinces sont secouées par des mouvements régionalistes et populaires, qui révèlent de nouveaux caudillos. La « Semana Trágica » du 7 au 14 janvier 1919 est caractérisée par des grèves, leur répression et un pogrom, le seul dans l’histoire des Amériques : entre 800 et 1 400 juifs sont massacrés à Buenos Aires, accusés d’être « maximalistas », anarchistes ou communistes et d’embrigader les ouvriers pour qu’ils se révoltent.

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      Dès 1921 cependant, l'Argentine entre dans une nouvelle période de prospérité. Elle atteint alors, en l'espace de deux ou trois ans, son plus haut niveau de production agricole et d'exportation de viandes ; elle connaît une remarquable aisance matérielle et attire de nouveau un million d'immigrants, lassés des convulsions européennes. Les tensions de l'immédiat après-guerre s'apaisent, mais chacun a pris conscience, dès lors, de la vulnérabilité du pays, entièrement dépendant des avatars économiques et politiques des nations avancées de l'hémisphère Nord. Les groupes sociaux et les clans chassés du pouvoir par les radicaux conspirent. Ils s'inquiètent des tendances émancipatrices qui se manifestent dans les quelques concentrations ouvrières (Buenos Aires, Rosario), estudiantines (La Plata, Córdoba), rurales (Santa Fe). Ils réussissent à persuader l'armée de sauver le pays de la désagrégation politique et sociale qui le menace. Le général Uriburu se charge en 1930 de renverser Irigoyen, que le peuple vient de réélire.

      De la crise économique au péronisme : la promotion des masses urbaines (1930-1947)

      À partir de 1930, l'armée ne quitte plus le devant de la scène. Elle ne réussira cependant ni à préserver la structure économique et sociale de l'Argentine libérale et rurale qui s'effondre sous le choc de la crise, ni, après 1943, à construire la nouvelle Argentine à laquelle rêvent certains cadres militaires.

      La crise de 1930 servit en quelque sorte de révélateur. Le groupe conservateur qui reprend le pouvoir en 1931 sous la présidence du général Justo s'efforce de sauver les intérêts des maîtres de la terre. Ceux-ci s'orientent vers une formule d'élevage très extensif et une série d'organismes d'État est mise en place pour limiter la production et maintenir les cours. Une bonne partie des exploitants agricoles privés de terre afflue vers les grandes villes qui absorbent un million de ruraux entre 1930 et 1947. L'arrêt des importations détermine l'essor de fabrications nationales de substitution qui créent, autour de Rosario et surtout de Buenos Aires, un paysage industriel. Un prolétariat se constitue rapidement autour des centres urbains et, pour éponger ces excédents de main-d'œuvre, les administrations et services publics se gonflent d'emplois superflus et mal payés. La CGT constituée en 1930 se désagrège sous le poids de ces masses ouvrières dénuées d'expérience syndicale et de sens politique. Une nouvelle classe de petits entrepreneurs – souvent quelque peu aventuriers – surgit, à l'abri de solides barrières douanières. Ces groupes sociaux, très distincts, et même opposés, les uns venus de l'intérieur du pays, les autres issus de l'immigration, acquièrent peu à peu une commune aversion pour tout ce que le libéralisme politique et économique représentait dans l'Argentine des années 1930. De plus, on ressent dans ce pays peuplé d'Italiens et d'Espagnols les contrecoups de l'avènement du fascisme et de la guerre d'Espagne. Ces masses désorientées trouvent un corps de doctrine, ou mieux quelques idées simples, chez les groupes d'intellectuels nationalistes, catholiques de filiation maurrassienne le plus souvent, qui se développent dès avant 1930. Ces idées influencent aussi un noyau de cadres militaires qui rêvent d'une nouvelle Argentine, leader de l'Amérique latine.

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      L'Argentine de 1930 à 1940 entre de plain-pied dans la civilisation de masse. C'est l'époque où Buenos Aires s'entoure d'une ceinture de quartiers ouvriers, alors que les gratte-ciel s'élèvent dans le centre, où la radio et le cinéma deviennent dans toutes les villes des instruments de conditionnement culturel.

      Juan Perón, 1946 - crédits : Bettmann/ Getty Images

      Juan Perón, 1946

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      Cependant, le régime politique né du coup d'État militaire n'accorde aucune place à ces masses urbaines. Devant l'extension de la classe ouvrière et devant la prise de conscience politique qu'acquièrent les nouvelles classes moyennes, petits producteurs ruraux et négociants urbains de la région de Santa Fe-Rosario, entraînées par Lisandro de la Torre, il prend peur. La pression politico-policière et la fraude électorale dite « patriotique » font perdre peu à peu aux Argentins toute confiance dans la démocratie représentative chère aux libéraux. La Seconde Guerre mondiale a de profondes répercussions dans un pays partagé en deux camps et qui se réfugie dans la neutralité. Neutralité active, d'ailleurs, foncièrement favorable aux puissances de l'Axe malgré une tardive déclaration de guerre à l'Allemagne. C'est par rapport aux protagonistes du conflit États-Unis-Allemagne que se définissent les forces politiques en Argentine. Des premiers, on redoute l'intervention trop pressante dans les affaires du pays, dans la seconde, on voit le défenseur de l'idée nationale. Le 4 juin 1943, effrayé par la perspective d'un succès électoral du candidat à la présidence des groupes libéraux et conservateurs que soutiennent les États-Unis, un groupe d'officiers profascistes déclenche un nouveau coup d'État. Le pays erre à la dérive plusieurs mois, tiraillé entre la ligne politique des nouveaux maîtres et les réalités de la guerre mondiale et du commerce international ; car c'est l'époque où les Alliés puisent largement dans ce grenier d'Amérique du Sud qui retrouve ainsi une remarquable, mais fragile, prospérité. Aussi faut-il en définitive déclarer la guerre à l'Allemagne en janvier 1944. Mais déjà l'un des colonels de la nouvelle équipe a compris le parti que le régime militaire doit pouvoir tirer de ces masses fraîchement urbanisées et prolétarisées, dépourvues d'idéologie politique et à peu près inorganisées. Juan Perón crée et développe un secrétariat du Travail qui fait adopter certaines mesures favorables à la classe ouvrière. Il tisse peu à peu son réseau d'action et d'influence, accède en 1944 à la vice-présidence et brigue la présidence. En octobre 1945, les groupes conservateurs alliés aux partis de gauche traditionnels – partis de cadres, d'intellectuels et d'immigrés – manifestent leur opposition commune à l'autoritarisme du régime (« marche de la Constitution et de la Liberté ») ; les militaires qu'ils influencent obtiennent l'éviction de Perón, mais les cohortes d'ouvriers et de chômeurs des faubourgs qui envahissent la place du gouvernement imposent l'élargissement du « Chef ». Le 24 février 1946, des élections parfaitement libres lui assurent, avec 56 % des voix, la victoire sur le candidat de l'Union démocratique qui réunit tout le spectre de l'opposition, des conservateurs aux communistes. Une ère nouvelle commence pour l'Argentine.

      Péronisme et après-péronisme

      Les mutations sociales

      Durant la période de construction et de développement de l'Argentine moderne, de 1880 à 1930, l'immigration a constitué le phénomène dominant. Cet afflux d'étrangers s'arrête avec la crise de 1930 et dès lors le mouvement démographique sera purement national. Il se révélera très rapide, comme il se doit pour une population jeune : 9 millions d'habitants au recensement de 1914, 16 millions à celui de 1947, 27 millions à celui de 1980, 32 millions à celui de 1991, le taux de croissance se situant désormais autour de 1 %. C'est là une donnée propre à toute l'Amérique latine et, dans le cas d'une nation aussi peu peuplée que l'Argentine, cette poussée serait bénéfique si elle ne s'était accompagnée d'un véritable déferlement humain vers les grandes villes, et plus particulièrement Buenos Aires, vidant les campagnes et l'intérieur du pays. La population de la capitale passe ainsi de 1 600 000 habitants en 1914 à 4 700 000 en 1947 et 7 500 000 en 1960. Entre 1943 et 1952, la capitale fédérale ne reçoit pas moins d'un million de migrants le plus souvent ruraux, qui abandonnent les régions périphériques de l'Argentine ou les campagnes pampéennes victimes de la crise ; le phénomène mérite d'être souligné car ce sont ces cabezitas negras (« petites têtes noires » car la plupart proviennent de régions où le fond métis reste vivace) qui fournissent au péronisme sa masse de manœuvre et infligent aux possédants leur première grande peur.

      Ce grand exode, qui connut son apogée entre 1940 et 1950, relève de deux causes principales : d'une part l'influence répulsive qu'exerce une structure agraire en grandes unités ne tolérant la petite exploitation que sous forme de métayage (200 000 métayers et fermiers en 1937), d'autre part la création hâtive d'innombrables entreprises industrielles ou destinées à assurer les activités tertiaires liées à celles-ci. Les conditions dans lesquelles s'est réalisée l'industrialisation par substitution d'importations se reflètent directement dans la structure, le comportement et les mentalités de la classe ouvrière et de la nouvelle bourgeoisie urbaine qui s'affirme durant cette période.

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      En 1947, on compte déjà plus de 850 000 ouvriers concentrés pour les trois quarts à Buenos Aires. D'ailleurs, sur 6 500 000 personnes actives, 60 % sont inscrites au titre de la main-d'œuvre rurale ou urbaine et 20 % sont des subalternes. Une personne sur cinq seulement peut être portée au compte des catégories socio-professionnelles moyennes ou supérieures. Or ces ouvriers, qui débarquent par trains entiers à Buenos Aires autour des années quarante et cinquante, sont des ruraux déracinés. Ils sont déroutés par leur premier contact avec la technologie industrielle, les premiers rapports avec le patronat et ses cadres – différents du paternalisme campagnard, même féroce – et dépourvus d'esprit de classe et d'expérience syndicale. Les doctrines et l'organisation politiques, celles notamment des mouvements qui se réclament du marxisme, transplantées en Argentine par les ouvriers qualifiés italiens et espagnols, n'atteignent pas ces hommes de l'intérieur, venus des régions les plus arriérées et qui avaient toujours vécu hors des circuits de l'Argentine politique. Dans les années 1945-1950, ils forment ainsi une masse humaine mal différenciée et désorientée, disponible pour toute aventure simple et revêtue des attraits de la réussite, qui leur donnerait l'illusion de jouer un rôle actif voire prépondérant dans le devenir national.

      Parallèlement, le développement industriel et l'expansion des activités de liaison et de services, du tertiaire en un mot, entraînent l'ascension d'une importante classe moyenne passablement hétérogène. En effet, le caractère dépendant, en dernière analyse, du développement industriel place en porte à faux cette nouvelle classe, la troisième génération d'immigrés. À première vue, on exalte l'indépendance nationale qu'atteste cet effort d'industrialisation réalisé dans le domaine des biens de consommation et sous une vigoureuse protection douanière. Cependant, ce protectionnisme décrété par l'État ainsi que l'inflation soutenue qui encourage l'investissement hasardeux font à ces nouveaux riches un esprit de facilité tant dans la compétition sociale que dans leurs choix idéologiques. Lorsque s'élève le niveau des fabrications et des projets, la technologie d'abord et ensuite le capital proviennent des centres de commande du monde capitaliste, États-Unis et Europe occidentale. Il s'ensuit une relation de dépendance durement ressentie en même temps qu'une ouverture aux modes et aux idéologies en vogue des deux côtés de l'Atlantique nord. En ce sens, l'Argentine urbaine et moyenne est plus sensible que tout autre pays latino-américain aux sollicitations des mass media, et le conditionnement y est d'autant plus efficace et subtil que l'on s'enorgueillit de la filiation européenne.

      Les nouvelles classes moyennes, enrichies après la guerre, sont donc ouvertes et généralement dépourvues d'agressivité politique. Aucun ressentiment parmi ces gens qui viennent à peine d'atteindre un statut supérieur et, loin de craindre la prolétarisation, qui, entre les deux guerres, menaça les vieilles classes de l'Europe, poursuivent leur ascension. En 1947, ils n'ont pas encore acquis le comportement type, les réactions de solidarité sociale qui seront les leurs dix ou quinze ans plus tard. Ils professeraient plutôt des idées aussi généreuses que confuses, où l'on retrouve le goût d'une certaine justice distributive et d'une certaine dignité sociale en même temps qu'une exaltation sommaire de la nation argentine et un culte de l'initiative et de la réussite dignes des traditions des pionniers. Sous-jacentes à toutes ces mutations subsistent quelques constantes politiques. Ainsi, la place accordée à l'armée depuis 1930 en tant que pierre angulaire de l'édifice national et responsable de la marche du pays, ou celle traditionnellement et institutionnellement consentie à l'Église catholique qui demeure très espagnole et couvre de son réseau de relations tout le champ de vie d'un Argentin, ou encore des héritages du fond créole comme le respect de la force, l'exaltation du « machismo » et le besoin d'autorité. L'opprobre qui frappera par la suite la démocratie parlementaire de style européen est le fruit de l'expérience en Argentine depuis 1930.

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      Or ce mépris du libéralisme politique s'associe volontiers, à la fin de la guerre, à une hostilité spontanée envers le libéralisme économique que prône l'aristocratie du négoce et de l'élevage liée à la ville-port de Buenos Aires. En effet, les prolétaires déplacés des provinces misérables ou appauvries expriment leur ressentiment envers la capitale opulente et exploiteuse et la classe qui la symbolise ; les nouveaux riches de la « fabrique », d'origine urbaine et généralement étrangère, sont repoussés par cette aristocratie traditionnelle et se refusent encore à se couper de la masse des immigrés urbains de formation démocratique, voire égalitaire. Aussi lorsqu'un petit groupe d'intellectuels nationalistes, allié à une partie de la caste militaire, propose une idéologie et un système qui associent l'autorité politique au nationalisme économique et à la promotion individuelle du prolétaire au nom de la justice sociale, tout un mouvement se développe-t-il rapidement pour appuyer le chef militaire qui se lance dans cette aventure.

      L'ère péroniste (1945-1955)

      Le péronisme affronte les élections du 24 février 1946 sous les sigles du parti laboriste, formé de syndicalistes soucieux de promotion ouvrière et d'une fraction dissidente du radicalisme qui monopolisait traditionnellement les votes populaires. Les deux mouvements réunis donnent à Perón, candidat à la présidence, 56 % des voix. Il triomphe de la coalition qui réunit radicaux, socialistes, communistes et libéraux.

      Deux ans plus tard, Perón impose la fusion des mouvements, qui avaient jusqu'alors gardé une certaine autonomie, en un parti justicialiste dont il fait l'instrument de son pouvoir personnel.

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      En 1946-1947, l'Argentine est encore maîtresse, avec l'Australie, du marché international des grains et des viandes ; elle dispose d'énormes réserves monétaires, après avoir été créancière de tous les belligérants. Perón utilise cette situation financière exceptionnelle pour racheter les grands services publics qui avaient été concédés à des compagnies étrangères, notamment les Chemins de fer, construits par des sociétés anglaises et françaises. Il pratique également, dans les premières années, une politique de largesses qui donne à l'Argentine une impression d'aisance et de facilité. Il développe la législation sociale mise au point antérieurement par le ministère du Travail sous sa direction, donnant enfin aux ouvriers des campagnes et des usines, ainsi qu'aux employés et subordonnés, un statut juridique, des moyens de défense et de contestation, bref, une place dans la société. Cela est suffisant pour que s'affirment les masses ouvrières qui sentent pour la première fois que l'État les soutient dans leurs conflits avec le patronat. Pour l'observateur européen, les conquêtes ouvrières du péronisme peuvent paraître banales et ne signifier qu'une légère correction des rapports sociaux en économie capitaliste ; pour l'Argentine, qui sort de l'âge pré-industriel, c'est une révolution que l'aristocratie porteña ne pardonnera jamais.

      Perón, cependant, malgré la démagogie des discours et des attitudes, prend soin de ne pas affecter sensiblement les structures économiques du pays : le capitalisme national est vigoureusement encouragé et, à quelques exceptions près, les investissements étrangers ne sont pas attaqués, aucune réforme n'est sérieusement envisagée. Sous l'influence directe de théoriciens fascistes et phalangistes, il s'attache, d'autre part, à mettre en place des organes de type corporatif, n'obtenant qu'un succès mitigé. Aussi ne peut-on s'étonner que la contradiction du péronisme, démagogie verbale et gestuelle d'une part, maintien des structures vilipendées de l'autre, ne finisse par éclater. À partir de 1950, la situation commence à se dégrader. Une sécheresse prolongée affecte les récoltes, entraînant l'arrêt des exportations et même le rationnement de la viande en 1952 ; les cours internationaux des produits agricoles baissent, les réserves de devises s'épuisent et l'inflation s'accélère. Plus fondamentalement encore, aucun investissement conséquent dans les fabrications de base n'ayant été réalisé, le développement industriel est enrayé, les coûts s'élèvent et la crise gagne aussi ce secteur privilégié. Or c'est le moment où s'opère une véritable dichotomie du couple Perón. Evita, qui, sans le veto de l'armée, aurait été désignée vice-présidente en 1952, s'adonne à une sorte de passion du pauvre, répandant à travers tout le pays les bienfaits de sa fondation, soulignés de discours enflammés, tandis que son époux, revenant sur la politique distributionniste de ses débuts, donne des gages aux militaires et aux industriels. La mort d'Eva Perón, le 26 juillet 1952, plonge le pays dans une atmosphère d'hystérie collective soutenue par de vigoureuses pressions administratives. La crise économique s'aggrave, l'infrastructure argentine non rénovée devenant incapable de répondre aux efforts qu'on exige d'elle. Elle entraîne une crise politique particulièrement sensible parmi les classes moyennes désorientées par le double appel à la démagogie ouvriériste et nationaliste et au capital étranger, cependant que le régime prend un tour de plus en plus policier. Le conflit qui s'engage alors avec l'Église vient donner une caution morale précieuse aux bourgeois et aux aristocrates ainsi qu'à une partie de la marine et à quelques secteurs de l'armée qui commencent à s'inquiéter de la mégalomanie du chef, mais aussi de la possibilité que ses outrances verbales ne déclenchent un véritable mouvement de révolution sociale. Après l'échec du 16 juin 1955, un coup d'État militaire réussit de justesse en septembre, dans un climat de passivité générale. Le 20, Perón s'embarque à bord d'une canonnière paraguayenne : la « Révolution libératrice » triomphe.

      Les époux Perón, 1951 - crédits : Universal History Archive/ Universal Images Group/ Getty Images

      Les époux Perón, 1951

      Premières victimes de la révolution argentine - crédits : Fox Photos/ Getty Images

      Premières victimes de la révolution argentine

      L'après-péronisme : la tentation militaire

      À cause du niveau social et culturel d'un pays qui se caractérise, en Amérique latine, par son haut degré d'alphabétisation et d'instruction générale, son solide équipement urbain et son puissant mouvement ouvrier, il paraît impossible aux équipes libérales qui abattent la dictature en 1955 de retourner au régime de participation politique limitée, cher aux conservateurs. Mais la moyenne bourgeoisie, industrielle et commerciale, et l'aristocratie terrienne qui reprennent le pouvoir n'ont évidemment pas acquis la maturité politique qui leur permettrait de supporter et de canaliser dans le cadre d'institutions démocratiques les tensions qui devaient logiquement naître d'une libéralisation totale de la vie politique. Aussi de multiples solutions de participation restreinte ou contrôlée furent-elles tentées et éprouvées ces dix dernières années selon un mouvement pendulaire qui aboutit à un régime militaire. À partir du moment où l'on accepte d'éliminer du jeu politique la masse suspecte de contamination péroniste, il n'est point d'autre issue possible que le remplacement des élections par la désignation militaire, dans l'exacte mesure où la masse ouvrière continue à s'exprimer par le péronisme et où celui-ci obtient, à toute élection libre, la majorité des suffrages (en 1957 et 1965, par exemple). Il dispose d'un tiers des voix environ ; beaucoup plus dans certaines circonscriptions comme les banlieues de Buenos Aires, alors que l'atomisation des partis traditionnels éparpille les votes hostiles de droite ou de gauche. De plus, les votes péronistes se portent massivement, sur ordre, vers tel ou tel groupement minoritaire autorisé, qui peut par là même s'emparer démocratiquement du pouvoir soit au niveau de l'État fédéral (c'est le cas de l'élection du président Frondizi), soit dans les États provinciaux (on comptait trois gouverneurs péronistes au moment du coup d'État de 1966).

      Cependant, la coalition des éléments hostiles à la suppression de toute démocratie réussit à reculer jusqu'en 1966 l'instauration officielle d'une dictature militaire stable. Cette résistance s'appuie, passivement, sur la majorité de la population, et particulièrement les classes moyennes, attachées à un système représentatif où elles jouent normalement un rôle prédominant et qui, d'ailleurs, ne semblent pas professer une bien grande admiration pour les cadres militaires. Elle regroupe la plupart des chefs de file des partis traditionnels, interprètes de ces classes et peu enclins à quitter les allées du pouvoir quelle que soit leur hostilité au péronisme, une bonne partie de l'aristocratie financière et industrielle qui désire offrir aux marchés internationaux des capitaux l'image d'un pays respectueux des règles constitutionnelles et assuré d'une certaine stabilité, et aussi d'importants groupes militaires soucieux d'éviter un nouveau discrédit des forces armées, déjà responsables de l'aventure péroniste et que les tentations de la dictature peuvent précipiter dans l'anarchie, comme cela faillit se produire en 1963.

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      On comprend, dès lors, que de multiples formules aient été essayées pour offrir l'apparence du respect des formes démocratiques tout en imposant une politique conforme aux besoins des classes sociales minoritaires mais dominantes, avant que les forces armées ne se décident, de guerre lasse, à poser le problème politique dans toute sa brutalité, c'est-à-dire à prendre en charge directement le destin de la nation.

      L'« après-péronisme » : les principales étapes

      La « Révolution libératrice »

      Une période confuse suit la victoire militaire obtenue en septembre 1955 par la marine et certains éléments de l'armée. Dès le 13 novembre, le général Lonardi, de tendance nationaliste et autoritaire, cède la place au général Aramburu, partisan du retour aux normes de la démocratie républicaine. 1956 et 1957 représentent deux années de transition et de tension, de reconstruction économique et politique aussi. Le gouvernement s'emploie à ranimer l'agriculture languissante pour obtenir à nouveau des disponibilités en viandes et en céréales destinées à l'exportation. L'aristocratie terrienne, qui avait dû payer une partie de l'effort d'industrialisation, devient donc la première bénéficiaire du nouveau cours. Les rouages du pouvoir politique et administratif sont pris en charge et remis en mouvement par les juristes et aussi, fait nouveau, par les jeunes technocrates issus les uns et les autres des classes supérieures et moyennes que représentent les partis conservateurs et radicaux. Les structures syndicales sont généralement respectées au nom de la réconciliation nationale jusqu'à ce qu'éclate en juin 1956 une révolte péroniste, vigoureusement écrasée. Les universités deviennent de bouillonnants foyers de recherches scientifiques, pédagogiques et politiques, et l'on en crée de nouvelles. L'Argentine semble assoiffée de culture ; une remarquable éclosion de talents, de modes et d'écoles, en littérature comme dans les arts plastiques, lui redonne, en Amérique latine et en Europe, la place et le prestige qu'elle avait perdus au temps des dictatures idéologiques. Ce dynamisme et cette ouverture de la culture continueront à se développer malgré les soubresauts et les crises qui secoueront le pays. La vie politique renaît selon les vieilles règles et avec les vieux partis, notamment à l'occasion de la désignation et de la réunion d'une Assemblée consultative qui rétablit la Constitution de 1856. La scission du mouvement radical permet ainsi au groupe « Intransigeant » – de tendance réformiste proche de la gauche intellectuelle –, animé par Arturo Frondizi, de s'allier à Perón, en vue des élections de 1958. Cette entente secrète assure la victoire de A. Frondizi, élu président de la nation sur un programme de développement de l'industrie nationale, de satisfaction des revendications sociales et de libéralisme politique.

      La démocratie restreinte

      Peu après son élection, le président Frondizi, pris dans un étau que resserrent les mouvements et syndicats péronistes d'un côté, les chefs militaires de l'autre, s'emploie tout à la fois à louvoyer et à pratiquer une véritable politique de fuite en avant, une course contre le temps pour créer des situations irréversibles, modifier des mentalités politiques héritées de 1930 et remodeler certaines des structures économiques du pays. Il cherche à opposer aux vieilles querelles des politiciens une mystique du développement national qui mobiliserait toutes les classes sociales et notamment les couches influencées par Perón dans la construction économique d'une Argentine moderne. Mais ce développement se réaliserait, cette fois, au profit non tant de la petite bourgeoisie industrielle que des grandes sociétés internationales chargées de renouveler l'infrastructure, d'implanter les industries de base (sidérurgie, pétrochimie) et de mettre en valeur les réserves pétrolières. La contradiction majeure d'une telle politique devient si apparente que le président Frondizi ne peut, malgré son extraordinaire habileté tactique, se maintenir au pouvoir le temps nécessaire à la constitution d'une force politique qui le soutienne. Il s'agit, en effet, de créer un puissant réseau d'intérêts argentins, liés à ce boom économique animé de l'extérieur, qui puisse exalter la politique frondiziste au nom du mythe de la technique et de la « Nouvelle Argentine », et attirer les couches supérieures de la classe ouvrière. Du moins à partir du moment où celle-ci pourrait en retirer quelques avantages, même mineurs, après avoir été soumise à l'austérité salariale en vue de financer le rééquipement du pays, et, partant, à une pression policière tour à tour bénigne ou violente. Conçue sur de telles bases par l'équipe de Frondizi, la politique de front national, que secouaient de mois en mois les mouvements d'humeur, armés ou non, de tel ou tel groupe militaire, ne peut qu'aboutir à un échec électoral. Subtil tacticien et froid technocrate, Frondizi n'a rien d'un meneur de foules. Il croit cependant le mouvement suffisamment lancé, et les péronistes conscients de l'enjeu, pour tenter l'expérience d'élections libres en mars 1962. Il se trompe, et la victoire péroniste dans les principales provinces donne l'argument nécessaire aux ultras des forces armées pour déposer le président.

      L'Argentine se trouve alors plongée, pour plus d'un an, dans une crise économique et sociale dont on recherche, anxieusement, la solution. Durant cette période, au prix de plusieurs affrontements publics, parfois sanglants (printemps de 1963), les militaires règlent leurs comptes et procèdent à une épuration : l'armée s'empare des bases de la marine et les officiers « ultras » des trois armes sont éliminés de manière à permettre un dernier essai de démocratie contrôlée. Le général Onganía, le vainqueur de ces combats fratricides, devient le garant de cette ultime tentative.

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      Les candidatures péronistes et celles de leurs alliés ne sont pas admises aux élections de juillet 1963 : il s'agit de désigner le successeur constitutionnel du président Frondizi et les membres de l'ensemble des corps électifs du pays. On observe une éclipse du péronisme et une grande dispersion des votes, dont bénéficient en définitive les « radicaux du peuple », fidèles représentants de la vieille garde radicale, pâles interprètes des classes moyennes traditionnelles, notamment celles qui sont liées à la bureaucratie, et de certaines couches ouvrières très qualifiées, influencées par les premières. Le président Illia, qui doit s'appuyer ainsi sur un mouvement minoritaire (25 % des voix) et extrêmement divisé, s'attache à gérer les intérêts de l'Argentine en bon père de famille. Il élargit au maximum, compte tenu de la pression militaire, les libertés individuelles et collectives. Prenant le contre-pied des technocrates de Frondizi, il mène une politique discrètement nationaliste. Il se trouve aussitôt en butte à d'efficaces attaques, tantôt directes, tantôt sournoises, des intérêts économiques argentins et étrangers qu'un certain nombre de mesures – plutôt des demi-mesures – lèsent ou menacent de léser (par exemple, l'annulation des contrats pétroliers souscrits par le président Frondizi). Le président Illia doit affronter les résistances des classes dominantes de la nation que représentent d'un côté le groupe Frondizi, de l'autre les conservateurs classiques, et qu'appuie une grande partie de l'armée, ainsi que l'opposition du mouvement péroniste soucieux de profiter au maximum des possibilités de reconquête politique qu'offre le rétablissement des formes normales de la vie démocratique. Le président, que soutient mal un gouvernement divisé et impuissant à susciter un mouvement d'adhésion populaire sur une politique toute en demi-teintes, suspend littéralement son action. Il donne à l'Argentine une impression d'inefficacité et d'enlisement, malgré la reprise de l'activité économique stimulée par d'excellentes récoltes et par la relance de la consommation – et de l'inflation – grâce à d'importantes hausses de salaires. Les succès péronistes aux élections législatives partielles de 1965 qui font espérer un triomphe aux élections des gouverneurs provinciaux en 1967, et même aux présidentielles de 1969, servent une fois de plus d'argument aux forces armées pour s'emparer du pouvoir, sous le prétexte de l'efficience, le 28 juin 1966.

      L'échec : la « révolution » militaire de juin 1966

      Il ne s'agit pas, cette fois, d'assurer la gestion du pays, de procéder à une remise en ordre et de créer ainsi les conditions favorables au fonctionnement normal des institutions consacrées par la tradition juridique argentine, comme ce fut le cas en 1955-1958 et en 1962-1963, mais bien d'instaurer un nouveau système politique qui ne recherche sa légitimité que dans le soutien officiel des forces armées et, comme tel, se veut révolutionnaire.

      L'Acte et le Statut de la révolution argentine, documents qui définissent un régime politique autoritaire et témoignent d'une vocation économique libérale, prennent le pas sur la Constitution. Ils sont signés des trois commandants en chef, qui désignent comme président le général Onganía, que le président Illia avait mis à la retraite. Dès lors, le président Onganía devient le chef unique d'une nation, dont les éléments conservateurs les plus ouverts et les plus pragmatiques, liés aux principaux groupes financiers étrangers qui recommencent à investir en Argentine, contrôlent désormais la vie économique. Parallèlement, d'importants leviers de développement du pays (l'industrie lourde et la planification par exemple) dépendent partiellement d'organismes à forte participation militaire et dont l'esprit nationaliste est évident. La responsabilité politique a été confiée aux idéologues nationalistes, choisis également parmi les plus pragmatiques. La vie politique est officiellement arrêtée puisque tous les corps délibératifs ont été supprimés, depuis le conseil municipal jusqu'au Sénat, tous les partis interdits et leurs biens confisqués. Toutes les autorités élues ont été remplacées, le plus souvent par des militaires de tous les grades. Un ensemble impressionnant de lois répressives ou visant à l'encadrement des populations a été promulgué mais, jusqu'au printemps de 1968, non appliqué, exerçant ainsi une pression discrète, toutefois efficace, dans le sens de l'autocensure de l'expression des idées et de l'autocontrôle du comportement. L'Université a été mise au pas, sans autre réaction qu'un exode de professeurs et de chercheurs parmi les plus qualifiés de Buenos Aires. Les mouvements de grève ont été vigoureusement réprimés et les organisations syndicales qui avaient tacitement soutenu le coup d'État, humiliées, divisées et épurées, dans l'espoir d'obtenir des vieux hiérarques syndicaux, péronistes ou réformistes indépendants, la reconstitution d'une CGT disposée à collaborer avec le régime. De profondes réformes des structures formelles de la haute administration ont été réalisées sans que les changements d'organigramme paraissent affecter les mécanismes réels de prises de décision.

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      Le président Onganía, qui s'est fixé des objectifs aussi vagues qu'ambitieux, maintient l'équilibre entre les deux tendances dominantes de son gouvernement, chacune s'imaginant apparemment qu'elle tirera profit de l'usure de l'autre, et assure qu'il a tout le temps de développer son action en trois longues étapes : développement économique, justice sociale, organisation politique. Mais l'indifférence d'un peuple que vingt-cinq ans d'aventures politiques et les faillites successives des personnalités auxquelles il avait confié son destin ont rendu fataliste fait qu'en 1966 les responsables politiques ont acquis, dans leur grande majorité, la conviction que les voies démocratiques ne permettent plus de vaincre les difficultés économiques, sociales et politiques de l'après-péronisme, et certains même réclament ouvertement l'intervention de l'armée. On s'explique, dans ces conditions, l'espèce de consensus silencieusement accordé au coup d'État par le peuple.

      — Romain GAIGNARD

      De la « révolution argentine » au « grand accord national » (1966-1973)

      La dictature du général Onganía et celle qui suivit le coup d'État de 1976 ont plus d'un trait commun : même résignation initiale d'une opinion publique traumatisée par l'instabilité et l'impuissance des institutions représentatives, même incertitude sur les intentions réelles d'un pouvoir qui prétend imposer à sa guise les transformations économiques et sociales qu'il estime indispensables à la mise en place d'un nouveau cadre politique, même équilibre savant entre des militaires « nationalistes » préposés à la planification et au développement des industries de base et des technocrates libre-échangistes chargés d'ouvrir aux capitaux étrangers les secteurs les plus rentables de l'économie, même plan de stabilisation par le blocage des salaires et la liquidation des entreprises et des services publics, même recours aux dévaluations monétaires et à la suppression du contrôle des changes pour favoriser les intérêts du secteur agro-exportateur et les grandes firmes multinationales, même mépris à l'égard des organisations politiques et même suspicion à l'encontre des organisations syndicales, même attitude répressive contre les mouvements de grève et même mise au pas de la presse et de l'Université.

      Les insurrections populaires de mai-juin 1969 à Rosario et à Córdoba révélèrent l'ampleur des tensions engendrées par cette stratégie, et le mouvement de contestation qui gagna la majorité de la population contraignit même le haut commandement militaire à destituer le président Onganía en juin 1970.

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      L'interrègne de Roberto Levingston dure neuf mois, le temps que la guérilla urbaine se développe, que les grèves ouvrières se durcissent, que la Rencontre nationale des Argentins mobilise à Rosario communistes, péronistes et radicaux pour un programme démocratique et d'indépendance nationale, que le péronisme et le radicalisme populaire s'unissent pour réclamer dans un manifeste intitulé L'Heure du peuple l'organisation d'élections libres et, en fin de compte, que de nouveaux troubles à Córdoba fassent sentir à l'état-major interarmes l'urgence de trouver une issue politique à la crise (25 mars 1971).

      Chargé de négocier avec les principales forces politiques un « grand accord national » qui permettrait à l'armée de se désengager sans perdre la face, le général Lanusse sait habilement désamorcer les complots d'une opposition militaire animée par ses deux prédécesseurs, mais il ne parvient ni à éviter une nouvelle détérioration de la situation économique, ni à faire accepter aux travailleurs la réduction de leur pouvoir d'achat par l'inflation et le chômage, ni à dissiper le malaise d'une opinion publique qui ne s'inquiète pas moins du durcissement de la répression que du développement du terrorisme révolutionnaire, et ces échecs ne lui laissent plus d'autre choix que de manœuvrer en retraite jusqu'aux élections du 11 mars 1973 et de passer la main au président élu Hector Cámpora, fidèle entre les fidèles du général Perón.

      La restauration péroniste (1973-1976)

      La restauration péroniste va tenter de renouveler l'expérience de 1946, mais les conditions ne sont plus les mêmes : l'économie est désormais passée sous la dépendance technologique et financière des firmes multinationales, la classe ouvrière est plus expérimentée et plus combative, et le mouvement péroniste lui-même est déchiré par des contradictions d'autant plus vives que l'âge et l'état de santé du Guide suprême posent déjà le problème de sa succession.

      Ces contradictions s'exacerbent rapidement dès l'entrée en fonction du président Cámpora (25 mai 1973) et, le 20 juin, devant deux millions de fervents venus de toutes les provinces attendre le retour du général Perón, une violente fusillade met aux prises les formations spéciales des Jeunesses péronistes, adeptes d'un « socialisme national », et le service d'ordre mis en place par la vieille garde syndicaliste et la camarilla de José López Rega, l'éminence grise du régime.

      Isabel Perón, 1973 - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

      Isabel Perón, 1973

      Le général Perón ne manque pas de vitupérer le jour suivant « ceux qui prétendent déformer le mouvement » et, après consultation du haut commandement des trois armes, il ne laisse pas d'autre choix au président Cámpora et au vice-président Solano Lima que de renoncer à leur charge devant le Congrès (14 juill.). Devenu une fois de plus l'ultime recours devant le chaos, il est plébiscité le 23 septembre avec sa femme « Isabelita » par 61,85 % des suffrages, mais, comme en témoignent l'assassinat du secrétaire général de la CGT, José Rucci (25 sept.), et la destitution du recteur de l'université de Buenos Aires, Rodolfo Puiggros (2 oct.), la lutte des factions et les règlements de comptes se poursuivent.

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      Pendant les neuf mois qu'il lui reste à vivre, le général Perón aura beau vouloir rassurer l'opinion, il ne pourra faire cesser ni les attentats ni les enlèvements et, lorsqu'il disparaît, le 1er juillet 1974, la violence ne connaît plus de frein sous le gouvernement hésitant d'Isabelita, prisonnière du « clan raspoutinien » de l'aventurier López Rega. Publiant, le 23 mars 1976, un bilan du terrorisme et de la répression depuis le 25 mai 1973, La Prensa le chiffre à 1 358 victimes dont 66 militaires, 170 policiers, 445 guérilleros et 677 civils.

      Coup d'État du général Videla, 1976 - crédits : Keystone/ Getty Images

      Coup d'État du général Videla, 1976

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      Ce n'est pourtant pas dans la montée du terrorisme, déjà enrayée à la fin de 1975, qu'il faut voir la principale raison du nouveau coup d'État militaire de mars 1976, mais dans la décomposition de l'appareil péroniste et la faillite de la politique économique et sociale définie par le « pacte social », signé le 8 juin 1973 entre le ministre des Finances, José Gelbard, la CGT et la CGE, et le « plan triennal pour la reconstruction et la libération nationale », publié le 22 décembre 1973. Parmi les multiples signes de cet effondrement, nous citerons seulement la démission de José Gelbard (27 oct. 1974) et la valse de ses successeurs, le mécontentement ouvrier particulièrement vif à Córdoba et l'attitude de plus en plus critique de la CGT à l'égard de López Rega (juill. 1975), les protestations de la puissante Société rurale argentine et le malaise compréhensible de l'ensemble de la population devant un taux mensuel d'inflation de 48 % pendant le second semestre de 1975.

      La « réorganisation nationale » après le 24 mars 1976

      Coups d'État au Chili et en Argentine, 1973 et 1976 - crédits : Pathé

      Coups d'État au Chili et en Argentine, 1973 et 1976

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      Dans le texte où la junte militaire a défini, trois jours après son coup d'État, son programme de « réorganisation nationale », on peut lire qu'elle se proposait comme but suprême de « mettre en place une souveraineté politique fondée sur le fonctionnement d'institutions constitutionnelles revitalisées », et, entre autres objectifs préalables, d'« éliminer la subversion » et de « promouvoir le développement économique », notamment « en offrant à l'initiative et aux capitaux privés, nationaux et étrangers, les facilités nécessaires pour participer à l'exploitation des richesses nationales ».

      Augusto Pinochet et Jorge Videla, 1978 - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

      Augusto Pinochet et Jorge Videla, 1978

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      Pendant toute la durée de la présence des militaires au pouvoir, on en a surtout remarqué les aspects répressifs de ce programme ; mais, en soulignant à plusieurs reprises que la subversion « couvre le domaine social, économique, culturel et psychologique en plus du domaine militaire », le général Videla n'avait-il pas lui-même laissé entendre que les arrestations arbitraires, les tortures, les disparitions et les exécutions sommaires pouvaient n'avoir d'autre motif que de faire taire toute protestation contre la politique de redéploiement de son ministre de l'Économie, Martínez de Hoz ?

      Malgré la « paix sociale » obtenue à ce prix et malgré l'atout enviable de quatre excellentes récoltes en cinq ans, le général Videla n'a manifestement pas réussi à transmettre le pouvoir dans de bonnes conditions au général Viola, ancien commandant en chef de l'armée de terre, qui a pris ses nouvelles fonctions le 29 mars 1981.

      Ce dernier passait pour être plus ouvert que son prédécesseur au dialogue et à la négociation, mais les longues délibérations qui ont précédé sa désignation laissaient deviner que son activité serait étroitement surveillée par la junte des commandants en chef des trois armes (Leopoldo Fortunato Galtieri, Armando Lambruschini, Omar Graffigna). Le gouvernement qu'il a constitué est assez révélateur à cet égard : si l'attribution des Affaires étrangères à Oscar Camilión indiquait qu'un pont avait été établi avec les frondizistes du MID (Mouvement pour l'intégration et le développement), la nomination de Lorenzo Sigaut, de Jorge Aguado et de Eduardo Oxenford à la direction des Affaires économiques représentait une évidente concession à la bourgeoisie industrielle, agraire et commerçante, qui jugeait l'orientation de Martínez de Hoz trop exclusivement favorable à l'agrobusiness et aux grandes banques, et les postes clefs de l'Intérieur, de la Défense et de l'Action sociale continuaient à être détenus par des militaires. Un autre pas fut accompli en direction des péronistes avec la libération de l'ex-présidente « Isabelita » le 6 juillet 1981, mais diverses déclarations montraient que le haut commandement redoutait de se laisser entraîner sur la même pente que le général Lanusse en 1973 et qu'il continuerait donc à subordonner le rétablissement des instances démocratiques à la création fort aléatoire d'un grand parti conservateur capable d'assurer sans secousse la relève du régime. Restait à savoir si cet immobilisme politique serait compatible avec la persistance des difficultés économiques auxquelles l'Argentine se trouvait confrontée depuis la fin de 1979.

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      L'oligarchie terrienne n'a pas tardé, en tout cas, à protester par le canal du journal La Prensa contre le rétablissement de la taxe à l'exportation des céréales, et les critiques du grand quotidien conservateur ont même été si vives que le gouvernement lui a retiré toute publicité officielle, mesure contre laquelle l'ensemble de la presse s'est aussitôt élevée. D'un autre côté, à l'appel de l'ancien secrétaire général du SMATA, le puissant syndicat de l'automobile, le mécontentement populaire contre l'insécurité de l'emploi et les difficultés d'existence s'est si massivement exprimé à Buenos Aires le 17 juin 1981, que La Nación a pu écrire le lendemain : « Il existe une atmosphère de tension considérable dans la République. Il n'est que de sortir dans la rue pour s'en apercevoir. » Mais la Conférence épiscopale a été beaucoup plus nette en affirmant : « Il y a une crise d'autorité qui ne peut être résolue que par la restauration de l'état de droit, conformément à la Constitution. »

      C'est dans ces circonstances que les principales formations politiques représentées au Parlement avant le coup d'État de 1976 (Parti justicialiste, Union civique radicale, Parti radical intransigeant et Fédération démocrate-chrétienne) se sont unies pour réclamer le retour progressif à la démocratie et, dans l'immédiat, la libération des détenus politiques et syndicaux, la vérité sur les « disparus », la défense de la production nationale et l'amélioration du niveau de vie des travailleurs. Cet accord s'est même étendu par la suite au Parti communiste, qui exerçait une influence non négligeable dans les grands centres ouvriers, mais cette volonté unitaire ne s'est pas manifestée aussi fortement au niveau syndical, et la rivalité qui continuait à opposer les péronistes « durs » de la CGT aux « modérés » de la « commission intersectorielle » n'est sans doute pas étrangère à l'insuccès de la grève du 22 juillet 1981, lancée sur le mot d'ordre – assez peu mobilisateur, il est vrai – de « relance de la production ».

      — Roland LABARRE

      La guerre des Malouines (avril-juin 1982)

      S'il y eut un projet politique de la dictature militaire qui rencontra l'adhésion unanime des Argentins, ce fut sans conteste la « récupération » des Malouines. À l'approche de l'anniversaire des cent cinquante ans d'« usurpation » des îles par les Britanniques – le 3 janvier 1833 –, la cause apparaissait non seulement comme un moyen de retrouver une cohésion nationale derrière le gouvernement militaire en perte de vitesse, mais également comme juste. Toutefois, le déroulement de la guerre révèle une dramatique interprétation du jeu des relations internationales de la part des dirigeants argentins.

      Le 2 avril 1982, à l'annonce de la prise de la capitale de l'archipel, Port Stanley – rebaptisée presque immédiatement Puerto Argentino –, par une troupe de cinq cents soldats argentins, plusieurs milliers de personnes se rassemblent à Buenos Aires, sur la place de Mai, pour clamer leur enthousiasme. L'adhésion à l'invasion – considérée comme une reconquête – est presque totale. Les mères des disparus de la dictature soutiennent l'entreprise, adoptant pour l'occasion le slogan « Les Malouines sont argentines, les disparus aussi ». Elles se joignent ainsi à la ferveur nationaliste qui touche même certains prisonniers politiques demandant des aménagements de peine afin de se porter volontaires à la glorieuse « récupération » du territoire national.

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      Pourtant, par ce coup de force, la junte au pouvoir, dirigée par le général Galtieri, commet une bévue diplomatique aux graves conséquences. Elle est convaincue que Londres, peu intéressé par ces terres désolées de l'extrême Sud, ne réagira pas, ou peu, à la violation de son territoire. Cette certitude est le résultat d'une analyse, pour le moins optimiste, reposant sur la foi du soutien inconditionnel des États-Unis, sur les difficultés liées à la politique intérieure du gouvernement britannique et sur l'adhésion de la communauté internationale à sa cause.

      Bien que le gouvernement américain de Ronald Reagan soit mieux disposé que la précédente administration démocrate envers la junte, qui constitue à ses yeux un partisan zélé de sa politique anticommuniste en Amérique latine, cela ne signifie pas pour autant la remise en cause de sa plus fidèle alliance au sein de l'OTAN dans une période de réactivation de la guerre froide. La Maison-Blanche se trouve dans la délicate position de médiateur entre deux de ses alliés. Elle cherche, sans succès, à prévenir la junte de la détermination des Britanniques. Après quoi, elle offre un soutien technologique non négligeable à la Royal Navy, en lui fournissant notamment des avions équipés de la dernière génération de missiles air-air Sidewinder.

      Guerre des Malouines - crédits : Fox Photos/ Hulton Archive/ Getty Images

      Guerre des Malouines

      Les Britanniques réagissent très rapidement au coup de force argentin. Alors que les conseillers de la junte argentine avaient perçu les difficultés de Margaret Thatcher à s'imposer politiquement, y compris au sein de sa majorité, l'affront infligé à la souveraineté de l'Empire offre à la Dame de fer un moyen de galvaniser le Parlement et le peuple derrière elle. Elle n'hésite pas à envoyer la flotte, ni même à commencer les hostilités militaires en coulant, le 2 mai, le croiseur Général Belgrano, fleuron de la marine argentine, hors de la zone d'exclusion définie par les Anglais.

      Quant à l'hypothèse du soutien de la communauté internationale, elle reposait sur la perception du conflit comme étant de l'ordre d'une libération nationale contre une puissance coloniale. Les experts argentins pensaient ainsi obtenir facilement l'adhésion de l'ONU. Mais, les Kelpers (les habitants des îles) n'avaient pas été consultés, n'avaient pas participé à la « libération » et, de fait, se montraient plus favorables à rester dans l'Empire britannique qu'à intégrer une dictature à l'économie vacillante. Le principe d'autodétermination des peuples, qui sous-tend la cause de la décolonisation, n'était donc pas respecté. Ainsi, le Royaume-Uni, dès le 3 avril, obtient la condamnation de l'Argentine par le Conseil de sécurité de l'ONU, qui la qualifie de pays agresseur. Quant à l'opinion publique internationale, elle prend le régime argentin pour ce qu'il est : une dictature militaire au sombre bilan en matière de droits de l'homme.

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      Les opérations militaires se déroulent rapidement et sans surprise. Durant les mois d'avril et de mai, alors que la flotte britannique se dirige vers le cône sud puis organise le blocus des îles, les soldats argentins – au nombre de 10 000, dont plus de la moitié de conscrits – creusent des tranchées dans l'attente du débarquement. Celui-ci commence le 21 mai. Après de sanglants combats qui font plus de 600 morts du côté argentin, les troupes britanniques, composées uniquement de professionnels, obtiennent la reddition le 14 juin, des mains du général Menéndez, alors gouverneur des îles, à Port Stanley.

      La débâcle des Malouines porte un coup fatal au régime militaire. La fièvre patriotique fait place à une défiance envers la dictature, qui se manifeste par des protestations et rassemblements réclamant le retour à la démocratie. Le général Galtieri démissionne de la présidence dès le 16 juin 1982. La désignation d'un nouveau chef de la junte est malaisée car le conflit, toujours latent, entre les différentes armes au sein de la junte s'exacerbe avec la défaite. Le général Bignone est finalement désigné le 1er juillet par l'armée de terre, mais sans la participation des autres armes, et alors que la marine entre en rébellion. Néanmoins, une nouvelle junte se forme en septembre afin de négocier au mieux les intérêts militaires lors de la transition vers un régime démocratique. Elle demeure sous la présidence de Reynaldo Bignone qui a promis la tenue d'élections pour le 30 octobre 1983.

      La consolidation démocratique

      Après leur défaite face aux Britanniques dans la guerre des Malouines en 1982, les militaires argentins, totalement discrédités et de plus en plus ouvertement critiqués pour leurs méthodes violentes de gouvernement, doivent laisser le pouvoir aux civils. Auparavant, ils cherchent à se prémunir contre tout recours à la justice en établissant une loi d'amnistie couvrant la période de la dictature des juntes successives. Si cette loi est rapidement battue en brèche par le premier gouvernement démocratiquement élu en 1983, le jugement des crimes est loin pour autant d'être une bataille gagnée. L'autre héritage de la dictature est une situation économique désastreuse avec laquelle le pays n'en finit pas de se démener. L'impunité et la dette extérieure sont les deux thèmes qui marquent la période allant de la fin de la dictature à nos jours : deux fils rouges qui se rejoignent curieusement dans le nœud de la crise déclenchée en décembre 2001.

      La présidence de Raúl Alfonsín (1983-1989)

      La « théorie des deux démons »

      L'image de l'armée comme rempart de la nation contre les agressions extérieures a volé en éclats avec la défaite militaire dans les îles Malouines. La critique, jusqu'alors principalement portée par les familles des disparus, en particulier les « mères de la place de Mai » qui dénoncent les méthodes employées durant la guerre antisubversive, s'étend simultanément à des affaires de lâcheté ou d'incompétence touchant des officiers durant cette guerre. La vaillance que les militaires ont affichée face aux « subversifs », ennemis infiniment moins puissants, a manifestement fait faux bond face à une véritable armée. Une attitude que les Argentins ne pardonnèrent pas, d'autant que les combats avaient fait des centaines de morts, essentiellement parmi les conscrits.

      Alors qu'il négocie la passation de pouvoir aux civils, le dernier gouvernement militaire du général Bignone entérine une loi d'amnistie censée protéger les membres de l'armée pour les crimes commis durant la répression. Le leader de l'Union civique radicale (UCR) Raúl Alfonsín est élu, le 30 octobre 1983, face à son rival péroniste, en partie en raison de la virulence avec laquelle il dénonce cette loi. Dès avant la passation de pouvoir, fixée au 10 décembre, il désigne une équipe de juristes pour concevoir les cadres légaux qui permettront de juger les crimes commis, notamment l'assassinat, la torture, la séquestration, le vol d'enfants, l'appropriation des biens des victimes et la disparition de personnes. Le nombre de disparus, avancé par les associations de défense des droits de l'homme, atteint 30 000 personnes.

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      Les juristes désignés cherchent à réconcilier tous les secteurs de la société postdictatoriale en concluant à une responsabilité partagée des deux protagonistes d'un conflit qui est resté étranger à l'immense majorité des Argentins mais qui a ruiné leurs vies : c'est la « théorie des deux démons ». Celle-ci trouve son application concrète dans deux décrets présidentiels, premier acte politique d'Alfonsín, qui incriminent les neuf chefs militaires des trois premières juntes, et sept dirigeants survivants de groupes guérilleros.

      Le procès et la condamnation des généraux (entre avril et décembre 1985) est une première en Amérique latine. Toutefois, l'objectif politique de réconciliation nationale n'est pas atteint. D'une part, les familles des victimes ne veulent pas abandonner les poursuites contre l'ensemble des auteurs des crimes, et pas seulement les hauts responsables. D'autant qu'à la demande d'Alfonsín, une enquête portant sur les exactions commises, menée par la Commission nationale sur les disparitions (Conadep) et présidée par l'écrivain Ernesto Sábato, est ouverte. Les conclusions rendues dans le rapport Nunca Más (« Jamais plus »), en septembre 1984, mettent à mal la « théorie des deux démons ». Non seulement l'ampleur des crimes dépasse les pires craintes formulées auparavant par les associations des familles des victimes et de défense des droits de l'homme, mais elle met également en évidence l'implication des corps d'armée dans leur intégralité. D'autre part, dans les casernes règne l'incompréhension la plus totale : les militaires estiment avoir gagné la guerre contre la subversion et il leur paraît aberrant que les vaincus jugent les vainqueurs. Opposés à toute poursuite judiciaire, ils assimilent rapidement, et abusivement, le nouveau gouvernement à leurs anciens ennemis.

      « Point final » et « Obéissance due »

      Le procès des généraux ne clôt pas la question des crimes commis durant la dictature. Le problème demeure durant toute la présidence d'Alfonsín, participant, avec la crise économique, à miner les espoirs suscités par le régime démocratique, sans toutefois le remettre en question.

      Le président Alfonsín, qui souhaite en finir avec les enquêtes et les procès parce qu'ils créent un climat de constante agitation dans les casernes, fait voter la loi du « punto final » le 23 décembre 1986, fixant une date butoir au-delà de laquelle il ne sera plus possible d'intenter d'actions en justice. Toutefois, ce qui apparaissait comme une concession importante faite aux militaires et un moyen de clore ce chapitre, provoque une nouvelle crise. Des milliers de nouveaux cas sont présentés devant les tribunaux avant la date butoir.

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      La réaction des militaires, acculés par la mobilisation, a lieu durant la semaine sainte de 1987. La mutinerie des carapintadas (littéralement « figures peintes », en référence au camouflage utilisé par les militaires rebelles), menée par le lieutenant-colonel Aldo Rico, provoque une manifestation de plus de trois cent mille personnes dans toutes les grandes villes du pays, en soutien à Alfonsín. Celui-ci se trouve en position de force pour négocier la reddition des militaires, auxquels il a pourtant octroyé de nouvelles concessions : désormais prévaut le principe selon lequel les subalternes n'ont fait que leur devoir en obéissant, assurant aux présumés exécutants l'irresponsabilité juridique. Cependant, cette loi dite de l'« Obéissance due », présentée au Parlement le 5 juin 1987, ne réussit pas à apaiser les milieux militaires. Si les officiers ont gagné l'assurance de ne plus être poursuivis en justice, la question de leur carrière n'est pas pour autant réglée. En effet, les promotions doivent être approuvées par le Sénat qui fait souvent barrage, soit sous la pression des organismes de défense des droits de l'homme attentifs aux listes de promotions, soit par les sénateurs eux-mêmes anciennes victimes de la répression (en particulier parmi les péronistes). Cette question provoque des frondes sporadiques dans les milieux militaires, accentuant l'impression d'un gouvernement incapable de maîtriser la situation.

      Mais la mobilisation massive de la population en faveur du régime démocratique menacé montre la position, désormais ferme, de rejet d'un nouveau gouvernement militaire. La démocratie est défendue, quand bien même elle serait impuissante à résoudre les graves problèmes économiques auxquels les Argentins sont quotidiennement confrontés.

      Hyperinflation

      Durant toute la période de la présidence d'Alfonsín, l'inflation ne cesse d'augmenter, la hausse des prix atteint 5 000 % en 1989, et les diverses mesures gouvernementales, tel le plan Austral lancé en 1985, n'enrayent pas le phénomène. De même, la dette extérieure, encombrant héritage de la dictature qui l'a multipliée par quatre durant sa gestion, ne cesse de s'accroître et devient un poids qui entrave toute politique sociale. Les Argentins sont condamnés à voir le prix du pain tripler en l'espace d'une journée, et la spéculation devient un sport national. L'hyperinflation est un traumatisme qui pèse lourd dans les consciences et permet, en grande partie, de comprendre le succès d'un homme qui se présente comme providentiel : Carlos Sául Menem.

      Les syndicats sont un autre facteur presque permanent de déstabilisation du gouvernement d'Alfonsín. Le péronisme, dont le Parti (justicialiste) connaît une profonde crise suite, entre autres, à la première défaite électorale de son histoire en 1983, manifeste son opposition à travers la CGT, principale centrale syndicale qui lui est traditionnellement acquise. Ce ne sont pas moins de treize grèves générales qui jalonnent le sexennat radical. Après l'élection présidentielle du 14 mai 1989 qui voit la victoire du péronisme, Saúl Ubaldini, le leader de la CGT, va jusqu'à exiger du président de la République qu'il « laisse la place à ceux qui ont des solutions ». Ce que fait effectivement Alfonsín le 8 juillet 1989, anticipant de cinq mois la date de passation de pouvoir prévue par la Constitution.

      La présidence Menem (1989-1999)

      « Suivez-moi ! »
      Carlos Menem - crédits : Rick Maiman/ Sygma/ Getty Images

      Carlos Menem

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      Durant les derniers mois de l'année 1988, au moment le plus fort de l'hyperinflation, Carlos Menem, le gouverneur péroniste de la province de La Rioja, au bagout impressionnant, fait campagne avec un slogan aussi imprécis que lapidaire : « Suivez-moi ! » Élu président avec 49,2 % des voix, il ne tarde pas à donner une orientation imprévue au péronisme qu'il assure vouloir moderniser de fond en comble, l'associant étroitement au néolibéralisme. Alors que, auparavant, le péronisme se caractérisait, au niveau économique, par une tendance au protectionnisme et à l'étatisation des services publics, Menem prend une direction radicalement opposée. 1992 est décrétée « année des privatisations », tandis que l'amnistie a été octroyée aux militaires : le pays poursuit, à marche forcée, son entrée sur le marché mondial, perçu comme un présent radieux dans lequel le passé trouble n'a pas sa place.

      Cette ouverture du marché s'accompagne d'un souci d'intégration régionale à travers le Mercosur (Marché commun du Sud réunissant Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay). L'axe central de cette zone économique naît en novembre 1985, sur la base d'accords commerciaux passés entre le Brésil et l'Argentine, qui s'accompagnent d'un engagement à la consultation mutuelle sur les questions de politique internationale. Mais l'acte fondateur du Mercosur est le traité d'Asuncíon signé en mars 1991. Le dynamisme de cette structure est illustré par les échanges commerciaux. Ainsi, la part des exportations de l'Argentine dans la zone passe de 8 % à 25 % entre 1986 et 1996. Mais la position systématiquement pro-américaine de Menem, qui souhaite faire du pays le « meilleur ami » des États-Unis dans la région, perturbe les relations avec le Brésil. La consolidation de l'intégration régionale est délaissée pour un horizon plus global. En particulier, l'Argentine soutient le projet de Washington visant à la création d'un seul marché commun réunissant tous les pays du continent – à l'exception de Cuba – à l'horizon de 2005, à travers la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA).

      Privatisation et corruption

      Le plan économique dessiné par l'emblématique Domingo Cavallo, ministre de l'Économie avec des pouvoirs étendus, repose sur la stabilité de la monnaie nationale qui permettrait de retrouver la confiance des milieux financiers nationaux et internationaux. La mesure phare est la parité obtenue artificiellement entre le nouveau peso argentin et le dollar américain. Le plan semble fonctionner ; les petits épargnants croient à nouveau en leur monnaie et les institutions financières favorisent l'octroi de crédits avantageux qui relancent la consommation, celle-ci devant servir de moteur à l'industrialisation. Le plan recèle néanmoins de nombreux inconvénients qui apparaissent progressivement.

      La spéculation entre le dollar et ce « sous-dollar » qu'est devenu le peso ne cesse pas pour autant. Le pouvoir d'achat démesuré des Argentins est un puissant frein à l'industrialisation, car il devient moins onéreux d'importer que de produire. Il en résulte un profond déséquilibre de la balance commerciale, obligeant l'État, via la Banque nationale, à acheter massivement sa propre monnaie afin de maintenir la parité, une mesure qui s'avère très coûteuse. Ces dispositions achèvent la transformation de l'économie. Le pays consomme de plus en plus et produit de moins en moins.

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      C'est l'orthodoxie libérale qui est appliquée après concertation avec les experts du Fonds monétaire international (FMI). Cette institution offre sa confiance au pays auquel elle ne cesse d'accorder de nouveaux emprunts, en dépit de la corruption – notamment lors des privatisations –, qui atteint des sommets propres à inquiéter l'opinion publique. D'importants fleurons de l'industrie nationale, dont les compagnies de transports aériens, d'énergie, de téléphonie, sont inexplicablement bradés.

      Néanmoins, la crise de l'hyperinflation semble définitivement révolue. La confiance des milieux financiers permet une grande facilité de crédit pour les Argentins qui ont l'impression d'avoir atteint le « premier monde », une expression fort usitée durant l'ère Menem, et d'avoir réalisé ce vieux rêve de représenter l'« extrême Occident » (Alain Rouquié). La population sait gré de cet argent facile à Carlos Menem qui, bien qu'éclaboussé par de multiples scandales de corruption, est réélu le 14 mai 1995.

      Néanmoins, les laissés-pour-compte de l'essor économique sont toujours plus nombreux et le début de ce second mandat voit apparaître deux types de contestations, au départ relativement marginales mais dont l'ampleur ne va cesser de croître. D'une part, les chômeurs s'organisent en piquets de grève coupant les voies de communication. Exclus du miracle économique argentin, ces piqueteros manifestent leur mécontentement et leur désespoir en réclamant des subsides à l'État. D'autre part se constitue l'association HIJOS, formée d'enfants de victimes de la dictature, dont les actions posent de nouveau la question des procès des anciens tortionnaires.

      Amnisties

      Comme son prédécesseur, le président Menem a finalement cherché à clore le dossier de la dictature. Parachevant les lois du « Point final » et de l'« Obéissance due », il a octroyé dès 1989 l'amnistie présidentielle aux généraux incarcérés ainsi qu'aux anciens guérilleros. L'objectif de réduire la fracture entre civils et militaires est atteint, la grogne des casernes a cessé. La page semble être tournée, mais au prix d'un abandon de toute procédure judiciaire à l'encontre des criminels de la dictature. Le sentiment que l'impunité prévaut dans ce pays se généralise et s'intensifie tout au long des années 1990, d'autant que les affaires de corruption touchant les plus hautes personnalités de l'État se succèdent sans que la justice intervienne, soit parce que des lois lui lient les mains, soit parce que ses agents sont eux-mêmes impliqués.

      Par ailleurs, deux éléments notamment ravivent la blessure toujours ouverte de la dictature.

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      En 1995 est confirmé le modus operandi de la disparition des corps, par la voix d'un ancien officier de marine qui avoue que la grande majorité des prisonniers étaient jetés à la mer, encore vivants et sous sédatifs. Cette révélation soulève l'indignation, y compris dans des secteurs traditionnellement favorables aux militaires.

      Presque simultanément, HIJOS organise ses premiers « scratchs ». La pratique consiste à signaler bruyamment la résidence d'un ex-tortionnaire, répertorié par l'association, afin que l'opprobre du voisinage s'abatte sur lui. Sous ses aspects généralement festifs, car elle met en scène l'exaspération de la population, cette nouvelle forme de justice illustre l'incapacité de l'État à maintenir ses fonctions régaliennes. Les dossiers brûlants – les plus médiatisés –, qu'ils proviennent du passé dictatorial ou des affaires de corruption en cours, n'aboutissent ni à des jugements ni à des condamnations exemplaires. La défiance envers le pouvoir judiciaire s'étend progressivement à l'ensemble des institutions et la crise touche tous les fondements de l'État. Le sentiment que les institutions ont pour seule fonction de défendre ceux d'en haut contre ceux d'en bas se généralise. La cohésion nationale, pourtant soutenue par un fort sentiment identitaire, est en passe d'éclater. L'agent déclencheur de la crise sera économique.

      La crise totale de 2001 : l'Argentinazo

      En 1999, le pays que laisse Menem à son successeur radical Fernando de la Rúa est exsangue. Les fruits de la privatisation des entreprises publiques semblent avoir été engloutis par la corruption généralisée. Avec la croissance la plus basse de l'Amérique latine en 2000, le néolibéralisme à l'argentine est un échec patent. Celui-ci se confirme durant l'année 2001 avec la plus grave crise économique et sociale qu'ait connue le pays dans son histoire récente, menaçant de faire voler en éclats toutes les structures et institutions. On parle de « banqueroute d'une nation », qui culmine avec les émeutes de décembre 2001. La crise prend alors une tournure institutionnelle avec la succession de cinq présidents en moins de deux semaines. Le pays retrouvera un semblant de stabilité sous la présidence de Néstor Kirchner, pourtant arrivé au pouvoir, en mai 2003, avec une très faible légitimité.

      Du corralito au cacerolazo

      Le système économique mis en place par le ministre de l'Économie Domingo Cavallo reposait en grande partie sur la confiance des milieux financiers internationaux et des petits épargnants locaux. Cette confiance se brise en quelques mois. Malgré les conditions drastiques qu'il impose, le FMI n'est plus disposé à signer un chèque en blanc et refuse, en novembre 2001, un nouvel emprunt à l'Argentine ; le pays est en cessation de paiement. Les petits épargnants retirent alors massivement leur argent des banques ; c'est le « vendredi noir » du 30 novembre 2001. Afin de stopper l'hémorragie, Domingo Cavallo décrète le corralito, une mesure qui consiste à bloquer les dépôts bancaires et les salaires de tous les Argentins. L'objectif est d'assurer la viabilité financière de l'État afin de reconquérir la confiance internationale. Mais elle provoque un immense mécontentement populaire. Les 19 et 20 décembre, en dépit de la proclamation de l'état d'urgence, des millions de manifestants défilent dans d'interminables cacerolazos (concerts assourdissants de casseroles) dans toutes les villes du pays.

      La valse des présidents

      Contraint à la démission, le président de la Rúa s'enfuit en hélicoptère le 21 décembre 2001. Les présidents se succèdent alors à un rythme effréné, tandis que la rue scande sans relâche : « Qu'ils s'en aillent tous, qu'il n'en reste pas un seul ». Toutes les autorités, en particulier la Cour suprême, sont prises à parti et déconsidérées. Et pourtant, si la crise institutionnelle est indéniable et d'une ampleur jamais atteinte, il est remarquable qu'elle n'ait donné lieu à aucune rupture constitutionnelle majeure. Chaque nouveau président (Ramón Puerta, Adolfo Rodríguez Saá, Eduardo Camaño et Eduardo Duhalde) est désigné selon l'ordre prévu par la Constitution. Dans ce pays où l'histoire est scandée par les coups d'État, le déroulement de la crise confirme le rejet unanime de la baïonnette dans les affaires publiques.

      Crise sociale et formes nouvelles du politique

      La crise se caractérise d'abord par une paupérisation généralisée : plus de 40 % de la population, dont une partie importante de la classe moyenne, se retrouve en dessous du seuil de pauvreté. Notons que ce chiffre a doublé de 1999 à 2001.

      De la crise surgissent des réponses originales, entendues comme des inventions ou innovations politiques, économiques et sociales. Peu nombreuses, des entreprises ayant fait faillite dans le sillage de la crise sont réouvertes par les salariés eux-mêmes qui s'organisent en coopératives de production et choisissent une redistribution égalitaire des gains. C'est le cas de l'usine de pièces automobiles Forja San Martin.

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      L'expérience, plus ample mais relativement brève (2002-2003), des assemblées de quartier exprime la volonté des classes moyennes de s'organiser, de prendre en main leur destin. Elles se constituent sur le modèle des piqueteros, avec des blocages et des occupations de locaux – souvent des banques –, et cherchent à développer des formes de démocratie directe, poursuivant la sévère critique de la démocratie représentative à l'œuvre dans les grandes manifestations.

      Les lieux perçus comme l'émanation de pouvoirs oppressifs sont pris pour cible. Les pratiques de HIJOS se généralisent. D'énormes happenings sont organisés devant des lieux symboliques comme l'École de mécanique de l'armée (ESMA), centre de torture sous la dictature, ou le Parlement, qui reçoivent les défécations de dizaines de manifestants dans un mierdazo organisé par un groupe d'artistes. Que ces bâtiments fassent l'objet d'un même traitement marque bien le lien qui est fait entre passé et présent. Tous deux sont le symbole de l'impunité : celle des tortionnaires de la dictature et celle des corrompus de l'ère Menem.

      La présidence de Néstor Kirchner

      Élu en mai 2003, le gouverneur péroniste de la province de Santa Cruz (Patagonie) Néstor Kirchner poursuit dans une large mesure la politique menée par son prédécesseur Eduardo Duhalde (1er janvier 2002-25 mai 2003). Fondée sur le pragmatisme, elle est dictée par une situation jugée quasi ingouvernable. Il y a une grande part de laisser-faire, en particulier vis-à-vis des expériences menées à la base, tels que la collecte et le recyclage des déchets dans les grandes villes, qui s'instituent en économie de subsistance.

      Mais peu à peu se dessinent les contours d'une politique propre à Kirchner, qui vise à répondre aux deux grandes questions de la période : la politique de la mémoire de la dernière dictature, en particulier le jugement des anciens tortionnaires, et les moyens de sortir durablement du marasme économique.

      Réhabilitation des victimes

      Au début de son mandat, Néstor Kirchner souffre d'un manque de légitimité. Il n'a obtenu que 23 % des suffrages exprimés lors d'une élection marquée par une forte abstention et un vote blanc massif, et où il n'y eut pas de second tour, son adversaire Carlos Menem ayant préféré se retirer devant une défaite prévisible.

      Issu lui-même des milieux péronistes touchés par la répression, Kirchner a des gestes symboliques en faveur des victimes de la dictature. En particulier, il annonce la conversion de l'ESMA en musée de la mémoire, le 24 mars 2004 (jour anniversaire du coup d'État).

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      Mais il ne se contente pas de mesures symboliques : tout l'arsenal juridique qui protégeait les crimes commis durant la dictature est démantelé. Il décide d'une profonde réforme de la Cour suprême. La nomination des juges est désormais soumise au débat public. En outre, tous les juges en poste à son arrivée sont remplacés, soumis à des procès politiques par le Sénat ou menacés de l'être. Ainsi rénovée, la Cour déclare, en 2004, inconstitutionnelles les lois d'amnistie, et la reprise des procès est effective en 2006.

      Ces gestes permettent au président de se donner une identité politique de centre gauche auparavant très tenue, problème que rencontre désormais quiconque se réclame du péronisme. Car si ce courant continue d'occuper la majeure partie de la scène politique, comme pendant les soixante dernières années, il est de plus en plus difficile à cerner, tant il a été traversé par toutes les doctrines politiques connues, depuis la gauche révolutionnaire des Montoneros durant les années 1970 jusqu'à la droite néolibérale de Carlos Menem, en passant par plusieurs gauches réformistes ou encore l'extrême droite d'inspiration fasciste. Les multiples essais théoriques sur les « transformations du péronisme » apparaissent surtout comme le signe d'une impossible définition, devenue la seule marque distinctive de ce courant.

      Pragmatisme social

      L'attitude de laisser-faire adoptée face aux initiatives économiques menées à la base et qui fonctionnent, même quand elles sont illégales, a également contribué à ancrer le gouvernement Kirchner à gauche.

      Ainsi, la répression exercée sur les entreprises occupées par les salariés se fait moins sévère, au point que certains en viennent à penser qu'il existe une sorte d'approbation tacite de l'exécutif. D'autant plus que les entreprises gérées par les travailleurs montrent, pour certaines – à l'instar de la plus emblématique d'entre elles, la fabrique de carrelage Zanón rebaptisée FASINPAT, pour « Fabrique sans patron » – dans l'État de Neuquén, les indices d'un dynamisme qui tend à prouver la viabilité de l'expérience. Néanmoins, la récupération et l'autogestion est un phénomène social et économique tout à fait marginal dans le pays, bien qu'il ait marqué les esprits au-delà des frontières, particulièrement dans les mouvements altermondialistes, en tant que modèle économique alternatif.

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      L'incidence à long terme des formes d'organisation économique et sociale qui ont vu le jour après la crise de 2001 est une question en suspens mais qui demeure importante, moins pour l'ampleur du phénomène qu'en raison du statut de laboratoire social que l'Argentine a ainsi acquis.

      Stabilité économique et Mercosur

      Sur le plan économique également, Kirchner poursuit dans une large mesure la politique de son prédécesseur. Qualifiée de « néo-développementalisme », par le sociologue argentin Julio Godio, en référence au plan économique mené par l'ancien président Arturo Frondizi à la fin des années 1950, celle-ci rompt avec le dogme de la parité entre le peso et le dollar et se présente comme une alliance entre l'État et le capital productif. Son artisan est le ministre de l'Économie Roberto Lavagna. En conservant ce ministre emblématique de la « normalisation » de l'économie en 2002, Kirchner se présente comme le dauphin de Duhalde.

      L'essentiel était de sortir du corralito, mesure socialement explosive, sans pour autant permettre aux petits épargnants de vider les caisses. Pour recouvrer la confiance de ceux-ci, le ministre de l'Économie avait besoin de la solvabilité de la Réserve fédérale, impossible à obtenir sans la garantie du FMI Lavagna se distingue par sa capacité à négocier avec l'institution internationale, qui accepte des rééchelonnements de la dette, l'objectif étant de payer celle-ci intégralement afin de se libérer d'un organisme dont les ingérences sont très impopulaires, car il est jugé responsable de la crise de 2001. Néanmoins, le remboursement intégral de la dette argentine au FMI en janvier 2006 peut apparaître comme un maquillage, dans la mesure où il s'accompagne d'un nouvel emprunt, à un taux plus élevé, auprès de l'Espagne.

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      Le renforcement du Mercosur, à travers un approfondissement et un élargissement, devient la pierre angulaire de la politique internationale du pays. La volonté de réactiver cette structure est venue du président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, qui a trouvé en Kirchner un allié important pour, dans un premier temps, négocier auprès des instances financières internationales (déclaration de Copacabana en mars 2004). Cette intégration régionale marque également la fin des « relations charnelles » avec Washington, sous l'ère Menem. Car le Mercosur apparaît de plus en plus comme un rempart contre la superpuissance des États-Unis. D'autant que, vu la coloration de gauche de la plupart des dirigeants politiques de la zone, il s'agit également d'un positionnement stratégique peu bienveillant à l'égard des États-Unis. Cela se confirme avec l'adhésion du Venezuela du très anti-américain Hugo Chávez au Mercosur en juillet 2006.

      Outre le fait qu'elle a confirmé la consolidation du régime démocratique, la douloureuse crise de 2001 donne l'espoir d'une voie alternative au développement, dont il appartient désormais aux pays concernés de définir les contours.

      La présidence de Cristina Fernández de Kirchner

      Si la présidence de Nestor Kirchner a été marquée par un pragmatisme politique pour sortir de la crise de 2001 et reconstruire l'État, celle de son épouse Cristina Fernández de Kirchner, élue dès le premier tour de l'élection présidentielle le 28 octobre 2007, est caractérisée par un retour en force des confrontations idéologiques.

      Le temps des confrontations

      Cristina Fernández de Kirchner entre à la Casa Rosada à l'âge de cinquante-quatre ans, après une carrière parlementaire commencée en 1989 comme députée puis comme sénatrice du Parti justicialiste, et après avoir été la conseillère de son époux.

      Dès les débuts de sa présidence, les indices de la croissance économique, du chômage ou de l'inflation sont objets de constantes controverses. En effet, l'Institut national des statistiques perd sa crédibilité à la suite de sa mise sous tutelle gouvernementale par le ministre du Commerce intérieur, Guillermo Moreno, un proche des époux Kirchner. Ainsi, les chiffres varient fortement selon les sources, ce qui révèle bien plus leurs orientations politiques qu'une réalité statistique, renforçant de la sorte les lectures idéologiques de la situation du pays.

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      Le gouvernement Kirchner doit affronter une première grave crise qui polarise durablement la vie politique argentine. Le 10 mars 2008, le ministère de l'Économie adopte une résolution fixant la taxe à l'exportation des principaux oléagineux et céréales en fonction de leurs prix sur le marché mondial. Le soja, devenu l'une des principales sources de dividendes du pays, connaît une flambée des prix, augmentant ainsi immédiatement la taxe de 9 %. Dès le lendemain, les agriculteurs (« le Campo », c'est-à-dire le secteur agricole), traditionnellement divisés entre les organisations représentant les petits exploitants et celles regroupant les grands propriétaires terriens, manifestent tous ensemble contre cette mesure. Les principales routes du pays sont coupées à la manière des piqueteros de la crise de 2001, sauf que ce sont les secteurs les plus favorisés par la reprise économique qui se mobilisent. C'est pourquoi la présidente les qualifie de « piquets de l'abondance ». Le gouvernement tente cependant d'aménager une taxe différenciée pour les petits exploitants mais le front reste uni et le conflit s'installe dans la durée. Bientôt, les grandes villes connaissent des problèmes d'approvisionnement, Buenos Aires voit réapparaître des cacerolazos (concerts assourdissants de casseroles) tandis que les prix des aliments augmentent tous les jours. Le pays se trouve divisé entre les pour et les contre le Campo, sans plus de place pour le dialogue.

      La crise prend fin de manière aussi abrupte qu'inattendue. La présidente, cherchant à légitimer la taxe controversée, décide de la sanctionner par une loi. Mais celle-ci est rejetée au Sénat, le 17 juillet 2008, à la suite du vote décisif du vice-président Julio Cobos qui inaugure ainsi une situation institutionnelle inédite en passant ipso facto dans l'opposition. Ce n'est là que la moindre des conséquences car le pays reste profondément divisé, il a subi un manque à gagner de plusieurs milliards de dollars, la manne que l'État espérait obtenir s'évanouit et le pouvoir de Cristina est aussi érodé que sa popularité.

      Nestor subit le contrecoup de ces revers, le 28 juin 2009, lors des élections législatives anticipées pour le renouvellement de la moitié de la Chambre des députés et du tiers du Sénat. Le Front pour la victoire, la coalition péroniste qu'il dirige dans la province de Buenos Aires, n'arrive qu'en deuxième position derrière le parti de droite Union Pro. Par ailleurs, les partisans du Front pour la victoire perdent la majorité dans les deux Chambres. La politique des époux Kirchner est donc sévèrement désavouée.

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      Cette situation est d'autant plus difficile à renverser que le quotidien Clarín, dont le groupe est propriétaire de 70 % des médias argentins et dont la direction possède des intérêts dans l'industrie agroalimentaire, est passé dans l'opposition durant le conflit avec le Campo. Le gouvernement tente de briser ce quasi-monopole médiatique, en promulguant diverses lois anticoncentration et en favorisant les médias concurrents qui reçoivent des financements publics. Par ailleurs, en avril 2010, l'enquête judiciaire visant à identifier l'origine des fils adoptifs de la présidente du groupe Clarín est rouverte afin d'établir si ces derniers ne seraient pas des enfants volés sous la dictature. La Casa Rosada publie aussi, en août 2010, un rapport dénonçant comment Clarín a acquis frauduleusement la principale usine de papier du pays durant le régime militaire. Il s'agit de révéler les liens entre la direction du journal et les dignitaires de la dictature.

      Ces attaques de la présidente Kirchner s'inscrivent dans une politique plus large des époux Kirchner qui permet la réouverture des procès pour crimes contre l'humanité. Ainsi, des dizaines de militaires sont jugés, dont l'ancien dictateur Jorge Videla, qui est condamné à plusieurs reprises, et le capitaine Alfredo Astiz, surnommé « l'ange blond de la mort », qui est notamment reconnu coupable de la disparition des religieuses françaises Alice Domon et Léonie Duquet, séquestrées en décembre 1977. Cette position, qui met fin à l'impunité, est applaudie par les principales organisations de défense des droits de l'homme. Ainsi, la fondation des Mères de la place de Mai participe activement à des programmes sociaux de l'État, même si des scandales de malversation ternissent son action.

      En plus d'un ambitieux programme de logements sociaux, le gouvernement multiplie les initiatives envers les plus démunis. En 2009, une allocation est allouée aux parents pauvres (3,5 millions d'enfants sont concernés). La même année, un programme prévoit la distribution d'ordinateurs portables à tous les élèves du primaire et du secondaire. De plus, l'Argentine, portée par une croissance moyenne de 7 % du PIB par an, cherche à développer le secteur des sciences et technologies, en investissant sur le retour au pays des scientifiques argentins installés à l'étranger (plan R@ices) et en multipliant les bourses d'étude et de recherche. Ces divers programmes gouvernementaux constituent ce que les partisans du régime appellent le « modèle K ». Celui-ci doit mener à l'indépendance économique du pays tout en développant l'insertion sociale. Toutefois, la hausse constante des prix des denrées de première nécessité empêche la hausse du pouvoir d'achat des Argentins et réduit donc l'impact de cette politique sociale. Par ailleurs, la présidence Kirchner est jugée d'autant plus progressiste qu'elle promeut des mesures libérales concernant la société. Ainsi, le mariage homosexuel est autorisé par l'adoption d'une loi en juillet 2010.

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      Au niveau international, la croissance économique argentine contraste avec la crise financière et économique qui touche particulièrement les pays développés depuis 2008. Plusieurs pays sud-américains, également épargnés, se lancent dans un rééquilibrage diplomatique sur la scène internationale. Ainsi, douze d'entre eux décident de s'unir au sein d'un organisme politique et économique supranational, l'Unasur (Union des nations sud-américaines), dont Nestor Kirchner devient le premier secrétaire général en mai 2010. Cette nouvelle structure soutient notamment la revendication argentine sur les îles Malouines, casus belli avec le Royaume-Uni. L'annonce par Londres, en février 2010, d'un projet d'exploration et d'exploitation d'hydrocarbures dans une zone au large des îles considérée par Buenos Aires comme relevant de sa souveraineté ranime les tensions. Cette dernière menace de rétorsions économiques les compagnies pétrolières qui collaboreraient au projet britannique.

      Au niveau de la politique intérieure, Nestor Kirchner reste le leader incontesté du péronisme, seule force politique en mesure de gouverner l'ensemble du pays face à une opposition extrêmement fragmentée. C'est pourquoi son décès, survenu le 27 octobre 2010, laisse le pays dans l'expectative durant plusieurs semaines. Jusqu'alors, peu d'analystes considéraient que Cristina Fernández de Kirchner dirigeait réellement le pays : le pouvoir serait resté entre les mains de son époux, lequel était d'ailleurs appelé à être réélu lors de l'élection présidentielle de 2011.

      — Jérémy RUBENSTEIN

      La fin du « modèle K »

      La seconde présidence de Cristina Fernández de Kirchner est marquée par un essoufflement du modèle de développement inclusif promu depuis le début des années 2000 et fondé sur l’exploitation des ressources naturelles accompagnée de politiques de redistribution. Dans un contexte de dépréciation générale des économies latino-américaines, due notamment à la baisse du prix des matières premières, la croissance argentine, qui dépassait les 8 % depuis 2003, s’est ainsi résorbée à partir de 2012, pour devenir quasi nulle à partir de 2014. Ces difficultés font planer le spectre d’une nouvelle crise, celle du début des années 2000 ayant fortement marqué les esprits. Les tensions sont d’autant plus fortes que le gouvernement et l’opposition continuent de s’affronter sur la validité des principaux indicateurs socio-économiques : en 2014, le taux de pauvreté est estimé à 23 % par les uns, à 38 % par les autres, de même que l’inflation, qui ne dépasse pas 24 % selon les chiffres officiels, mais que d’autres estiment à 39 %. La polarisation politique s’accentue donc sur la période, et les critiques envers le gouvernement s’accumulent, touchant aussi bien sa gestion économique que son rapport aux institutions. La création en 2014 d’un Secrétariat de coordination stratégique pour la pensée nationale est ainsi vue comme une tentative de renforcer l’hégémonie idéologique du kirchnérisme sur l’appareil d’État. Mais, surtout, le thème de la corruption revient au centre de l’agenda politique et médiatique, et les affaires judiciaires impliquant des membres du gouvernement se multiplient, visant notamment le vice-président Amado Boudou, qui est directement inculpé par un tribunal en juin 2014.

      C’est dans ce climat de fin de règne que se déroule l’élection présidentielle de 2015. Le scrutin est remporté par le candidat de droite Mauricio Macri, fils d’un richissime entrepreneur italo-argentin, homme d’affaires et ancien président du club de football Boca Juniors. Celui-ci s’était lancé en politique en début des années 2000, et fut à la tête de la ville autonome de Buenos Aires de 2007 à 2015. Avec l’élection de Mauricio Macri, c’est la première fois qu’un candidat ne se définissant ni comme péroniste ni comme radical remporte une élection présidentielle libre en Argentine. Autre nouveauté : c’est la première élection présidentielle qui se joue au second tour, celui-ci étant remporté par Macri avec 51 % des suffrages exprimés. Et sa victoire personnelle se double du triomphe de son parti, Propuesta Republicana (PRO, Proposition républicaine) dans la province de Buenos Aires, la plus peuplée du pays, bastion traditionnel du péronisme : ce succès électoral de la droite peut donc être qualifié d’historique. Le parti présidentiel concentre ainsi entre ses mains les trois principaux centres symboliques du pouvoir en Argentine : la nation, la province de Buenos Aires et la capitale fédérale. Mauricio Macri est porté au pouvoir par une coalition intitulée Cambiemos (« Changeons ») incluant notamment son propre parti, et l’Union civique radicale. La campagne électorale s’est articulée autour d’un triptyque caractéristique du républicanisme libéral argentin : lutte contre l’autoritarisme, lutte contre la corruption et promotion de l’ouverture du pays sur le monde. Le président nouvellement élu se présente ainsi en défenseur de la liberté d’expression, de l’indépendance de la justice, tout en maintenant un programme économique libre-échangiste opposé aux politiques de redistribution des gouvernements Kirchner, accusées de clientélisme.

      La présidence de Mauricio Macri

      La présidence de Mauricio Macri est marquée par la centralité des questions économiques. Caractérisée par une orientation libérale, la politique menée dès la fin de 2015 repose sur une baisse des dépenses publiques et une ouverture au commerce extérieur par la suppression des contrôles sur le taux de change. Présentée comme « gradualiste », la politique adoptée permet à la coalition gouvernementale de remporter les élections législatives de mi-mandat de 2017, face à une opposition divisée. La majorité obtenue n’en est pas moins relative à la Chambre des députés, et le gouvernement est minoritaire au Sénat : les réformes doivent ainsi être négociées au cas par cas, notamment avec les secteurs conservateurs du péronisme, dont le rôle est central.

      En parallèle, le gouvernement de Mauricio Macri est caractérisé par un durcissement des politiques sécuritaires, incarné par la figure de sa ministre de la Sécurité Patricia Bullrich. Celle-ci soutient notamment le policier Luis Chocobar, inculpé pour homicide volontaire après avoir tiré sur un suspect en fuite en 2017. À la suite de cet épisode, le gouvernement met en place un protocole étendant l’usage des armes à feu par les forces de l’ordre, habilitées à en faire usage au-delà des cas de légitime défense. En parallèle, la politique de maintien de l’ordre se durcit vis-à-vis des mouvements sociaux. Milagro Sala, figure de l’indigénisme et dirigeante de l’organisation politique et sociale Túpac Amaru intervenant dans les quartiers populaires, est ainsi incarcérée pour « association illicite » en janvier 2016, ce qui soulève de nombreuses protestations au niveau international – elle sera condamnée en 2019 à treize ans de prison. Un autre cas emblématique est celui de Santiago Maldonado, disparu en août 2017 à l’issue d’une opération de gendarmerie dans une communauté mapuche au sud du pays, et dont le corps est retrouvé près de deux mois plus tard.

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      À partir de 2018, la situation économique du pays se dégrade de nouveau, et le gouvernement contracte un prêt record de 57 milliards de dollars auprès du FMI (seuls 44 milliards seront finalement déboursés) qui n’entraîne pas pour autant une reprise économique, et l’Argentine entre en récession en 2018 et en 2019. Celle-ci est combinée avec un taux de pauvreté qui atteint 35 % de la population, et un des taux d’inflation les plus élevés du monde, dépassant les 50 % à la fin de l’année 2019.

      L’opposition au gouvernement de Macri, marquée par la division électorale jusqu’en 2017, se restructure progressivement. À l’approche de l’élection présidentielle de 2019, Cristina Fernández de Kirchner renonce à se présenter et propulse la candidature d’Alberto Fernández, ancien chef de cabinet de Néstor Kirchner entré en dissidence, afin de restaurer l’unité du péronisme. Fort d’une capacité de dialogue reconnue, renforcée par sa longue trajectoire politique au sein des différentes tendances du péronisme, Alberto Fernández parvient à unifier les principaux représentants de ce courant politique protéiforme. Lors des élections primaires simultanées et obligatoires d’août 2019, il obtient près de 48 % des suffrages exprimés, distançant largement le président sortant Macri, qui ne récolte que 32 % des voix.

      La présidence d’Alberto Fernández

      Alberto Fernández est élu président de l’Argentine le 27 octobre 2019, avec 48 % des voix, dès le premier tour. Il maintient son score des élections primaires du mois d’août, mais Mauricio Macri parvient néanmoins à réduire l’écart, en obtenant 40 % des suffrages exprimés : le gouvernement devra donc composer avec une opposition de droite qui reste compétitive malgré la défaite. Fait notable, c’est la première fois depuis le retour à la démocratie en 1983 qu’un président non péroniste termine son mandat. Dans les années qui suivent, les dynamiques du gouvernement d’Alberto Fernández rendent compte des intérêts souvent divergents des membres de la coalition au pouvoir. Celle-ci regroupe en effet un conglomérat disparate, comprenant notamment les secteurs les plus kirchnéristes – qui répondent à Cristina Fernández de Kirchner, laquelle accède alors à la vice-présidence – et des péronistes plus conservateurs, incarnés notamment par Sergio Massa.

      Le programme électoral d’Alberto Fernández se structure autour de trois chantiers principaux : une réforme du système judiciaire, la légalisation de l’avortement et une intervention accrue de l’État dans l’économie nationale. La pandémie de Covid-19 vient néanmoins rapidement déjouer ces plans initiaux. Le confinement décrété par le gouvernement national le 20 mars 2020 a été particulièrement strict et long ; la scolarisation en présentiel ne commencera, par exemple, à être rétablie progressivement qu’au début de l’année 2021, selon les provinces concernées. La gestion de la pandémie a eu des effets délétères, contribuant à affaiblir un tissu économique et social déjà très éprouvé, accentué par la difficulté du gouvernement à financer des mesures compensatoires.

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      Alors que les mesures antipandémiques sont en place, le président présente, en juillet 2020, son projet de réforme de la justice, visant à en accroître les moyens tout en promouvant une meilleure répartition des tribunaux sur le territoire national. Ce projet, mal reçu par l’appareil judiciaire, n’aboutit pas, mais donne lieu à des tensions croissantes entre pouvoirs exécutif et judiciaire : la Cour suprême est ainsi paralysée pendant près de deux ans, ses membres faisant même l’objet d’une tentative de destitution parlementaire. Le gouvernement prête ainsi le flanc à une série d’accusations de politisation de la justice : Alberto Fernández chercherait à remettre en cause l’indépendance des tribunaux pour éviter une condamnation pénale à sa vice-présidente. Mise en cause dans une affaire de détournement de fonds publics, Cristina Fernández de Kirchner est condamnée en décembre 2022 à six ans d’emprisonnement en première instance. Lors des manifestations de protestation qui entourent son procès, auxquelles elle prend part, elle échappe de justesse à une tentative d’assassinat.

      Le mandat d’Alberto Fernández est néanmoins marqué par l’approbation parlementaire de l’interruption volontaire de grossesse. Cette loi constitue l’aboutissement d’un mouvement social d’ampleur, né dans les années 2000, ayant donné lieu à des manifestations massives en 2017 et 2018, et suscité l’attention internationale à l’occasion d’une première tentative de légalisation de l’avortement, sous le gouvernement de Mauricio Macri – qui n’avait pas soutenu la mesure. En décembre 2020, cette fois, la loi est approuvée par les deux chambres parlementaires, ce qui fait de l’Argentine le quatrième pays d’Amérique latine à adopter cette mesure.

      Ce succès gouvernemental est contrebalancé par une gestion très conflictuelle des enjeux économiques. Le programme du gouvernement Fernández reposait initialement sur une remise en cause des politiques d’austérité menées sous celui de Mauricio Macri, par une relance de la consommation, du développement industriel et des exportations. Cet agenda était toutefois conditionné par la renégociation des conditions du prêt contracté auprès du FMI en 2018. Le ministre de l’Économie Martín Guzmán, économiste hétérodoxe disciple de Joseph Stiglitz, parvient, au début de 2022, à un accord avec l’institution internationale. Il est rapidement attaqué sur sa gauche par les proches de Cristina Kirchner au sein du gouvernement, qui critiquent les concessions qui y sont faites, et y voient la cause des mauvais résultats de la coalition gouvernementale aux élections législatives intermédiaires de novembre 2021 – perdues face à l’opposition de droite. Le ministre de l’Économie démissionne en juillet 2022, et est remplacé à son poste par Sergio Massa. Malgré son profil plus libéral, celui-ci est néanmoins soutenu par les dirigeants du camp kirchnériste, qui voient dans cette alliance un moyen d’affaiblir l’influence du président : ce dernier, de moins en moins impliqué dans la gestion gouvernementale, se fait discret. Ce changement de ministre n’entraîne pas pour autant de modification de la trajectoire économique empruntée par le pays, qui affiche une série d’indicateurs catastrophiques. L’année 2023 est ainsi caractérisée par une inflation de 211 % (une des plus élevées du monde) et un taux de pauvreté atteignant les 40 %. Un épisode de sécheresse exceptionnel occasionne par ailleurs une baisse draconienne des recettes publiques prélevées sur les exportations : à l’approche de l’élection présidentielle, les réserves de la Banque centrale argentine sont négatives. Malgré ce bilan catastrophique, c’est le ministre de l’Économie lui-même, Sergio Massa, que le camp gouvernemental choisit de présenter à l’élection présidentielle de 2023.

      L’arrivée au pouvoir de Javier Milei

      Élection de Javier Milei en Argentine, 2023 - crédits : Natacha Pisarenko/ AP/ SIPA

      Élection de Javier Milei en Argentine, 2023

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      Dans ce contexte d’économie en berne et de polarisation politique exacerbée, les élections primaires d’août 2023 sont marquées par une surprise : la percée électorale du candidat d’extrême droite Javier Milei, ancien chroniqueur de télévision, inconnu du paysage politique deux ans auparavant. Crédité de 30 % des voix, Milei arrive en tête de ce scrutin, se revendiquant de l’« anarcho-capitalisme » et du « paléo-libertarianisme » : son programme combine mesures ultralibérales sur le plan économique (notamment la dollarisation de l’économie et la suppression de la Banque centrale) et mesures ultraconservatrices sur le plan social et culturel, alliant opposition au droit à l’avortement et remise en cause du consensus mémoriel sur la dictature. La base sociale d’appui du candidat Milei se situe principalement dans la jeunesse et les quartiers populaires dominés par l’économie informelle. Néanmoins, entre le premier tour, qui se tient au mois d’octobre – où il arrive en deuxième position derrière Sergio Massa, tout en maintenant son score de 30 % des voix – et le second tour, il parvient à élargir ses soutiens, fort du ralliement des principaux dirigeants de la droite classique – notamment l’ancien président Macri – et d’une majorité des électeurs issus des classes supérieures. Le 19 novembre 2023, il l’emporte largement, avec près de 56 % des suffrages exprimés, face au ministre de l’Économie sortant.

      Pour mettre en œuvre son programme, le président Milei doit composer avec un Parlement fragmenté, où les membres de son parti ne constituent qu’une faible minorité (environ 15 % des députés et 10 % des sénateurs). Quelques jours après son entrée en fonction, il signe un décret comprenant 366 mesures de libéralisation de l’économie et du Code du travail, accompagnées de restrictions du droit de grève et de manifestation. Allié avec une partie de l’ancienne coalition Cambiemos, il tente également de faire voter une loi dite « omnibus », comprenant 664 mesures, dont l’octroi de facultés législatives exceptionnelles au gouvernement en matière d’économie, de finances et de sécurité. Confronté aux exigences négociatrices d’une partie de l’opposition, le gouvernement retire le texte, puis le soumet à nouveau dans une version allégée : près de six mois après la prise de fonction de Milei, son premier texte de loi est finalement adopté. Il permet de poser les premières pierres du projet de transformation libérale de l’économie porté par le nouveau gouvernement. Sur le plan de la politique extérieure, l’année 2024 est également marquée par l’activisme international de Javier Milei, appuyé sur les réseaux de l’extrême droite globale, qui génère de nombreuses tensions avec certains partenaires traditionnels de la diplomatie argentine (Espagne et Brésil en particulier).

      — David COPELLO

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      Écrit par

      • : professeur émérite des Universités en sciences économiques
      • : maître assistant des facultés des lettres et sciences humaines, professeur à l'université nationale de Cuyo-Mendoza, Argentine
      • : maître assistant à l'université de Paris-VIII
      • : maître de conférences à l'université de Paris-Nord, chercheur au Centre d'économie de Paris-Nord, UMR CNRS, économiste au service de la recherche Natixis
      • : maître de conférences à l'Institut des hautes études de l'Amérique latine, université Paris-III-Sorbonne nouvelle, économiste au service de la recherche Natixis
      • : doctorant, Centre de recherche sur l'Amérique latine et le monde ibérique (CRALMI)
      • : professeur de géographie à l'Institut des Hautes études d'Amérique latine, Université de Paris III-Sorbonne nouvelle
      • : docteur en science politique, maître de conférences en sociologie à l'Institut catholique de Paris
      • Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

      Classification

      Médias

      Argentine : carte physique - crédits : Encyclopædia Universalis France

      Argentine : carte physique

      Argentine : drapeau - crédits : Encyclopædia Universalis France

      Argentine : drapeau

      Les Andes de Patagonie - crédits : Hans Strand/ Getty Images

      Les Andes de Patagonie

      Autres références

      • ARGENTINE, chronologie contemporaine

        • Écrit par Universalis
      • AGRICULTURE URBAINE

        • Écrit par et
        • 6 274 mots
        • 8 médias
        ...les ont impulsées. Le premier concerne celles parties de la « base » (les producteurs), selon un processus dit ascendant (bottom up).Ce fut le cas en Argentine, autour de Buenos Aires, ou encore au Canada, à Toronto. Dans le premier pays cité, ce sont des migrants italiens puis boliviens qui ont été...
      • AGUADA CULTURE

        • Écrit par
        • 374 mots

        Développée dans le nord-ouest de l'Argentine, dans la région qui s'étend depuis la vallée Calchaqui jusqu'au nord de la province de San Juan, la culture aguada se situe, chronologiquement, dans la période céramique moyenne, entre 650 et 850.

        L'économie aguada était basée sur...

      • ALBERDI JUAN BAUTISTA (1810-1884)

        • Écrit par
        • 574 mots

        Écrivain argentin. Avocat, journaliste rédacteur du journal El Mercurio, Alberdi émigra à Montevideo après avoir étudié au Chili. Son œuvre de penseur et de jurisconsulte est considérable ; engagé politiquement, il appartient à l'Asociación de Mayo et publie plusieurs pamphlets...

      • ALFONSÍN RAÚL (1927-2009)

        • Écrit par
        • 528 mots

        Raúl Alfonsín, premier président argentin élu démocratiquement après la sanglante dictature militaire de 1976-1983, est mort d'un cancer, le 31 mars 2009 à Buenos Aires, à l'âge de quatre-vingt-deux ans.

        Né le 12 mars 1927 à Chascomús, dans la province de Buenos Aires, Raúl Ricardo...

      • Afficher les 72 références

      Voir aussi