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ARMÉE Pouvoir et société

L'archétype atténué

Entre laxisme et militarisme, la spécificité des armées fluctue, comme les monnaies, au sein d'un « serpent militaire » marqué par deux seuils. Historiquement, c'est en fait le second qui a été le plus souvent transgressé, comme en témoignent, parmi d'autres irruptions sur la scène politique, tant de coups d'État. L'un des soucis des gouvernants est donc d'y parer.

Le premier réflexe est évidemment de renforcer la discipline, de telle sorte que d'une plus grande discipline « dans » l'armée on puisse attendre une plus grande discipline « de » l'armée, c'est-à-dire un plus grand loyalisme. Malheureusement, cette méthode a des effets pervers. Elle tend à accentuer les différences avec la société, à isoler l'armée, à ériger ses règlements en catéchisme, à exacerber la conscience qu'elle a de sa vocation éminente, bref, au lieu d'accroître sa réserve, elle peut au contraire, si l'occasion s'en présente, la pousser à en sortir. Aussi, la sociologie et l'évolution démocratique aidant, est-on plutôt porté aujourd'hui à la démarche inverse : « ouvrir » l'armée, l'arracher à sa logique spécifique, la banaliser.

La chose, à vrai dire, n'est pas nouvelle. Tocqueville, témoin pourtant, en Amérique, d'une armée sans autre tradition que protestante, rétive, depuis Cromwell notamment, à tout militarisme, le soulignait bien : si, par « leurs penchants opposés », les militaires font courir des dangers à toute démocratie, le remède est dans le pays lui-même. C'est « avec des citoyens éclairés, fermes et libres, qu'on fait des soldats obéissants et disciplinés ». Il s'agit donc de « faire entrer l'esprit général de la nation dans l'esprit particulier de l'armée » (De la démocratie en Amérique, t. II, 3e partie).

À cette fin, on peut choisir de renoncer aux forces professionnelles, supposées refléter la quintessence même de l'esprit militaire, pour recourir aux milices, à la conscription, voire aux armées populaires : autant de versions du « peuple en armes », par définition proches de la société. Les milices, toutefois, sous la forme des « gardes nationales », ont souvent montré qu'elles étaient moins un instrument démocratique qu'un instrument de classe. Le service militaire implique un encadrement d'active tel que le comportement loyal des recrues est loin d'être assuré : en 1961, le contingent contribue à l'échec du putsch des généraux en Algérie, mais sur le même terrain en mai 1958, comme plus tard au Chili, il suit, sans mot dire, ses officiers. Les forces populaires, enfin, serties dans le parti unique, expriment et défendent une idéologie que subit, plus qu'il ne la partage, le pays tout entier. Les armées les moins politisées ne sont-elles pas, d'ailleurs, les armées anglo-saxonnes, toutes armées de métier ? Bref, la cause n'est pas aussi simple qu'il y paraît.

Au lieu de s'attaquer aux structures, on peut donc s'en prendre plus simplement au mode de vie, en cherchant en quelque sorte à le démilitariser. C'est la thérapeutique mise au point, depuis le dernier grand conflit, par les armées japonaise et allemande. La Bundeswehr, à l'évidence, ne pouvait être simple résurgence de la Wehrmacht, de la Reichswehr ou, plus généralement, de l'armée prussienne ; la République fédérale, pour conjurer les vieux démons et rassurer ses voisins, fut donc conduite, en mettant sur pied, en 1955, ses nouvelles forces, à les libéraliser. L'Innere Führung – ensemble des dispositions destinées à maintenir dans les quartiers un style de vie démocratique et à assurer la formation civique et morale des recrues – a ainsi servi de cadre à la reconversion du militaire de type[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-I, ancien président de la Fondation pour les études de défense nationale

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Médias

Soldats de la garde prétorienne - crédits :  Bridgeman Images

Soldats de la garde prétorienne

Chars amphibies - crédits : Bert Hardy/ Getty Images

Chars amphibies

Alfred Dreyfus - crédits : Aaron Gerschel/ A. Dagli Orti/ De Agostini/ Getty Images

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