ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)
La « philosophie des choses humaines »
L'action morale
Aristote distingue entre la praxis, qui est l'action immanente n'ayant d'autre fin que le perfectionnement de l'agent, et la poièsis, c'est-à-dire, au sens le plus large, la production d'une œuvre extérieure à l'agent. Cette distinction apparemment claire fonde la distinction entre sciences pratiques (éthique et politique) et sciences poétiques (parmi lesquelles Aristote n'a, à vrai dire, étudié que la poétiqueau sens strict, c'est-à-dire la théorie de la création littéraire). Mais, dans le détail, Aristote oublie souvent cette distinction et il lui arrive de décrire la structure de l'action (praxis) morale en prenant pour modèle l'activité technique (poiésis), dont les articulations sont plus visibles : rapprochement qui n'ira pas, nous le verrons, sans quelque risque de confusion.
Ainsi, dès le début de l'Éthique à Nicomaque, utilise-t-il l'exemple des techniques (médecine, construction navale, stratégie, économie) pour faire comprendre que chaque activité tend vers un bien, qui est sa fin. Mais, comme ces biens sont aussi divers que les activités correspondantes – la santé pour la médecine, le vaisseau pour la construction, la victoire pour la stratégie, la richesse pour l'économie –, il faut admettre une hiérarchie des techniques, chacune étant subordonnée à une technique plus haute, dont elle sert la fin : ainsi la sellerie est-elle subordonnée à l'art hippique, qui est subordonné à la stratégie, laquelle est subordonnée à la politique (1094 a 10-20, b 3). La question est alors de savoir quelle est la fin dernière de l'homme, c'est-à-dire une fin par rapport à laquelle les autres fins ne seraient que des moyens et qui ne serait pas elle-même moyen pour une autre fin. Remarquons que cette position du problème présuppose un certain type de réponse : Aristote, comme les autres philosophes grecs, postule l'unité des fins humaines. Il ne retient pas un seul instant la possibilité d'un conflit entre des fins techniques (ainsi, s'enrichir ou gagner une guerre) et des fins morales, ni davantage celle d'un conflit entre des fins également morales (comme le conflit qu'avait pressenti l'Antigonede Sophocle entre la piété familiale et le service de l'État).
Le bonheur
Tous les hommes s'accordent à appeler bonheurce bien suprême qui est l'unité présupposée des fins humaines. Mais, comme le bonheur est toujours en avant de nous-mêmes, désiré plutôt que possédé, il est impossible de le décrire et difficile de le définir. D'où la divergence des opinions professées sur le bonheur : certains le réduisent au plaisir, d'autres aux honneurs, d'autres enfin à la richesse. Mais la première opinion dégrade l'homme au niveau de l'animalité ; quant aux autres, elles prennent pour la fin dernière ce qui n'est que moyen en vue de cette fin. Le bien suprême est donc au-delà des biens particuliers. Mais ce n'est pas à dire qu'il s'agisse d'un Bien en soi, séparé des biens particuliers : ici Aristote se livre à une critique sévère de la conception platonicienne du Bien, qui, en hypostasiant le bien en général, méconnaît ce fait que le bien ne se réalise que dans des situations particulières et est à chaque fois différent. Il en est de l'éthique comme de la médecine : « Apparemment, ce n'est pas la Santé que considère le médecin, mais la santé de l'homme, et peut-être même plutôt la santé de tel homme, car c'est l'individu qu'il soigne » (I, 6, 1097 a 10).
Mais, si le bien n'a pas une signification unique et n'est donc pas une substance, il n'y en a pas moins une unité analogique entre ses différentes acceptions, car ce que la santé est à la médecine,[...]
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Écrit par
- Pierre AUBENQUE : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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