ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)
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La « philosophie des choses humaines »
L'action morale
Aristote distingue entre la praxis, qui est l'action immanente n'ayant d'autre fin que le perfectionnement de l'agent, et la poièsis, c'est-à-dire, au sens le plus large, la production d'une œuvre extérieure à l'agent. Cette distinction apparemment claire fonde la distinction entre sciences pratiques (éthique et politique) et sciences poétiques (parmi lesquelles Aristote n'a, à vrai dire, étudié que la poétiqueau sens strict, c'est-à-dire la théorie de la création littéraire). Mais, dans le détail, Aristote oublie souvent cette distinction et il lui arrive de décrire la structure de l'action (praxis) morale en prenant pour modèle l'activité technique (poiésis), dont les articulations sont plus visibles : rapprochement qui n'ira pas, nous le verrons, sans quelque risque de confusion.
Ainsi, dès le début de l'Éthique à Nicomaque, utilise-t-il l'exemple des techniques (médecine, construction navale, stratégie, économie) pour faire comprendre que chaque activité tend vers un bien, qui est sa fin. Mais, comme ces biens sont aussi divers que les activités correspondantes – la santé pour la médecine, le vaisseau pour la construction, la victoire pour la stratégie, la richesse pour l'économie –, il faut admettre une hiérarchie des techniques, chacune étant subordonnée à une technique plus haute, dont elle sert la fin : ainsi la sellerie est-elle subordonnée à l'art hippique, qui est subordonné à la stratégie, laquelle est subordonnée à la politique (1094 a 10-20, b 3). La question est alors de savoir quelle est la fin dernière de l'homme, c'est-à-dire une fin par rapport à laquelle les autres fins ne seraient que des moyens et qui ne serait pas elle-même moyen pour une autre fin. Remarquons que cette position du problème présuppose un certain type de réponse : Aristote, comme les autres philosophes grecs, postule l'unité des fins humaines. Il ne retient pas un seul instant la possibilité d'un conflit entre des fins techniques (ainsi, s'enrichir ou gagner une guerre) et des fins morales, ni davantage celle d'un conflit entre des fins également morales (comme le conflit qu'avait pressenti l'Antigonede Sophocle entre la piété familiale et le service de l'État).
Le bonheur
Tous les hommes s'accordent à appeler bonheurce bien suprême qui est l'unité présupposée des fins humaines. Mais, comme le bonheur est toujours en avant de nous-mêmes, désiré plutôt que possédé, il est impossible de le décrire et difficile de le définir. D'où la divergence des opinions professées sur le bonheur : certains le réduisent au plaisir, d'autres aux honneurs, d'autres enfin à la richesse. Mais la première opinion dégrade l'homme au niveau de l'animalité ; quant aux autres, elles prennent pour la fin dernière ce qui n'est que moyen en vue de cette fin. Le bien suprême est donc au-delà des biens particuliers. Mais ce n'est pas à dire qu'il s'agisse d'un Bien en soi, séparé des biens particuliers : ici Aristote se livre à une critique sévère de la conception platonicienne du Bien, qui, en hypostasiant le bien en général, méconnaît ce fait que le bien ne se réalise que dans des situations particulières et est à chaque fois différent. Il en est de l'éthique comme de la médecine : « Apparemment, ce n'est pas la Santé que considère le médecin, mais la santé de l'homme, et peut-être même plutôt la santé de tel homme, car c'est l'individu qu'il soigne » (I, 6, 1097 a 10).
Mais, si le bien n'a pas une signification unique et n'est donc pas une substance, il n'y en a pas moins une unité analogique entre ses différentes acceptions, car ce que la santé est à la médecine, la maison l'est à l'art de bâtir et la victoire à la stratégie, c'est-à-dire à chaque fois la fin (telos) des actions correspondantes. Mais à quoi reconnaître le Souverain Bien, c'est-à-dire la fin suprême ? S'inspirant sans le dire du Philèbe de Platon (après avoir critiqué une image sans doute caricaturale du platonisme classique), Aristote reconnaît au bien trois caractères : l'autosuffisance, ou autarcie, l'achèvement et ce qu'on pourrait appeler son caractère fonctionnel. Sur les deux premiers points, Aristote ne fait que mettre en formule l'idéal finitiste qui était celui des Grecs en général : l'homme heureux est celui qui, tel un Dieu, « n'a besoin de rien ni de personne » ; la fin suprême est celle qui n'a pas besoin de moyens pour être ce qu'elle est. De même, dire que le bien est fini, c'est dire qu'on ne peut rien lui ajouter.
Il semblerait donc qu'Aristote situe le bonheur dans une éternité sans partage et sans risque, annonçant par là la doctrine stoïcienne selon laquelle le bonheur est un absolu, qui est tout entier réalisé dans l'instant – ou n'est pas. Mais Aristote va apporter des restrictions qui font dépendre en fait ce bonheur « autarcique » et parfait de conditions qui semblent, en retour, mettre cette perfection et cette autarcie en question. Ces conditions sont d'abord une vie accomplie jusqu'à son terme, « car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l'œuvre d'une seule journée, ni d'un bref espace de temps » (I, 7, 1098 a 18). De plus, le bonheur ne se limite pas à la vertu, comme l'enseigneront les stoïciens, car il ne peut être achevé sans un « cortège » de biens du corps (santé, intégrité) et de biens extérieurs (richesse, bonne réputation, pouvoir) : « On n'est pas en effet complètement heureux si l'on a un aspect disgracieux, si l'on est d'une basse extraction, ou si l'on vit seul et sans enfants » (I, 9, 1099 b 3-5). Aristote est ici plus sensible que les autres écoles de l'Antiquité au sentiment populaire du tragique de la vie, qui fait dépendre le bonheur de l'homme, non seulement de lui, mais aussi de circonstances qui ne dépendent pas de lui.
« C'est parler pour ne rien dire », dit Aristote, que de soutenir, selon un paradoxe socratique que reprendront les stoïciens, que « le sage est heureux jusque dans les tortures ». Ce réalisme d'Aristote pourrait sembler dégrader sa morale au rang d'un opportunisme sans élévation spirituelle, très étranger à l'inspiration des autres morales socratiques. Mais Aristote tire de ces réflexions une invitation non à la passivité, mais au courage : l'homme vertueux sera celui qui « tire parti des circonstances pour agir toujours avec le plus de noblesse possible, pareil en cela à un bon général qui utilise à la guerre les forces dont il dispose de la façon la plus efficace, ou à un bon cordonnier qui, du cuir qu'on lui a confié, fait les meilleures chaussures possibles » (I, 11, 1101 a 1-5). Cette morale dessillée, qui sait que l'homme doit se contenter en cette vie du « meilleur possible » et ne pas rechercher un illusoire absolu, ne tourne le dos au socratisme, qui nous enseigne à nous rendre indifférents aux circonstances, que pour annoncer un type de philosophie que Bacon appellera « opérative » et qui, selon le mot de Marx dans La Sainte Famille, nous enjoindra de « façonner les circonstances humainement ». Les écoles de l'Antiquité ne méconnaîtront pas l'importance de cet aspect de la morale d'Aristote : l'aristotélisme sera souvent jugé sur son refus d'exclure les biens extérieurs de la définition du Souverain Bien.
Les vertus
Resterait à analyser le dernier caractère attribué par Aristote au Bien, qui est d'être l'acte (ergon, energeia) propre de chaque être. Il y a ici deux idées. L'une est que le bonheur réside dans l'activité et non dans une potentialité, qui pourrait être en sommeil ; il est usage, et non simple possession ; il ne consiste pas à être, mais à faire. Mais – seconde idée – l'acte propre de chaque être est celui qui est le plus conforme à son essence. Il est, pourrait-on dire, l'excellence (arétê) de la partie essentielle de l'homme, qui est l'âme. Comme il y a deux parties de l'âme, rationnelle et irrationnelle, il y aura deux sortes d'excellence, ou vertus : les vertus intellectuelles, ou dianoétiques, et les vertus morales ; celles-ci expriment l'excellence de ce qui, dans la partie irrationnelle, est accessible aux exhortations de la raison.
Le livre II de l'Éthique à Nicomaquepropose une définition de la vertu, en fait de la vertu morale : « La vertu est une disposition acquise de la volonté, consistant dans un juste milieu relatif à nous, lequel est déterminé par la droite règle et tel que le déterminerait l'homme prudent » (1106 b 36). Dire que la vertu est une disposition acquise de la volonté, autrement dit une habitude, c'est nier qu'elle soit une science, comme le soutenaient les socratiques. Il ne suffit pas, en effet, de connaître le bien pour le faire, car la passion peut s'immiscer entre le savoir du bien et sa réalisation, et Aristote consacrera une minutieuse analyse au personnage de l'acratique, incontinent comme le buveur, en qui la claire conscience de ce qui est à faire est impuissante à remonter la pente que s'est frayée peu à peu une passion trop souvent assouvie. La moralité n'est pas seulement de l'ordre du logos, mais aussi du pathos (la passion) et de l'éthos (les mœurs, d'où est venu le mot éthique). Nous dirions, en termes modernes, que l'éducation morale doit s'efforcer d'introduire durablement la raison dans les mœurs par l'intermédiaire de l'affectivité, grâce à la constitution d'habitudes.
La vertu, même si elle doit pénétrer la partie irrationnelle de l'âme, est rationnelle dans son principe, comme l'atteste, dans sa définition, la référence à la « droite règle » (orthos logos). Plus étrange est l'appel à l'homme prudent, phronimos, comme critère vivant de cette droite règle. Cet appel à l'autorité de l'homme prudent, c'est-à-dire avisé et riche d'expérience, doit se comprendre d'abord comme une survivance, par-delà Socrate, de l'idéal aristocratique qui situait dans l'homme prestigieux, le spoudaios, le fondement et la mesure de la valeur. Mais, si Aristote recourt ainsi à l'autorité de l'exemple là où l'on attendrait une détermination conceptuelle, c'est qu'il est persuadé qu'aucune définition générale de la moralité ne peut embrasser la diversité inanalysable et imprévisible des cas particuliers. Pour juger de ce qui, à chaque fois, est la vertu, il faut du coup d'œil et du discernement, qui ne s'acquièrent que par l'expérience : aucun « système » moral ne peut remplacer ici le « conseil » de l'homme prudent.
La définition de la vertu contient néanmoins la référence à une norme objectivable : chaque vertu est un milieu entre deux vices, qui représentent l'un un excès, l'autre un défaut. Ainsi le courage est-il un milieu entre la lâcheté et la témérité ; la générosité un milieu entre la prodigalité et l'avarice, etc. D'une façon générale, ce sont les passions qui sont la matière de cette métrétique : il y a un usage mesuré de la passion qui est vertu ; ainsi, dans le cas de la colère, c'est une vertu de s'irriter comme il faut et quand il faut, par opposition à ces vices que sont l'irascibilité et l'indifférence (il y a donc de justes colères, thèse qui offusquera un peu plus tard les stoïciens). On comprend sur cet exemple qu'Aristote se défende de prôner, sous le nom de juste milieu, une morale de la médiocrité : car « ce qui est un milieu du point de vue de l'essence est un sommet du point de vue de l'excellence » (1107 a 6). Nous dirions aujourd'hui qu'il s'agit non d'un maximum, mais d'un optimum. L'idée d'un équilibre individualisé et relatif à la situation, le fait qu'Aristote rapproche la notion de milieu de celle d'opportunité (kairos) suggèrent ici l'influence de théories médicales, en particulier hippocratiques.
Les vertus particulières et les vices correspondants sont décrits aux livres III et IV. Il est caractéristique qu'Aristote ne propose pas ici, comme l'avait fait Platon dans la République, une classification des vertus fondée sur la distinction des parties de l'âme. Chaque vertu est définie à partir d'un certain type de situation (le danger pour le courage, la richesse pour la libéralité, le plaisir pour la tempérance, la grandeur pour la magnanimité, etc.). Il n'y a de vertu qu'en situation. Les situations étant insystématisables, l'éthique d'Aristote se présente ici comme purement descriptive : il s'agit de décrire des types d'homme vertueux, l'existence du vertueux précédant en quelque sorte le concept d'une vertu qui se laisse malaisément ramener à une essence. Cela nous vaut chez Aristote (et, un peu plus tard, dans les Caractères de son disciple Théophraste, qui inspireront La Bruyère) une série de portraits, dont certains, particulièrement réussis, nous renseignent, mieux que des morales plus systématiques, sur l'idéal éthique des Grecs : ainsi en est-il du personnage du « magnanime », dont la vertu – que l'on aurait quelque peine aujourd'hui à considérer comme telle – consiste, par opposition à la vanité ou à la sous-estimation de soi-même, à être justement conscient de ses propres mérites. On se doute que l'humilité n'a pas de place dans ce catalogue grec des vertus.
Le livre V est consacré tout entier à la vertu de justice. Cette vertu, qui consiste à donner à chacun son dû, peut être, dans la tradition platonicienne, définie par référence à un ordre mathématique : ainsi la justice distributive (à chacun selon son mérite) s'exprime-t-elle dans une proportion. Mais Aristote n'est pas moins sensible à ce que la détermination mathématique et l'ordre juridique ont d'abstrait et de rigide par rapport à la diversité des cas particuliers. La faiblesse de la loi, si bien faite soit-elle, est qu'elle est générale et qu'elle ne peut prévoir tous les cas. D'où la nécessité d'une justice qui ne se laisse pas enfermer dans des formules, mais soit accueillante aux cas particuliers, et qu'Aristote appelle l'équité. Ce qui fait la valeur de l'équitable est précisément que sa règle n'est pas droite, car ce qui est droit est rigide : « de ce qui est indéterminé [les situations particulières] la règle aussi est indéterminée » (V, 14, 1137 b 28).
Le livre VI étudie les vertus intellectuelles : la plus grande partie en est consacrée à réhabiliter la vertu populaire de prudence (phronèsis), qui est la capacité de délibérer sur les choses contingentes, c'est-à-dire qui peuvent être autrement qu'elles ne sont. À la différence de la sagesse, la prudence n'est pas science, mais jugement, discernement correct des possibles pour réaliser le plus convenable. Habileté du vertueux, elle guide la vertu morale en lui indiquant les moyens d'atteindre ses fins ; par là, elle acquiert elle-même une valeur morale, car il n'est pas moralement licite d'être maladroit quand on veut le bien. Elle n'est sans doute pas la forme la plus élevée du savoir ni de la vertu : capacité de discerner et de réaliser le « bien de l'homme », elle est vertu proprement humaine, que ne connaissent ni les animaux ni les dieux, vertu moyenne comme l'est la position de l'homme dans l'Univers.
L'amitié
Les livres VIII et IX sont consacrés à de fines analyses sur l'amitié, qui n'est sans doute pas une vertu, mais, du moins sous sa forme la plus haute, ne va pas sans accompagnement de la vertu. Aristote distingue en effet trois formes de l'amitié, selon qu'elle vise l'utilité, le plaisir ou la vertu. Cette tripartition montre que le concept aristotélicien d'amitié (philia) est plus large que le nôtre et englobe l'ensemble des relations interindividuelles. Ainsi, la relation du père et de ses enfants, du mari et de la femme, du chef et de ses sujets relève d'une analyse différentielle de l'amitié : on a pu faire gloire à Aristote d'être le précurseur de la « microsociologie » (G. Gurvitch). Mais une difficulté surgit à propos de l'amitié si l'on se souvient que Dieu, parfaitement « autarcique », « n'est pas tel qu'il ait besoin d'amis », puisqu'il se suffit entièrement à lui-même ; car il faudra se demander alors si le sage, qui est l'homme le plus semblable à un dieu, doit ou non avoir des amis : la réponse d'Aristote est nuancée et finalement positive ; mais le fait que la question se pose témoigne qu'Aristote voit dans l'amitié une expérience et une valeur proprement humaines, enracinées dans la finitude, et qui ne peuvent sans contradiction être transposées en Dieu.
La vie contemplative
Dans le livre X de l'Éthique à Nicomaque, le point de vue qui paraissait jusque-là dominant dans les théories morales d'Aristote, celui d'une anthropologie de la finitude, semble faire place à l'idéal platonisant d'une assimilation de l'homme au divin. Les éditeurs ont associé dans ce livre X deux dissertations d'Aristote : l'une sur le plaisir, l'autre sur le bonheur. Dans la première, Aristote s'applique à montrer – contre Eudoxe – que le plaisir n'est pas le Souverain Bien, mais aussi – cette fois contre Speusippe – qu'il n'est pas à exclure de la définition du bonheur. Contre les contempteurs du plaisir, qui se réclamaient du Philèbe de Platon, il montre en effet que le plaisir n'est pas un processus (genesis), et par là quelque chose d'indéterminé, mais qu'il est un acte (energeia) ou, plus précisément, un surcroît d'acte qui s'ajoute, « comme à la jeunesse sa fleur », à toute activité parfaitement achevée dans son genre. Le plaisir n'est donc pas le bonheur, mais il l'accompagne légitimement.
La deuxième partie du livre X s'efforce de définir le bonheur propre à l'homme. On peut concevoir le bonheur de deux façons : ou bien comme l'équilibre entre les différentes fonctions dont l'homme est capable (végétative, sensitive, intellectuelle), ou bien comme l'activité de ce qu'il y a en nous de plus haut. C'est cette deuxième voie que suit ici Aristote : ce qu'il y a de plus haut en l'homme, c'est l'intellect (noûs), qui est ce par quoi nous participons au divin ; le bonheur de l'homme résidera donc dans l'activité contemplative, qui a sur toute autre activité l'avantage d'être à elle-même sa propre fin, et de n'avoir pas besoin de médiations extérieures pour s'exercer. Dès l'Antiquité, on s'est plu à voir dans ce texte le couronnement de l'éthique aristotélicienne ; les interprètes modernes, comme Rodier, se sont efforcés de montrer qu'il n'y a pas de contradiction entre l'idéal contemplatif et la moralité pratique, car celle-ci, en ordonnant les rapports humains dans le cadre de la vie politique, fournit les conditions, au moins négatives, qui permettent à celui-là de s'exercer. Néanmoins, on n'a peut-être pas assez remarqué qu'Aristote assortit sa description de la vie contemplative de réserves qui semblent en rendre la jouissance problématique pour l'homme. Car la vie contemplative est « au-dessus de la condition humaine », et l'homme, à supposer qu'il y accède, mènera cette vie « non en tant qu'homme, mais en tant qu'il y a quelque chose de divin en lui » (X, 7, 1177 b 26 sqq.). On pourrait dire qu'être homme c'est dépasser l'humanité en nous et « nous rendre immortels », comme nous le suggère expressément Aristote (X, 7, 1177 b 31). Mais ne serait-ce pas là démesure ? C'est pourquoi Aristote ne va jamais jusqu'au bout de ce défi qui élèverait l'homme au rang des dieux. L'homme doit chercher, certes, à s'immortaliser, mais seulement « autant qu'il est possible », c'est-à-dire probablement par l'exemplarité de ses actes ou de ses œuvres. L'idéal platonicien d'une assimilation de l'homme au divin subsiste bien, au moins littéralement, chez Aristote ; mais il n'est plus, justement, qu'un idéal, un principe régulateur, une idée limite, et ne peut plus être l'objet d'une expérience, même exceptionnelle. Aristote, au demeurant, a consacré moins de temps à décrire cet idéal que la distance qui nous en sépare et l'effort proprement humain pour la combler. Aristote sera moins préoccupé des triomphes possibles de la contemplation, désirée plus que possédée ou même possédable, que des moyens d'y suppléer par les médiations laborieuses de la dialectique (dans l'ordre théorique), de la vertu (dans l'ordre pratique), du travail (dans l'ordre « poétique »). Aristote retrouve, par-delà ce qu'il croit être un certain échec du platonisme, la sagesse des limites, qui avait été le premier message éthique de la Grèce : humanisme tragique qui invite l'homme à renoncer aux ambitions démesurées, mais aussi, selon le vers de Pindare, à « épuiser le champ du possible ».
La politique
Au livre Ier de l'Éthique à Nicomaque, Aristote désignait la politique comme « la première des sciences, celle qui est plus que toute autre architectonique ». Cette affirmation, étrange pour nous, était justifiée par le fait que la politique est la science des fins les plus hautes de l'homme, par rapport auxquelles, les autres ne sont que moyens. De fait, s'il est vrai, comme nous l'apprend le début de la Politique, que l'homme est, par excellence, l'« animal politique » ou « communautaire », c'est-à-dire le seul animal qui, parce qu'il est doué de parole, puisse entretenir des rapports d'utilité et de justice avec son semblable, on comprend que l'homme ne puisse accéder à l'humanité véritable que dans le cadre de la cité. La fin de la cité n'est pas seulement le « vivre », c'est-à-dire la satisfaction des besoins, mais aussi le « bien-vivre », c'est-à-dire la vie heureuse, qui, pour les Grecs, se confond avec la vie vertueuse.
Pourtant, ces affirmations liminaires ne paraissent guère trouver leur confirmation dans le contenu effectif de la Politique. Le style des analyses y est en effet, avec des nuances d'un livre à l'autre, plutôt réaliste : Aristote paraît prendre plus d'intérêt à analyser la structure sociologique des États existants qu'à célébrer dans l'État, comme le fera plus tard Hegel, la réalité de l'Idée morale. Et, si le point de vue normatif n'est pas absent, Aristote précise qu'il faut distinguer entre la « meilleure constitution absolument » et la « meilleure constitution possible étant donné les circonstances » : c'est à réaliser celle-ci hic et nunc, en tenant compte de la géographie et de l'histoire, que devra s'attacher la politique concrète. Nous sommes loin de la politique platonicienne, qui enjoignait au philosophe de redescendre dans la caverne pour imposer aux hommes, au besoin par la violence, un ordre « géométrique » calqué sur celui des Idées.
La Politique d'Aristote s'ouvre, tout de suite après les chapitres introductifs, sur une sorte de microsociologie des rapports de commandement dans l'ordre domestique : rapports de maître à esclave, d'homme à femme, de père à enfants. Mais c'est surtout au premier type de rapports qu'il s'intéresse. Du point de vue économique, l'esclave n'est autre qu'un « instrument animé ». Cependant, du point de vue « politique », l'esclave est naturellement fait pour exécuter ce que le maître commande, ce qui suppose, chez l'esclave, une participation au moins passive à la nature rationnelle de l'homme, puisqu'il est capable de comprendre et d'obéir. En ce sens, l'esclavage est un rapport naturel, qui s'exerce au double profit du maître et de l'esclave lui-même. Cette analyse d'Aristote a été souvent interprétée comme une justification de l'esclavage. Elle l'est, en effet, mais ne va pas sans nuances ni réserves. Car il peut y avoir un esclavage contre nature, celui qui est issu du droit de la guerre. Et, même dans l'ordre naturel, la distinction entre maître et esclave n'est pas claire, car la nature fait ce qu'elle peut, mais non toujours ce qu'elle veut, de sorte qu'il peut bien arriver que des âmes d'esclave habitent des corps d'homme libre, et inversement.
Sauf dans le cas extrême de la tyrannie, le commandement politique diffère du rapport de maître à esclave, car il s'adresse à des hommes libres. En droit, le meilleur gouvernement est la monarchie, c'est-à-dire une forme de gouvernement analogue au commandement que, dans l'ordre domestique, le père exerce sur les enfants. Le roi, s'il est doué de prudence, peut mieux que la loi – qui, comme nous l'avons vu, a le défaut d'être trop générale – juger et décider équitablement en fonction des cas particuliers. Mais, d'un autre côté, rien n'est aussi proche de l'autorité monarchique que l'arbitraire, qui naît lorsque le jugement du monarque est altéré par la passion, de sorte que la dégradation du gouvernement le meilleur est aussi le pire des mauvais gouvernements : la tyrannie. À l'inverse, la démocratie est, comme l'avait déjà reconnu Platon, le moins bon des bons gouvernements et le moins mauvais des pires : l'homme du peuple, pris individuellement, est certes très inférieur à l'homme compétent qui est censé commander dans la monarchie, mais, pris en corps, le peuple représente une somme de compétence et de prudence supérieure à celle d'un homme seul, quel qu'il soit. De plus, le peuple est, à proprement parler, l'usager de l'État : or l'utilisateur est plus à même de juger que le producteur, « l'invité juge mieux de la chère que le cuisinier » (III, 11, 1281 a 11 - 1282 a 41). Enfin, une grande quantité d'hommes est plus difficilement corruptible qu'une petite et, à plus forte raison, qu'un seul (1286 a 20). La tendance de ces passages est « étonnamment antisocratique » et « franchement démocratique » (O. Gigon). Pourtant, Aristote ne s'arrête pas à cette solution, sans doute parce qu'elle suppose dans le peuple un degré d'éducation qui est moins la condition que la conséquence d'un État bien policé.
En fait, les hommes étant ce qu'ils sont, le meilleur gouvernement est une oligarchie (gouvernement de quelques-uns), suffisamment prudente pour se soumettre à un contrôle (livre IV). La réussite politique de l'oligarchie suppose d'ailleurs certaines conditions géographiques et sociologiques : une ville éloignée de la mer et de ses tentations commerciales ; suffisamment petite pour pouvoir être « embrassée du regard » ; un territoire fertile, avec une propriété suffisamment divisée pour multiplier le nombre des producteurs indépendants ; l'existence corrélative d'une classe moyenne, facteur décisif de stabilité. L'idéal économique et politique d'Aristote est un idéal d'autarcie, d'autosuffisance. Il est clair que ces conditions n'étaient pas réunies à Athènes, toujours exposée aux séductions du mercantilisme et, du moins jusqu'à la conquête macédonienne, aux rêves impérialistes. Aussi bien Aristote ne prétend-il pas imposer aux cités un changement brutal. Ainsi les livres V et VI sont-ils consacrés à l'analyse, déjà quasi « machiavélienne », des moyens les plus propres à préserver les constitutions existantes, tyrannie comprise. La leçon qu'Aristote tire de cette méthodologie de la conservation n'est pas claire, si tant est qu'il veuille en tirer une leçon. Du moins, anticipant Montesquieu, assure-t-il au passage que la vertu est nécessaire aux gouvernants dans les bonnes formes de gouvernement.
Au demeurant, même si Aristote n'a pas ignoré les exigences de la Realpolitik, la tonalité éthique de l'ensemble n'est pas niable. Elle s'exprime dans une sorte de cercle : l'État le meilleur est celui qui, par l'éducation, inculque la vertu aux citoyens ; mais l'État le meilleur suppose lui-même des gouvernants vertueux. C'est donc sans doute affaire de chance si, au sein d'un État perverti, surgit l'improbable vertu d'un législateur. Mais, une fois restauré dans sa finalité morale, l'État ne doit pas se désintéresser de l'éducation des citoyens. Les principes de l'éducation, à laquelle est consacré le huitième et dernier livre de la Politique, sont ceux-là mêmes qui doivent inspirer l'action politique : « la mesure, le possible et le convenable ». Ce n'est sans doute pas un hasard si ce sont là les derniers mots de la Politique.
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Écrit par
- Pierre AUBENQUE : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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