ABSTRAIT ART
Abstraction, monochromie et fin de l'art
La réduction moderniste conduit la peinture à la stricte monochromie, et on s'est demandé s'il s'agissait encore là d'art abstrait. Dans son journal, Yves Klein répond par la négative : il s'avoue « heureux de ne pas être un peintre abstrait ». Le premier tableau qu'il soumit à l'approbation du monde de l'art ne fut pas acceptée au Salon des réalités nouvelles de 1955. Les membres du comité d'organisation de ce salon exclusivement dévolu à l'art abstrait répugnaient en effet à considérer l'œuvre comme un tableau, ou du moins comme un tableau achevé, complet. Si Klein avait consenti à ajouter au « fond » orange une forme – un point, une ligne ou encore une tache d'une autre couleur, peu importait –, le comité aurait accepté cette Expression de l'univers de la couleur mine orange, qui restait cependant datée en noiret signée par les initiales Y. K. disposées en monogramme. Par la suite, Yves Klein supprimera date et signature de la surface tout unie du tableau.
Le refus opposé au jeune artiste n'était nullement immotivé. En 1955, la peinture abstraite jouissait d'une tradition et d'une légitimité. Inscrite dans le droit fil du long procès d'autonomisation de l'art, elle ne contrevenait pas à la définition de toute peinture donnée naguère par Maurice Denis, et qui fut longtemps une référence majeure pour les défenseurs de l'abstraction : « Se rappeler qu'un tableau – avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » L'importance du sujet avait pu être remise en cause, mais la nécessaire diversité des couleurs, leur indispensable pluralité, restait constamment affirmée.
Lors de l'exposition dite du Vide (galerie Iris Clert, Paris, 1958), Klein prétend manifester directement, sans recourir à l'artifice du tableau, la « sensibilité picturale immatérielle ». L'immatérialisation du bleu le conduit au-delà de la peinture et même, dit-il, « au-delà de la problématique de l'art ». La fin de l'art connaît d'autres versions, au cours du siècle, toutes liées à l'abstraction. En 1918, les œuvres blanches de Malévitch projettent le suprématisme aux confins du visible. Peu après, le peintre suit la logique historiciste mise en place par Hegel : il envisage de substituer la plume acérée au pinceau ébouriffé, car « la peinture a depuis longtemps fait son temps et le peintre lui-même est un préjugé du passé ». Cet abandon fut provisoire. Mais Malévitch n'a jamais cessé d'écrire. Mondrian se situe dans une perspective différente mais qui aboutit, elle aussi, à la fin de l'art. Ascète, il ne se détourne pas de la vie. Il appelle au contraire de ses vœux l'avènement d'un monde nouveau, toujours différé, et auquel il travaille néanmoins sans relâche : « L'art est seulement un succédané, et il existera aussi longtemps que sera insuffisante la beauté de la vie. Il disparaîtra au fur et à mesure que la vie gagnera en équilibre. Aujourd'hui, l'art est encore de la plus grande importance parce que, libéré des conceptions individuelles, il montre plastiquement d'une façon directe les lois de l'équilibre. »
Les Ultimate Paintings de Reinhardt, toutes identiques, carrés au format constant divisés en neuf carrés égaux, si sombres qu'ils ne sont guère perceptibles, présentent la dernière formulation majeure de la peinture conduite à sa fin par l'abstraction. Reinhardt coupe résolument l'œuvre de ce qui n'est pas elle. Ni signe, ni symbole, encore moins expression de l'artiste, l'« art-en-tant-qu'art » (Art-as-Art) se[...]
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Écrit par
- Denys RIOUT : professeur d'histoire de l'art à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Classification
Médias
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