ABSTRAIT ART
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Longtemps l' art abstrait, épouvantail ou bannière, suscita les passions. Les tenants de la tradition voyaient dans son apologie un parfait exemple de la confusion des valeurs esthétiques, liée à leur décrépitude, conséquence d'une liberté sans frein. Ses propagandistes, à l'inverse, estimaient acquis et irréversible l'abandon de la représentation en peinture comme en sculpture. La postmodernité a relégué le conflit entre ces positions tranchées au rang des querelles d'une époque révolue. Les artistes eux-mêmes n'en font plus la pierre de touche d'un clivage déterminant : l'abstraction est désormais une possibilité offerte, disponible parmi d'autres. Elle demeure cependant l'une des grandes aventures artistiques du xxe siècle, pleinement solidaire des ambitions avant-gardistes.
Polymorphe et polysémique, l'abstraction ne se laisse ni enfermer dans une définition positive, ni attribuer une fonction univoque. Lorsqu'ils cherchent à en cerner les contours, les critiques, tel Léon Degand, l'opposent à la figuration pour dire non ce qu'elle est, mais ce qu'elle n'est pas : « La peinture abstraite est celle qui ne représente pas les apparences visibles du monde extérieur, et qui n'est déterminée, ni dans ses fins, ni dans ses moyens, ni dans son esprit, par cette représentation. Ce qui caractérise donc, au départ, la peinture abstraite, c'est l'absence de la caractéristique fondamentale de la peinture figurative, l'absence de rapport de transposition, à un degré quelconque, entre les apparences visibles du monde extérieur et l'expression picturale » (Langage et signification de la peinture en figuration et en abstraction, 1956). Avant d'être adoptée par le langage courant, la dénomination art abstrait fut elle-même critiquée. On lui opposa notamment les locutions « art non figuratif », « art non objectif », ou encore « art concret » – puisqu'une œuvre est toujours « concrète ». Chaude ou froide, informelle ou géométrique, intuitive ou calculée, l'abstraction échappe à toute assignation stylistique et ne relève d'aucun champ sémantique déterminé : elle s'est montrée capable d'accueillir des intentions contradictoires, de manifester des positions philosophiques, existentielles ou artistiques antithétiques.
Bigarrée, elle provoque de moins en moins la réticence de principe des amateurs. Intégrée au monde de l'art, elle a perdu l'aura que lui conférait l'audace d'une radicalité supposée. Elle continue néanmoins à susciter la résistance d'un large public qui la trouve, au mieux, difficile d'accès. Les œuvres abstraites s'adressent-elles plus directement que les autres à la sensibilité, ou relèvent-elles d'une approche essentiellement intellectuelle ; Tout art, même le plus réaliste, est-il toujours d'abord abstrait, comme on l'a souvent prétendu ; S'il ne semble guère possible de trancher définitivement, on peut en revanche s'efforcer de dresser un bilan rétrospectif serein : objet de l'histoire, l'art abstrait n'est plus un véritable sujet de polémique.
Genèse de l'abstraction
L'art abstrait, en tant que tel, apparaît au début des années 1910. Deux modèles explicatifs rendent compte de sa « naissance », conséquence raisonnable d'une évolution logique ou saut inattendu dans l'inconnu. Le premier, le plus répandu, s'appuie sur une conception darwinienne de l'histoire de l'art et de la création. Au xixe siècle, la modernité, si elle ne songe pas encore à se débarrasser de la représentation, oppose néanmoins les qualités proprement plastiques de l' image à celles de ses composantes iconiques. Delacroix évoque une « musique du tableau » qui résulte de « tel arrangement de couleurs, de lumières, d'ombres, etc. » Si vous vous trouvez placé à une distance trop grande de la peinture pour savoir ce qu'elle représente, dit-il, « vous êtes pris par cet accord magique ». Baudelaire prolonge la pensée du peintre : « Une figure bien dessinée vous pénètre d'un plaisir tout à fait étranger au sujet. Voluptueuse ou terrible, cette figure ne doit son charme qu'à l'arabesque qu'elle découpe dans l'espace. Les membres d'un martyr qu'on écorche, le corps d'une nymphe pâmée, s'ils sont savamment dessinés, comportent un genre de plaisir dans les éléments duquel le sujet n'entre pour rien ; si pour vous il en est autrement, je serai forcé de croire que vous êtes un bourreau ou un libertin. »
Dans les années 1880, alors que maints amateurs sincères ne voyaient littéralement pas les « motifs » transcrits sur leurs toiles par les peintres impressionnistes, le critique Théodore Duret défend jusqu'aux ultimes limites alors concevables l'absolue indépendance de l'image et de la peinture. Son article consacré à Whistler et publié en 1881 dans la Gazette des beaux-arts retrace avec une logique implacable l'évolution de l'artiste américain. Dans un premier temps, les titres de ses œuvres en désignent le sujet. Plus tard, il ajoute un sous-titre, destiné à attirer l'attention sur « la combinaison du coloris ». Il inverse cet ordre de préséance lorsqu'il donne « l'arrangement particulier des couleurs pour titre principal à certaines de ses œuvres, en mettant le sujet en sous-titre ». Enfin, il en viendra à « supprimer absolument toute espèce de titre, autre que celui tiré de l'arrangement des couleurs ». À la différence de nombreux hommes de lettres, qui « ne voient dans le tableau que le sujet », les vrais connaisseurs apprécient « la qualité intrinsèque de la peinture en soi ». Cette formulation de Duret évoque irrésistiblement celle que Guillaume Apollinaire utilisera dans Les Peintres cubistes (1913) : « Les jeunes artistes-peintres des écoles extrêmes ont pour but secret de faire de la peinture pure. » Pour eux, « le sujet, qui décidait à peu près seul des préférences des autres, n'est plus qu'un accessoire ».
L'étape suivante conduit évidemment à se défaire de cet accessoire, aboutissement logique d'une procédure de décantation. La peinture abstraite, privée de liens avec tout référent identifiable dans la réalité extérieure, ne fut pas, c'est le moins qu'on puisse dire, acceptée d'emblée. La pomme de discorde entre ses contempteurs et ses thuriféraires relève d'un différend ontologique : l' art en général – et la peinture en particulier – est-il par essence, comme toute la pensée occidentale depuis Aristote l'avait jusqu'alors expliqué, lié à la mimésis, ou bien repose-t-il sur les qualités propres du médium, capable d'incarner une pensée sensible ;
Le refus ou la reconnaissance d'une légitimité de l'art abstrait ne dépend nullement du jugement de goût. Ces deux attitudes irréconciliables restent tributaires de la réponse donnée à une question proprement philosophique : qu'est-ce que l'art ; Paul Klee, pour sa part, avait tranché : « L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. Et le domaine graphique, de par sa nature même, pousse à bon droit à l'abstraction » (1920). Depuis lors, un large courant de pensée a tenté de montrer que l'art véritable est, et a toujours été, abstrait. Le sujet de la représentation, ainsi ravalé au rang de supplément inessentiel, n'aurait jamais eu une importance esthétique capitale. Une telle perception, anachronique au sens strict du terme, s'appuie sur l'idéologie anhistorique d'une universalité de l'art, confortée par le musée, lieu par excellence, ainsi que l'a expliqué André Malraux, d'une « confrontation de métamorphoses ». Rétroactive, cette vision ignore délibérément l'importance du rapport entre l'image et son traitement formel dans toute peinture ou sculpture fondée sur l'imitation.
Les admirateurs de l'art abstrait manifestaient là leur volonté d'ignorer la rupture pour mieux ancrer l'innovation dans un continuum mythique et intemporel. Les résistances devant les premières œuvres abstraites trahissaient la pesanteur des habitudes acquises, mais elles rendaient compte aussi, à leur manière, d'un fait fondamental : une fracture majeure bouleversait le monde de l'art. Kandinsky a raconté comment lui apparut la possibilité d'une conception nouvelle : « J'arrivais chez moi avec ma boîte de peinture après une étude, encore perdu dans mon rêve et absorbé par le travail que je venais de terminer, lorsque je vis soudain un tableau d'une beauté indescriptible, imprégné d'une grande ardeur intérieure. Je restai d'abord interdit, puis je me dirigeai rapidement vers ce tableau mystérieux sur lequel je ne voyais que des formes et des couleurs et dont le sujet était incompréhensible. Je trouvai aussitôt le mot de l'énigme : c'était un de mes tableaux qui était appuyé au mur sur le côté. J'essayai le lendemain de retrouver à la lumière du jour l'impression éprouvée la veille devant ce tableau. Mais je n'y arrivai qu'à moitié : même sur le côté je reconnaissais constamment les objets et il manquait la fine lumière du crépuscule. Maintenant j'étais fixé, l'objet nuisait à mes tableaux. »
Ce récit décrit une révélation. Il manifeste aussi la stupeur de l'artiste et sa plongée dans un autre univers, dont il cherche à retrouver la splendeur. La conscience d'une coupure épistémologique prévaut ici sur le désir d'affirmer une continuité que Kandinsky revendique par ailleurs. Cette seconde manière d'envisager l'abstraction s'inscrit dans le cadre de la pensée avant-gardiste, où la rupture avec le passé joue un rôle éminent, et elle s'accorde avec l'opinion commune : l'émergence de l'abstraction ne manifeste nullement qu'un pas supplémentaire sur la route du progrès a été effectué, mais qu'un pas de côté ouvre à l'art un chemin vers des terres inconnues, ou le précipite dans l'ornière.
Devant le Carré noir présenté par Malévitch à la fin de 1915 dans l'exposition0,10 (Petrograd), le critique d'art Alexandre Benois écrit : « Ce n'est plus le futurisme que nous avons à présent devant nous, mais la nouvelle icône du carré. Tout ce que nous avions de saint et de sacré, tout ce que nous aimions et qui était notre raison de vivre a disparu. » Le peintre, quant à lui, oppose à l'ancien art d'imitation, « des morceaux de la nature pendus aux crochets de vos murs », la surface picturale « plus vivante que tout visage où sont fourrés une paire d'yeux et un sourire ». Fondateur d'un mouvement qui fera date, il affirme : « Je me suis transfiguré dans le zéro des formes et je suis allé au-delà du zéro vers la création, c'est-à-dire vers le suprématisme, vers le nouveau réalisme pictural, vers la création non figurative. Le suprématisme est le début d'une nouvelle culture : le sauvage est vaincu comme le singe. [...] Le carré noir est un enfant royal plein de vie. C'est le premier pas de la création pure en art. » La rupture n'est pas seulement affichée mais revendiquée.
La comparaison avec la musique s'impose au premier rang des arguments déployés pour expliquer l'innovation et convaincre les détracteurs de l'art abstrait. Dans son plaidoyer pour la peinture cubiste, qui sera considérée comme la dernière et indispensable étape avant l'abstraction proprement dite, Apollinaire prédit : « On s'achemine ainsi vers un art entièrement nouveau, qui sera à la peinture, telle qu'on l'avait envisagée jusqu'ici, ce que la musique est à la littérature. » Bien entendu, chacun sait que la musique est rarement un art d'imitation, et le poète n'a aucune difficulté à en convaincre son lecteur : « L'amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d'un ordre différent de la joie qu'il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure d'un ruisseau, le fracas d'un torrent, le sifflement du vent dans une forêt,ou les harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l'esthétique. » La doctrine de l'imitation avait conforté l'autorité du parallèle entre la poésie – peinture parlante – et la peinture – poésie muette. Avec la peinture abstraite, les organisations non référentielles d'éléments plastiques, lignes, valeurs, couleurs, textures, etc., trouvent dans la musique à la fois un modèle et une alliée : à l'antique ut pictura poesis se substitue le moderne ut pictura musica. Ce changement de paradigme contribue à accréditer l'idée que l'art abstrait constitue bel et bien une rupture majeure avec la tradition.
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Écrit par
- Denys RIOUT : professeur d'histoire de l'art à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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