SCHÖNBERG ARNOLD (1874-1951)
La période « atonale »
C'est le Deuxième Quatuor de 1907-1908 qui constitue l'œuvre-charnière, le Janus bifrons de la musique moderne, l'équivalent sonore des Demoiselles d'Avignon que Picasso réalisa exactement au même moment. Il débute en fa dièse mineur, semble se désintégrer en un scherzo ricanant et anarchique, puis, avec l'adjuvant inattendu d'une voix de soprano chantant deux poèmes de Stefan George, il fait ses premiers pas, à la fois craintifs et émerveillés, dans l'inconnu sans pesanteur tonale : les paroles du finale : « Je sens l'air d'autres planètes » sont devenues à juste titre symboliques de toute la musique du xxe siècle. Malgré la grande crise conjugale de 1908, 1909 fut l'année miracle, celle qui vit l'achèvement du Livre des jardins suspendus, puis, coup sur coup, la composition des Trois Pièces pour piano, op. 11, des Cinq Pièces pour orchestre, op. 16 et du monodrame Erwartung, op. 17. Sans doute Schönberg ne retrouva-t-il plus jamais une pareille intensité d'inspiration « chauffée à blanc ». Ce sont là les premiers chefs-d'œuvre de la musique atonale et, en même temps, de l'expressionnisme musical. Mais, si Erwartung est impensable sans la révolution de la psychanalyse freudienne (c'est la plus téméraire plongée vers le subconscient jamais tentée par un musicien et, dans son audace informelle défiant toute analyse, la plus géniale et la plus vaste improvisation de toute la musique), la visionnaire troisième pièce de l'opus 16 annonce, un demi-siècle à l'avance, le Ligeti d'Atmosphères et toutes les musiques « statiques » actuelles, fondées sur l'exploration infinitésimale des paramètres sonores.
Les deux années suivantes marquent un inévitable temps d'arrêt, une crise : se heurtant de front au problème de la grande forme en l'absence des structures tonales et du développement thématique, Schönberg se consacre surtout à la peinture (il rencontre Kandinsky, et exposera trois de ses toiles au Blaue Reiter), ainsi qu'à la rédaction de son monumental Traité d'harmonie, dédié à la mémoire de Mahler, bilan de trois siècles de musique tonale et prémisses de l'étape suivante. Tandis qu'un second monodrame, Die glückliche Hand (La Main heureuse) reste en panne (il ne sera achevé qu'en 1913), le compositeur donne ses pages les plus accomplies dans le domaine de la « petite forme », dont l'aboutissement est le très célèbre Pierrot lunaire, apogée du Sprechgesang, intermédiaire entre le chanté et le parlé. Inauguré en octobre 1911, le deuxième séjour berlinois est interrompu par la guerre ; de retour à Vienne en été 1915, Schönberg achève un peu plus tard le cycle étonnant des Quatre Lieder avec orchestre, op. 22, entrepris dès 1913.
Il ne terminera plus aucune œuvre avant 1923. La guerre et, par deux fois, la mobilisation, n'en sont pas les seules causes : le problème de l'organisation du monde atonal, celui de la reconquête de la grande forme, se font de plus en plus aigus. Schönberg consacre l'essentiel des années de guerre à une œuvre immense, qui ne sera jamais achevée. D'abord conçue comme une symphonie avec chœurs (et parmi les esquisses de mai 1914, on trouve un premier thème dodécaphonique), elle devient un oratorio, Die Jakobsleiter (L'Échelle de Jacob) dont il achève le livret, mais dont la composition ne sera jamais poussée au-delà de la première moitié. Tel quel, ce grand fragment, qui ne fut créé qu'en 1960, et dont le premier enregistrement date de 1980, demeure l'œuvre de transition par excellence. Du point de vue musical, certes, mais autant et davantage du point de vue spirituel. Né dans un milieu juif libéral et agnostique, Schönberg s'était converti à la religion luthérienne en 1898. L'Échelle de[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Harry HALBREICH : musicologue, professeur d'analyse musicale
Classification
Média
Autres références
-
PIERROT LUNAIRE (A. Schönberg)
- Écrit par Juliette GARRIGUES
- 277 mots
Le 16 octobre 1912, Pierrot lunaire, d'Arnold Schönberg, est créé à Berlin. « Le Pierrot lunaire est l'œuvre la plus célèbre de Schönberg, point central autour duquel on a ordonné toutes les autres ; il est certain que, malgré l'importance de celles-ci, celle-là constitue un centre de...
-
ADAMS JOHN (1947- )
- Écrit par Patrick WIKLACZ
- 1 969 mots
- 2 médias
...redécouverte du sens de la tonalité : « La tonalité est une force fondamentale, dramatique, organisatrice. Dès le moment où il a essayé de rompre cette force, Schönberg a privé la musique de sa cohérence essentielle et naturelle. » Shaker Loops, pour sept instruments à cordes (3 violons, alto, 2 violoncelles,... -
ATONALITÉ
- Écrit par Juliette GARRIGUES et Michel PHILIPPOT
- 4 382 mots
- 9 médias
...cette dissolution du système tonal par utilisation permanente de l'ensemble des notes de la gamme chromatique puisse être remarquée dans les œuvres de Schönberg, de ses deux disciples Berg et Webern, et de quelques musiciens moins célèbres, comme Josef Matthias Hauer, dès les premières années du ... -
BASSE, musique
- Écrit par Henry BARRAUD
- 3 508 mots
- 1 média
...fonction commence à lui être délibérément contestée, pour en arriver à perdre toute raison d'être, au sein du système dodécaphonique mis au point par Schönberg après la guerre de 1914-1918 et poussé jusqu'à ses dernières conséquences dans la musique sérielle. Schönberg, dès le début de ses recherches,... -
BLAUE REITER DER
- Écrit par Étiennette GASSER
- 2 898 mots
- 5 médias
...aquarelle abstraite, 1910), et celle de Marc sur la vision de la nature en tant qu'expression d'une condition intérieure. L'amitié de Kandinsky et de Schönberg, vers 1909, est une autre constellation du « printemps héroïque » de Munich. La pulvérisation de l'univers tonal, amorcée en 1908, est parallèle... - Afficher les 35 références