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ART (Aspects culturels) L'objet culturel

Le prétendu réalisme de Giotto

La difficulté n'est pas moindre dans notre société occidentale, donnée pour tributaire d'un progrès continu qui l'aurait conduite à la maîtrise scientifique et technique actuelle. Aussi convient-il de s'arrêter au cas de Giotto qui est, sans doute, à la fin du Moyen Âge, le premier peintre de la modernité. Alors que les règles sur lesquelles reposait l'art byzantin perdaient de leur empire, l'activité de Giotto le classe parmi les plus grands inventeurs de formes. Ses contemporains ne s'y trompèrent pas. Si Dante lui lance, à travers les éloges, quelques fléchettes empoisonnées, Boccace remarque notamment : « Il eut un si grand génie que la nature, mère de toutes choses et toujours active, dans le mouvement continuel des cieux, ne peut rien produire qu'avec son stylet, sa plume ou son pinceau, il ne peigne semblable à elle et même identique, si bien que souvent les hommes se trompent à voir les choses qu'il fait, prenant pour vrai ce qui est peint. » Cela n'est pas sans rappeler l'anecdote antique des raisins dont le peintre Zeuxis avait donné une image à ce point véridique que les oiseaux, induits en erreur, cherchaient à les picorer.

Plus perspicace, un siècle plus tard, Cennino Cennini dira de Giotto : « Il a changé l'art de peindre du grec en latin. » L'écueil, en effet, est l'idée du prétendu réalisme de Giotto qui constitue le leitmotiv de la presque totalité des études qui lui sont consacrées. Même Gombrich n'échappe pas à cette règle : « Giotto, explique-t-il, se demandait sans cesse comment se tiendrait un homme, quel geste ferait un homme qui prendrait vraiment part à tel événement, et surtout comment notre œil verrait telle attitude ou tel geste. » Puis il ajoute : « Renonçant à toute écriture conventionnelle, il était maintenant capable de créer l'illusion comme si l'épisode sacré se déroulait vraiment devant nos yeux. » Le réalisme est accepté comme une acquisition décisive. À partir de là, chaque siècle et chaque peintre apporteront leur contribution : la perspective linéaire, les couleurs à l'huile, la finesse de l'analyse psychologique, etc., pour la plus grande gloire de l'art d'Occident. On aperçoit aussitôt l'ampleur du danger ; non seulement la peinture, jusqu'à la regrettable décadence moderne, suivrait une progression constante, mais elle se réduirait à l'amélioration des techniques d'imitation du monde visible.

<it>Monsieur Bertin</it>, J. D. A. Ingres - crédits : G. Dagli orti/ De Agostini/ Getty Images

Monsieur Bertin, J. D. A. Ingres

Poursuivant ses explications, Gombrich montre encore que « le portrait, tel que nous le concevons, n'existait pas au Moyen Âge ». En particulier, l'idée de faire poser un modèle était tout à fait étrangère aux artistes médiévaux et, dans la mesure où les gestes et les attitudes des hommes l'intéressent, c'est Giotto dont on nous dit que, sur ce point également, il marque un commencement. Mais de quel portrait est-il question et comment le concevoir ? La ressemblance n'est rien en peinture ; on peut représenter un personnage quelconque dans n'importe quel style, impressionniste, archaïque, romantique, classique, cubiste, on peut en faire tour à tour une somptueuse colonne – comme Piero della Francesca – ou une racine, jamais ses traits ne cessent d'être identifiables ; seule compte la forme, c'est-à-dire la pertinence avec laquelle la peinture inscrit la réalité dans le déroulement du temps. Ce n'est pas le portrait de Gertrude Stein par Picasso que Gombrich a en vue, ni même celui, équestre, de Guidoriccio da Fogliano au Palazzo pubblico de Sienne, mais bien celui de Monsieur Bertin ! Nous retombons dans l'ornière positiviste et sur le plan méthodologique, cette fois, puisque la copie du réel, dont déjà on faisait la norme lorsqu'il s'agissait de la facture des œuvres, devient ici le critère permettant[...]

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<it>Le Déjeuner des canotiers</it>, A. Renoir - crédits :  Bridgeman Images

Le Déjeuner des canotiers, A. Renoir

<it>La Gare Saint-Lazare</it>, C. Monet - crédits : Universal History Archive/ Universal Images Group/ Getty Images

La Gare Saint-Lazare, C. Monet

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