DESPLECHIN ARNAUD (1960- )
Lignes de vie
Le ton de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) est d'une tout autre nature. À la fascination morbide de Mathias succèdent les tergiversations et le refus de choisir sa voie du bien nommé Paul Dédalus (Mathieu Amalric), qui ne cesse de reporter l’achèvement de sa thèse de philosophie. Tout comme il hésite entre trois femmes radicalement opposées, moralement et physiquement (Emmanuelle Devos, Marianne Denicourt, Jeanne Balibar). Énergique et fébrile, marqué par le doute et le scepticisme, Paul passe plus de temps à analyser ses actes qu’à agir. Le film joue des décalages constants qui existent entre lui et les autres, amis ou ennemis, montrant ses réactions incongrues dans des situations concrètes qui seraient banales pour des personnages ordinaires (ce que ne sont jamais ceux de Desplechin). Sur un fond de blessures sentimentales, amicales, professionnelles ou remontant à la petite enfance de Paul, le film, magnifiquement servi par le jeu d’Amalric, est une comédie parfois burlesque traversée de grands éclairs d’émotion. Avec la description de ce monde dépressif et en état de souffrance permanente, Arnaud Desplechin se révèle le peintre le plus lucide et le plus cruel d'une génération, faisant parfois songer à ce que fut, en son temps, La Maman et la Putain, de Jean Eustache. Dans Trois Souvenirs de ma jeunesse (2015), le metteur en scène reviendra sur les années de formation de Paul Dédalus, accentuant la dimension romanesque du personnage.
Situé dans le Londres du tout début du xxe siècle, et adapté d'une nouvelle d’Arthur Symons, Esther Kahn est le premier film en costumes d’Arnaud Desplechin. Il relève partiellement de la tradition du roman d’apprentissage, puisqu’il raconte comment l’héroïne éponyme réalise son désir de devenir une grande actrice. Dans la première partie, Esther est un personnage à la Dickens, qui supporte difficilement la vie dans sa famille. Son comportement ressemble alors à celui des cousins de La Vie des morts, en situation d’inquiétude et dépourvus de repères. La caméra la poursuit comme elle poursuivait ceux-ci, tentant de la recadrer pour la perdre à nouveau. Esther est dans sa famille comme une étrangère, une « autre », imitant les siens, « tel un petit singe », persifle sa mère. Comment vivre avec les « siens », la communauté et avec soi-même ? Esther trouve la solution brusquement devant une scène de théâtre, là où il est admis d’« imiter ». Elle a du talent. Il lui reste à apprendre la technique grâce au vieil acteur Nathan (Ian Holm), puis à vivre les joies et surtout les douleurs qui nourriront son jeu. Est-ce un film sur le théâtre ? Pas vraiment, puisque celui-ci n’est qu’un moyen de rejoindre la vie et de répondre à la question que posait déjà Mathias : comment connaître autrui ? Et passer du doute et de l'anonymat à l'affirmation d'une identité, de la froideur rationnelle à une sensibilité véritable. Le film révèle le talent de Summer Phoenix dans le rôle d’Esther.
Esther Kahn suivait le mouvement de l’héroïne de façon relativement linéaire. Rois et reine est construit sur une double ligne brisée, et met en regard deux itinéraires. Au moment d’accéder à une vie apaisée, Nora (Emmanuelle Devos) est confrontée au cancer et à la mort de son père (Maurice Garrel), qui font remonter des blessures, des souvenirs de faits réels, comme le suicide de son premier mari, Pierre (Joachim Salinger), ou peut-être imaginaires, comme une lettre accusatrice que lui aurait adressée son père. Quant à l’autre ligne, elle semble brisée dès l’origine. Mathieu Amalric compose un Ismaël survolté, second mari de Nora, interné de force à la demande d’un inconnu, en butte à l’univers entier. Alors que Nora est en proie à ses blessures intimes, Ismaël semble triompher de tout, y compris de sa psychanalyste (Catherine[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
Classification
Média
Autres références
-
ESTHER KAHN (A. Desplechin)
- Écrit par Marie-Anne GUÉRIN
- 965 mots
Les films d'Arnaud Desplechin ont besoin de la fiction de l'autre comme d'une réalité, aussi tragique soit-elle. Cette fiction peut être fournie par le récit de l'écrivain, ou bien délivrée par la seule existence de cet autre. Son omniprésence suffit à provoquer le désir de l'enregistrement et...
-
ROIS ET REINE (A. Desplechin)
- Écrit par Michel ESTÈVE
- 1 038 mots
Prix Louis-Delluc 2004, Rois et reine confirme le grand talent d'Arnaud Desplechin. On y voit s'affronter une reine et plusieurs rois. La reine, c'est Nora (Emmanuelle Devos), une jeune femme séduisante de trente-cinq ans, directrice d'une galerie d'art parisienne. Quant aux rois, ce sont les personnages...
-
TROIS SOUVENIRS DE MA JEUNESSE (A. Desplechin)
- Écrit par Joël MAGNY
- 1 088 mots
C’est, en 1996, avec Comment je me suis disputé...(ma vie sexuelle)que le personnage de Paul Dédalus fait son apparition dans l’œuvre d’Arnaud Desplechin : figure hybride, qui emprunte tout à la fois au Stephen Dedalus imaginé par James Joyce, à l’Antoine Doinel de François Truffaut...
-
UN CONTE DE NOËL (A. Desplechin)
- Écrit par René PRÉDAL
- 1 103 mots
On dirait à première vue l'archétype d'une grande famille bourgeoise (trois générations Vuillard, soit une bonne dizaine de personnages principaux) exceptionnellement réunie pour Noël autour de Junon, la mère (Catherine Deneuve), dont l'état de santé nécessite une greffe de la moelle osseuse. Mais c'est...
-
AMALRIC MATHIEU (1965- )
- Écrit par Joël MAGNY
- 1 169 mots
En une vingtaine d'années, Mathieu Amalric est devenu l'acteur symbole de toute une génération du cinéma français, celle notamment d'Arnaud Desplechin et des frères Larrieu. Après de modestes débuts dans Les Favoris de la lune d'Otar Iosseliani (1984), il obtiendra le césar...
-
CINÉMA (Aspects généraux) - Histoire
- Écrit par Marc CERISUELO , Jean COLLET et Claude-Jean PHILIPPE
- 21 694 mots
- 41 médias
...sentimentales (2000) de Jacques Chardonne, qui le conduit à abandonner l'évocation du petit monde parisien et à se consacrer à des formes nouvelles. Arnaud Desplechin, lui, s'est fait connaître avec le moyen-métrage La Vie des morts (1991), chronique familiale sensible et d'une grande inventivité... -
FRANCE (Arts et culture) - Le cinéma
- Écrit par Jean-Pierre JEANCOLAS et René PRÉDAL
- 11 105 mots
- 7 médias
De son côté, Pascal Caucheteux, après avoir produit le moyen-métrage d’Arnaud DesplechinLa Vie des morts (1990), fonde Why Not Productions pour financer La Sentinelle (1992), premier long-métrage à gros budget (vingt millions de francs, treize semaines de tournage) de celui qui va devenir le...