ABSTRAIT ART
Peindre la peinture
Le succès du formalisme, qui considère la pratique artistique comme une activité réflexive, et la menace d'une vacuité monochromatique ont conduit artistes et critiques à envisager prioritairement les œuvres comme un discours sur l'art dont elles relèvent. Ce mode d'appréhension reste évidemment plus justifié quand les peintures ou les sculptures ne représentent rien et ne racontent aucune autre histoire que celle de leur propre création. À l'interrogation de leurs aînés sur le sujet – « Quoi peindre ; » – des artistes qui commencent à se manifester dans les années 1960 ont substitué une autre question : « Comment peindre ; »
La réponse qu'ils proposent, en peinture, s'inscrit dans le cadre d'une esthétique sensualiste. Comme Brice Marden ou Robert Ryman, la plupart de ces artistes ne considèrent plus le monochrome comme un terminus ad quem, mais comme une plate-forme de départ. Les peintures blanches de Ryman, par exemple, aiguisent nos regards. Elles invitent aux plaisirs d'une délectation dans laquelle la réflexivité n'a plus que des vertus apéritives. La sévérité de bon aloi de ses œuvres paraît être le tribut payé à leur insertion historique pour pouvoir répondre au vœu de Matisse, qui rêvait d'« un art d'équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant ». Autoréférentielles et analytiques, les peintures de Ryman relèvent néanmoins de l'hédonisme : la peinture picturante ouvre ici l'esprit au bonheur de voir.
Selon Naomi Spector (Macula, no 3-4), cependant, un « changement radical » est intervenu dans le dessein de l'artiste, à partir de 1965 : « Désormais son travail concerne la nature de la peinture : celle-ci est tout ensemble la forme et le contenu des tableaux. Ils ne tirent plus leur sens que de la peinture, de son support, de l'histoire de son procès d'application. Il s'agit de peindre la peinture (to paint the paint). » Dans cette perspective, chaque tableau résulte d'une invention fabricatrice jubilatoire, que le spectateur doit comprendre pour en jouir : « “Voir” consiste à identifier le “faire”. » Au début des années 1970, la critique d'art se transforme souvent en ethnographie des pratiques d'atelier, et les artistes, experts en la matière, encouragent volontiers cette approche descriptive qui suspend le jugement de goût.
Claude Lévi-Strauss avait condamné par avance ce mode de compréhension. Dans une note de La Science du concret, il épingle ainsi l'abstraction : « La peinture non figurative adopte des “manières” en guise de “sujets” ; elle prétend donner une représentation concrète des conditions formelles de toute peinture. Il en résulte paradoxalement que la peinture non figurative ne crée pas, comme elle le croit, des œuvres aussi réelles – sinon plus – que les objets du monde physique, mais des imitations réalistes de modèles non existants. C'est une école de peinture académique, où chaque artiste s'évertue à représenter la manière dont il exécuterait ses tableaux si d'aventure il en peignait. » Lévi-Strauss vilipendait encore l'abstraction pour une autre raison : elle favoriserait la perte des valeurs liées au métier, réputé plus difficile et exigeant quand il reste stimulé par les difficultés propres à l'imitation. À l'inverse, on peut soutenir que l'abstraction a libéré l'invention formelle et qu'elle a corrélativement favorisé l'essor d'une inventivité technique sans précédent.
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Écrit par
- Denys RIOUT : professeur d'histoire de l'art à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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Médias
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